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entretiens
Cyril Atanassoff - Souvenirs d'Yvette Chauviré

24 octobre 2016 : Cyril Atanassoff, dernier partenaire d'Yvette Chauviré


Yvette Chauviré, légende de la danse française et mondiale, s'est éteinte le 19 octobre 2016, à l'âge de 99 ans. Qui de plus légitime qu'une autre figure de légende du ballet français pour évoquer la mémoire de la grande artiste? C'est son ultime partenaire, Cyril Atanassoff, aux côtés de qui elle fit ses adieux à la scène le 20 novembre 1972 dans Giselle, qui a accepté de partager ses souvenirs avec nous.


 

Vous avez été le dernier partenaire d'Yvette Chauviré. Que vous inspire d'emblée la disparition de cette grande figure de la danse?

Les Français ont la mémoire courte. On en discutait hier encore avec Pierre Lacotte. C'est incroyable que les médias n'aient pas porté davantage d'attention à la disparition d'Yvette Chauviré. Quand on voit de qui l'on parle et ce que l'on a dans la presse... On nous rebat les oreilles à propos de telle ou telle star à la mode, et là, une femme de la stature d'Yvette Chauviré disparaît, elle qui fut l'un des piliers de l'Opéra et l'une de nos plus grandes danseuses, connue dans le monde entier, et on en parle à peine... Mais c'est le reflet de ce qu'est devenue la France. A côté de ça, en Russie, Vladimir Vassiliev, quand il a appris la nouvelle, m'a appelé dans l'heure. Il était très affecté.


Quel fut votre premier contact avec Yvette Chauviré
?

J'étais un jeune danseur étoile, et je venais de danser ma première Giselle, avec Lyane Daydé pour partenaire. C'était en 1965. Ce n'était pas à l'Opéra, mais au Théâtre de l'Alhambra, qui n'existe plus aujourd'hui. On avait donné cette Giselle avec une compagnie qui s'appelait le Grand Ballet Classique de France, dirigée par l'imprésario Claude Giraud, époux de Lyane Daydée. Certaines représentations devaient aussi avoir lieu à Rouen, au Théâtre des Arts. Lyane Daydée alternait avec Yvette Chauviré dans le rôle-titre. Suite à une défection, Yvette Chauviré s'est retrouvée sans partenaire. Elle voulait travailler avec un danseur sûr, possédant une certaine expérience, pas avec un débutant qu'elle aurait dû former. Sachant cela, Lyane Daydé m'a un peu « pistonné », autrement dit recommandé, auprès d'elle. Mes premiers pas dans Giselle aux côtés d'Yvette Chauviré ont donc eu lieu au Théâtre des Arts de Rouen. Ensuite seulement, j'ai dansé le ballet avec elle à l'Opéra de Paris. Nous avons aussi dansé ensemble le Grand Pas classique, de Victor Gsovsky, qu'elle avait créé avec Wladimir Skouratoff. Bien plus tard, elle a tenu une conférence « dansée » à l'Opéra Bastille, dans laquelle elle montrait la chorégraphie de Giselle, avec la participation de Clairemarie Osta et Benjamin Pech. Elle était toujours aussi extraordinaire.

Yvette Chauviré


Qu'avez-vous ressenti la première fois que vous vous êtes retrouvé partenaire d'Yvette Chauviré
?

Vous savez, quand vous êtes un jeune danseur, et qu'on vous dit que vous allez danser avec la Chauviré... En fait, je n'ai pas gardé un souvenir très précis des représentations de Giselle au Théâtre des Arts de Rouen, même si cela s'était bien passé. Le souvenir le plus marquant pour moi, ce fut lorsque nous avons remonté Les Mirages de Serge Lifar, en 1966 je crois. Les circonstances étaient très particulières. Il n'y avait plus personne à l'Opéra en mesure de transmettre le rôle du Jeune homme [rôle masculin principal du ballet, ndlr.]. Ce pauvre Michel Renault, qui l'avait créé en 1947, était alors plus ou moins interdit de séjour au Palais Garnier. Avec Lyane Daydée, il avait intenté un procès à l'Opéra de Paris pour licenciement abusif, procès qu'il avait gagné, et donc, la direction lui en voulait beaucoup. Il en était de même pour Serge Lifar, lui aussi persona non grata. Lifar m'avait dit alors : «si tu veux, je te fais travailler en dehors de l'Opéra, mais en aucun cas à l'Opéra». En fait, il ne se souvenait plus vraiment de sa propre chorégraphie. Flemming Flindt, qui avait lui aussi dansé Les Mirages, était parti à Copenhague, et n'était pas disponible. Il ne restait donc plus grand monde pour faire travailler la pièce, et c'est grâce à Léone Mail, sa répétitrice, et à Yvette Chauviré, que nous avons pu reconstituer Les Mirages. Il y avait bien quelques fragments de films 8mm tournés par Léone Mail, mais il manquait tout de même une partie de la chorégraphie. Et c'est Yvette Chauviré qui m'a ainsi tout appris. C'est avec elle vraiment qu'on a pu re-créer les Mirages.

