Comment a débuté votre collaboration avec le Bolchoï et
Pathé Live?
Ma
collaboration avec le Bolchoï a débuté en
réalité avant Pathé Live. C'était en 2003
et François Duplat, le producteur de Bel Air Media, faisait son
premier grand
ballet avec le Bolchoï : La Fille du Pharaon. Il m'avait demandé
d'être directeur photo sur cette production. Ce ballet a été ma première
rencontre avec le Bolchoï et ce fut un choc. J'avais rarement vu une compagnie
de danse de ce niveau-là. Par la suite, je suis devenu réalisateur. Le premier
film que j'ai réalisé, c'était Bolt, d'Alexei Ratmansky. Tout de suite
après, on a fait Flammes de Paris, qui était la première retransmission
en direct réalisée avec Pathé Live. A l'époque, ça s'appelait Cielécran et on
ne prévoyait pas encore de faire quelque chose de régulier. C'est à partir de
2010 qu'on a proposé cinq directs par an. Nous entamons donc notre sixième
saison.
Quand
vous avez commencé à réaliser ces directs, aviez-vous une expérience dans le
film de danse?
J'avais
filmé l'Opéra de Paris. J'avais fait plusieurs films avec Roland Petit : Proust
ou Les Intermittences du cœur, Le Rendez-vous... J'avais également
filmé des ballets de Jerome Robbins et travaillé avec Pina Bausch sur Orphée
et Eurydice. J'avais donc cette expérience-là avant de commencer avec le
Bolchoï.
Comment
se prépare, concrètement, une retransmission en direct?
Une
retransmission se prépare assez longtemps à l'avance. Cela occupe à peu près
deux semaines de travail en amont. Ce travail consiste à écrire le film que
l'on va tourner. Il s'agit de préparer le direct, de voir l'ordre dans lequel
le film va être monté, quelle caméra va faire quel plan... Il n'y a aucune
improvisation sur place. Ce n'est pas un match de foot que l'on filme. C'est un
spectacle écrit, prévisible. On prépare donc un story-board, comme pour
un film. La différence, c'est qu'on ne dessine pas, on écrit tous les plans sur
la partition, du premier au dernier. Je prépare ça pendant environ dix jours
avec la scripte. Je lui raconte le film, elle note les plans et on voit quelle
caméra fait quoi.
Pour
L'Age d'Or, comme il va y avoir un DVD, donc une version montée pour la
télévision, je prévois aussi de tourner quelques plans dont je ne me sers pas
pendant le direct, mais que j'utiliserai ensuite au montage pour la version
télé/DVD. La manière de tourner pour la télévision et pour le cinéma n'est pas
tout à fait la même. Au cinéma, sur un grand écran, dans les longs plans un peu
larges, le spectateur peut voir de nombreux détails. L'écran de télévision,
lui, est plus petit et on voit beaucoup moins bien les détails. La dynamique
des plans est donc différente, on n'est pas exactement dans les mêmes rapports
que pour un grand écran de cinéma qui peut faire jusqu'à vingt mètres. Donc
pour la version télé, j'essaye d'adapter les moments.
A
partir de quel matériau travaillez-vous?
Le
matériau de base, c'est toujours le même : un plan large, fixe, du
spectacle, qui a été tourné par le Bolchoï. Ils en enregistrent régulièrement
pour eux-mêmes, pour leurs archives.
Assistez-vous
également aux répétitions des ballets que vous allez filmer?
Si je
peux, oui. Quand je tourne à l'Opéra de Paris, j'essaye d'aller autant que
possible aux répétitions, souvent très longtemps en amont. Cela me permet de
voir pas mal de choses en vrai. Avec le Bolchoï, si j'arrive en avance à
Moscou, je peux voir des répétitions, voire des représentations, qui me
permettent de me rendre compte, avant le direct, de l'énergie du spectacle -
chose que ne me dit pas un plan vidéo -, même si ce qui importe pour moi, c'est
avant tout la chorégraphie. Mais disons qu'avec le Bolchoï, c'est quand même
compliqué et rare. D'abord pour des raisons de coût : il faudrait que je
déplace toute mon équipe une semaine avant à Moscou. Ensuite, le Bolchoï est un
théâtre de répertoire, donc ils ne répètent pas sur la scène les grands ballets
qu'ils dansent toute l'année. L'Age d'or, oui, car ils ne l'ont pas
donné depuis plusieurs années, mais les autres, non. Sinon, c'est possible avec
les créations. Ça m'arrive, dans ce cas-là, de prendre une petite caméra pour
faire des esquisses, des croquis, essayer des choses...
Regardez-vous
les films, quand ils existent, des ballets qui ont déjà été filmés?
Cela
m'arrive. Pour L'Age d'or, il y a une captation faite par le Bolchoï,
mais ce n'est absolument pas écrit, c'est tourné comme un match de foot. Il n'y
a aucune écriture. Or, pour moi, le gros travail est un travail d'adaptation.
Pour La Dame aux camélias, il existait plusieurs films, dont celui de
John Neumeier lui-même. Dans ce cas-là, oui, je regarde. C'est intéressant de
voir certains détails de la chorégraphie autrement qu'en plan large.
Quelles
sont les difficultés d'une réalisation en direct en général?
La
difficulté du direct, évidemment, c'est que tout doit fonctionner. On n'a pas
droit à l'erreur. Mais les difficultés, je pense, sont d'ordre plus
général : elles sont liées à la danse elle-même. La difficulté qu'il y a à
filmer la danse, c'est qu'il n'y a pas de «off» en danse. Dans
l'opéra, on peut filmer un chanteur, puis filmer autre chose et continuer en
«off» à entendre le chanteur chanter. J'ai fait beaucoup d'opéras
en captation et c'est quelque chose qui se pratique couramment. Cette
continuité sonore fait que l'on a aussi plus de liberté pour se promener dans
la mise en scène. La danse est purement visuelle, autrement dit ce qui n'est
pas montré n'existe pas. C'est une grosse contrainte supplémentaire qui n'est
pas inhérente à L'Age d'or, mais à tous les ballets.
Comment
appréhendez-vous plus spécifiquement la réalisation