Chauviré, c'était d'abord une grande artiste, une grande interprète, même si, évidemment, elle avait des bras formidables, un dos extraordinaire... C'était quelqu'un qui interprétait ses rôles, que ce soit dans Les Mirages ou dans Giselle. Après le gala qui avait été donné en 1998 à l'Opéra, à l'occasion de son quatre-vingtième anniversaire, j'avais été interviewé par Eve Ruggieri. Je lui avais dit : «pour moi, Yvette Chauviré, c'est la Reine Christine, c'est Greta Garbo. Il y a d'ailleurs beaucoup de ressemblance». Quand elle me faisait travailler le rôle du Prince Albert [Albrecht, Giselle, ndlr], elle me faisait toujours penser à ce film avec Garbo. Garbo y campait une femme dissimulée sous un costume masculin. Et quand Chauviré me montrait les déplacements, les cheminements sur scène du Prince Albert – d'une manière extraordinaire -, je voyais littéralement Greta Garbo dans La Reine Christine.

Yvette Chauviré et Maïa Plisseteskaïa


Quelle version de Giselle dansiez-vous lors de cette première fois?

C'était la version de Lifar. Chauviré avait elle aussi remonté une Giselle, celle de Gert Reinholm, qui était à l'époque directeur du ballet de la Deutsche Oper de Berlin. Je suis allé, à la demande de Chauviré, plusieurs fois à Berlin pour danser sa Giselle. Elle avait notamment voulu que je sois le partenaire d'Eva Evdokimova, alors toute jeune étoile, pour ses débuts dans le rôle-titre. Il me semble d'ailleurs que cette version «Chauviré» de Giselle figure toujours au répertoire du ballet de la Scala de Milan.

Quand Michel Descombey est devenu directeur du Ballet de l'Opéra de Paris, en 1962, il a réintégré, dans Giselle, le pas de deux des Vendangeurs, qui est ensuite devenu un pas de dix dans la version Alonso. Mais dans ses grandes lignes, la chorégraphie de Giselle ne varie pas tant que cela d'une version à l'autre. Il y a le poids de la tradition, et l'on ne peut pas vraiment faire autre chose. Néanmoins, Descombey voulait quelque chose d'un peu nouveau, et il avait confié à Yvette Chauviré la réalisation du second acte de Giselle. C'était une splendeur. Je me souviens que Claude, mon ex-épouse, qui était à l'époque dans le corps de ballet, était émerveillée. Chauviré avait une façon particulière de montrer les personnages : Giselle, Myrtha, les deux grandes Wilis... Cette version a tenu l'affiche assez longtemps. Mais quand John Taras a succédé à Descombey [en 1969 ndlr], ça a changé. Je connaissais déjà assez bien Taras, qui allait remplacer Reinholm à la Deutsche Oper. Yvette Chauviré l'avait invité à déjeuner pour essayer de savoir s'il allait conserver «sa» Giselle. Il ne lui a rien dit, mais finalement, il a voulu refaire une mise en scène. Ça a été une grosse déception pour Yvette. Et ce deuxième acte remonté par Chauviré a donc disparu. Mais c'est tout de même cette version que nous avons dansée pour ses adieux. Après, d'autres versions se sont succédé à l'Opéra de Paris : celle de Patrice Bart, bien sûr, et aussi celle d'Alicia Alonso, qui était excellente. J'étais même parti à La Havane pour la danser avec elle. C'est Youli Algaroff qui m'avait recommandé pour être son partenaire. Alonso voulait «tester» la chorégraphie chez elle, à Cuba, avant de la monter à Paris. Ça s'est très bien passé, et après, j'ai dansé cette version à Paris, notamment avec Josefina Méndez [étoile du Ballet National de Cuba, ndlr.], qui avait été invitée en France pour faire Giselle. C'était vraiment une très belle version et j'avoue que je ne comprends pas pourquoi, chaque fois qu'il y a un changement de direction, on veut changer tout ce qui a été fait auparavant. Comme cela, on jette aux oubliettes des choses magnifiques.

Chauviré


En-dehors de Giselle, quels sont les ouvrages les plus marquants que vous avez dansés avec Yvette Chauviré?

Les Mirages. Indiscutablement. Malheureusement, c'est une œuvre qui n'est pas donnée très souvent. Elle a tout de même été remontée encore du vivant de Lifar et de Michel Renault [cf. supra, ndlr]. Lorsque je l'ai reprise avec Chauviré, Michel Renault m'a dit qu'il y avait des petites différences avec la création, mais il m'a laissé faire.


Lorsque Les Mirages a été donné à l'Opéra de Paris en 2006, a-t-on fait appel à vous ou à Yvette Chauviré?

Non, on ne m'a rien demandé. A propos des Mirages, je me souviens que le ballet avait été mis à l'affiche de l'Opéra de Lille, à l'initiative de Willy Cerullo, qui était maître de ballet là-bas. Nous avions été invités, Yvette et moi, pour une représentation. Après le spectacle, il y a eu un dîner assez mémorable, en présence de Lifar et de Henri Sauguet, le compositeur. Il ne manquait que Cassandre, qui avait dessiné les décors. C'est dommage qu'il n'y ait pas eu de caméras de télévision pour immortaliser cette soirée. Lifar parlait beaucoup, et racontait des anecdotes sur la première. Et régulièrement, Sauguet lui donnait une tape sur l'épaule et lui glissait à l'oreille : «mais non Serge, ce n'est pas comme cela que ça s'est passé!».

Serge Lifar a toujours vénéré Yvette Chauviré. Elle avait pris sa défense lors de son procès en épuration, en 1945, et il lui en était reconnaissant. Mais elle a toujours été aussi l'une de ses interprètes privilégiées. L'une de ses autres égéries était Liane Daydé, à qui il avait donné le rôle d'Aricie dans Phèdre, alors qu'elle n'avait que quatorze ans. Lifar était un visionnaire, il avait l’œil pour identifier ceux qui avaient du talent. Il faut dire que le corps de ballet, dans l'immédiat avant-guerre et dans l'immédiat après-guerre, n'avait absolument pas le niveau de qualité qu'il a maintenant. Il comptait une cinquantaine de personnes, qui n'avaient ni les capacités, ni les moyens d'aujourd'hui. Des personnalités telles que Chauviré se distinguaient d'autant plus.

Un jour, Yvette Chauviré m'avait invité à l'accompagner à l’Élysée, pour une remise de décoration. Il s'agissait d'une promotion de la Légion d'honneur, dans laquelle il y avait aussi Michèle Morgan et Charles Trenet. J'étais dans un petit salon avec Yvette Chauviré. Soudain, le Président de la République [Jacques Chirac, ndlr] entre, et je l'entends encore s'exclamer : «Ah! Je vais faire un câlin avec Yvette»! Il s'assoit à côté d'elle, et elle lui dit : «Monsieur le Président, j'aimerais vous présenter mon dernier partenaire, Cyril Atanassoff». «Ah bon!». La réaction d'Yvette Chauviré était incroyable : c'était elle qu'on honorait ce jour-là, moi je n'avais qu'une importance secondaire. J'étais son partenaire, c'est un fait, mais la personne la plus importante, c'était elle. Et pourtant, elle a eu ce réflexe de gentillesse envers moi pour me présenter au Président. D'ailleurs, ensuite, je me suis un peu entretenu avec lui, étant donné que j'étais un amoureux fervent de sa Corrèze. J'y avais appris à pêcher la truite dans les années 1968-1969. [Jacques Chirac] m'a regardé et m'a dit : «Alors, comme ça, vous êtes un pêcheur de truite?» - «Oui, Monsieur le Président!». Nous avons échangé quelques souvenirs, nous connaissions tous deux le curé de Tarnac, Georges Blaise [? orthographe incertaine, ndrl]...

Je me rappelle aussi de spectacles que nous donnions au Palais de l’Élysée. Il y avait une toute petite scène, dont le Général De Gaulle se servait pour y tenir ses conférences de presse. Avec Yvette, nous y avons absolument tout dansé. Tout le corps diplomatique était présent à ces représentations, et à la fin, nous nous mettions en rang devant la scène et le Général De Gaulle venait nous féliciter et nous remercier. Il y avait aussi des ministres : Jacques Chaban-Delmas, Maurice Couve de Murville... Le chef du protocole annonçait les noms des invités, au fur et à mesure de leur arrivée, mais De Gaulle allait directement vers Yvette Chauviré. Il lui prenait les mains et s'entretenait avec elle. Il avait une admiration sans bornes pour elle. Cela vous donne une idée de ce que représentait alors cette danseuse en France et dans le monde. C'était vraiment LA star.

Aujourd'hui, le regard s'est un peu détourné de la danse. Il faudrait déjà une grande star, très médiatisée, comme Nouréev, pour que l'Opéra de Paris redevienne une sorte d'épicentre de la danse. Certes, il y a eu Benjamin Millepied, mais c'est quand-même surtout Natalie Portman [son épouse] qui a attiré l'attention. Aujourd'hui, si des danseurs à l'Opéra font sérieusement leur travail, ils assureront leur carrière, ils seront appréciés de leurs professeurs et des balletomanes, mais c'est tout. Pour être reconnu, même par les gens qui ne viendront jamais à l'Opéra de Paris, il faut être un phénomène médiatique, comme Monsieur Nouréev.

Yvette Chauviré


Avez-vous gardé contact avec Yvette Chauviré, après ses adieux «officiels» à la scène en 1972?

Oui bien sûr. Je la voyais souvent. Elle revenait fréquemment à l'Opéra. Rudolf Nouréev l'avait appelée pour faire le rôle de la Reine dans Raymonda. Elle donnait également des cours de style aux danseurs.


Vous avez dansé Raymonda avec Yvette Chauviré en Reine?

Non. J'ai dû faire Abderam en troisième ou quatrième distribution. Je n'étais pas en très bons termes avec Rudolf Nouréev, et je ne me suis jamais retrouvé sur scène en même temps qu'Yvette. En tous cas, dans ce rôle, elle conservait une aura extraordinaire.

Cyrlil Atanassoff


Quand avez-vous vu Yvette Chauviré pour la dernière fois?

Ce fut un peu un regret. Cette maladie dont elle était atteinte... enfin, je ne suis pas médecin.... La dernière fois que je l'ai vue, c'était avec Eriko Arima [pianiste à l'Opéra de Paris, ndlr]. La mère d'Eriko Arima – originaire de Kyoto -, avait demandé à Yvette Chauviré d'être la directrice artistique de son école de danse. L'école organisait fréquemment des spectacles avec des danseurs professionnels invités, japonais ou français. Eriko venait donc très souvent lui rendre visite. Il y a à peu près quatre ans, Eriko et moi avons décidé, d'un commun accord, d'aller voir Yvette Chauviré chez elle . Nous avions prévenu Anne Bergeron [dame de compagnie d'Yvette Chauviré, ndlr] – une femme extraordinaire, qui s'est occupée d'elle jusqu'à la fin. Quand je suis arrivée chez Yvette, j'ai eu un choc. Je pensais qu'en lui parlant, elle allait cligner des yeux, opiner de la tête... Mais elle n'était plus là. Ce n'était plus ma Yvette, ce n'était plus ma Greta Garbo, elle avait les cheveux tout blancs... Je me suis dit, il faut que je garde un bon souvenir d'elle, celui des dialogues que nous avons eus, les moments que nous avons vécus ensemble. Après, je me suis confié à Pierre Lacotte, et finalement, j'ai regretté de ne pas être allé la revoir plusieurs fois. Même si nous, nous avions l'impression qu'elle ne comprenait plus ce qui se passait autour d'elle, qui peut savoir vraiment ce qu'elle ressentait? Peut-être ne pouvait-elle pas réagir par un sourire, par un clignement des yeux, mais peut-être aussi percevait-elle tout de même certaines choses? Je me disais : «retourne voir Yvette, retourne voir Yvette», et je remettais à chaque fois cela au lendemain. Et puis, Claude Bessy m'a téléphoné pour m'annoncer son décès. C'est ainsi. On ne peut pas revenir en arrière. Après, je me suis longuement entretenu avec Anne Bergeron, mais on ne sait pas exactement comment Yvette s'est éteinte. Ses obsèques se feront en tout petit comité, mais une messe devrait être dite à l'église Saint-Roch dans le courant du mois de novembre [information confirmée depuis : le service religieux aura lieu le 21 novembre 2016 à 10h00, ndlr]. Cela en étonnera peut-être certains, mais j'ai toujours pensé qu'Yvette était croyante. Je l'avais invitée pour le baptême de ma fille – qui n'a pas arrêté de pleurer durant toute la cérémonie, à l'église Saint-Roch, justement. Il y avait ensuite une petite réunion privée dans le studio que nous habitions avec mon ex-épouse, et Yvette était venue en compagnie du Père Saint-Estève [?], et elle conversait tout le temps avec lui. C'est pour cela que quand on dit qu'elle n'était pas croyante...  Pour Pierre Lacotte, si, elle était croyante, mais non pratiquante, comme beaucoup de chrétiens.

Cyril Atanassoff et Yvette Chauviré


Que s'est-il passé dans votre esprit quand Claude Bessy vous a annoncé la disparition d'Yvette Chauviré? Vous vous y attendiez?

Je pensais qu'elle était immortelle! Mais cela devait arriver, elle aurait eu cent ans dans quelques mois. C'est en soi déjà assez extraordinaire. Cela faisait plusieurs années qu'elle était très malade, mais elle était entourée d'anges. Elle était déjà parmi les anges. Elle ne paraissait pas souffrir. Elle était radieuse. Je ne me rappelle plus exactement quand j'ai pu avoir une conversation cohérente avec elle pour la dernière fois. C'était peut-être il y a quelques années, lorsqu'elle faisait répéter le Grand Pas classique [Gsovski / Auber] à des danseurs de l'Opéra à l'Amphithéâtre Bastille. Mais je ne saurais plus vous dire précisément quelle fut notre dernière conversation. Sinon, bien sûr, il y avait eu le fameux gala pour son quatre-vingtième anniversaire, au Palais Garnier [10 février 1998, ndlr]. Mais c'était son spectacle, elle était entourée d'un tas de gens, et  je ne lui tenais pas la main! Je n'étais que le spectateur de cet hommage qu'on lui rendait.


Qu'avait-elle de si remarquable, au point de devenir l'une des plus grandes danseuses françaises du vingtième siècle?

C'est difficile à expliquer. C'est un peu magique. La danse, bien sûr, ce sont des moyens physiques : un galbe, des bras, des jambes... mais il n'y a pas que cela. En fait, c'est justement dans les moments où elle n'exécute pas un mouvement que la danseuse est présente ou n'est pas présente. Et Yvette, elle, était toujours là. Qu'elle soit assise sur un trône ou qu'elle fasse des fouettés, elle était là. C'était une harmonie, elle était bien dans l'espace, resplendissante. Voilà, c'est le côté magique d'une grande artiste.

Le plus beau souvenir que je garderai d'elle, c'est la dernière fois qu'elle a dansé La Mort du cygne. C'était à l'Opéra de Paris, en 1972. Il n'y a eu que deux représentations. C'était très émouvant. C'est vrai, Yvette a joué les prolongations. A l'Opéra, elle a dansé jusqu'à l'âge de cinquante-cinq ans. Mais si elle l'a fait, c'est qu'elle le pouvait. Elle pouvait encore danser et interpréter La Mort du cygne. Elle apportait énormément. Il fallait voir cela, quand elle faisait travailler La Mort du cygne à Dominique Khalfouni ou à Monique Loudières! C'était la quintessence, l'incarnation absolue de cette Mort du cygne.


Quelles sont les «filles spirituelles» d'Yvette Chauviré à l'Opéra de Paris?

Question délicate! Dominique Khalfouni, Monique Loudières donc, Noëlla Pontois aussi. Ce sont des danseuses qui ont elles aussi marqué leur époque, mais qui ne sont pas des fac-simile, des «copies» d'Yvette Chauviré. Elles ont reçu d'Yvette une éducation. C'était un peu comme une psychanalyse. Yvette parlait énormément. Elle disait, elle expliquait. C'est elle qui m'a expliqué le rôle du Prince Albert [aujourd'hui rebaptisé Albrecht, ndlr], pourquoi il agit comme ceci ou comme cela... Elle analysait les rôles. C'était peut-être de l'instinct, elle ne faisait pas de recherches, mais elle apportait énormément, non seulement aux danseuses, mais aussi aux danseurs.

Yvette Chauviré, Maïa Plissetskaïa, Liane Daydé, Zusanna Zviaguina


Et donc, elle aurait aussi eu des «héritiers» masculins?

En tout cas, ceux qui ont eu la chance de l'avoir pour partenaire : Attilio Labis, Youli Algaroff... Je me souviens, alors que j'étais encore élève à l’École de danse, d'Algaroff et Chauviré. C'était deux très grands artistes. Un couple, sur scène, représente la vie. Je me souviens aussi – toujours à l’École de danse -, d'une fois où George Skibine avait fait venir Tatiana Gsovsky – épouse de Victor Gsovsky -, qui était alors directrice de l'école de la Deutsche Oper de Berlin. Une femme extraordinaire. Des années plus tard, nous avons déjeuné dans un restaurant français au Kurfürstendamm, à Berlin. Tatiana Gsovsky et Yvette m'avaient invité. J'étais en admiration devant Tatiana, je me remémorais le temps où elle était venue monter La Dame aux camélias [chorégraphie de Tatiana Gsovsky, sur une musique de Henri Sauguet, créée à l'Opéra de Paris en 1960, ndlr], à l'initiative de George Skibine. Encore une pièce aujourd'hui complètement oubliée. Bien des chefs-d’œuvre finissent ainsi. Autre souvenir qui me vient à l'esprit : Les Mirages. J'étais alors débutant, et je faisais l'un des petits Négrillons, celui qui apportait le coffre. Yvette Chauviré dansait l'Ombre. C'était bien avant que je ne fasse le rôle masculin principal [le Jeune-homme, ndlr]! Il y avait aussi La Belle-Hélène, de … John Cranko! Yvette Chauviré et Michel Renault tenaient les rôles principaux. Et nous, les élèves de l’École de danse, faisions les petits Orphéons. Dans la distribution, il y avait aussi Attilio Labis, qui incarnait Achille. Claude Bessy, Micheline Bardin et Jacqueline Rayet, qui faisaient Vénus à tour de rôle, étaient également de la partie. Yvette était resplendissante. Tout comme dans Istar, qu'elle a créé. Fabuleux! C'était une vraie «performance» que Lifar avait imaginée pour elle. Elle y était d'une beauté extraordinaire.

Je suis heureux qu'on parle d'Yvette. Ce qui est bien, c'est d'en parler. Hugues Gall me demandait toujours : «Avez-vous eu des nouvelles d'Yvette? Avez-vous vu Yvette? Bonjour mon cher, avez-vous parlé à Yvette?»... Il aimait beaucoup Yvette, et grâce à lui, du vivant de la danseuse, un studio de répétition au Palais Garnier a été baptisé «RotondeYvette Chauviré». Des générations et des générations de danseurs vont se succéder dans ces lieux : «On répète où? A Zambelli! Et si Zambelli n'est pas libre? Eh bien, on va à Chauviré! Et sinon, on va à la classe A, à la classe B, ou au foyer». Il y a aussi les grands studios Petipa, Nouréev et Balanchine. Mais pour moi, là où on travaillait, c'était Zambelli et Chauviré! Il y aura bien sûr d'autres souvenirs, des documents, des films. Mais faut-il les montrer? Je crois que c'est le mythe qui doit perdurer.



Propos recueillis par Romain Feist


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Entretien réalisé le 24 octobre 2016 - Cyril Atanassoff © 2016, Dansomanie


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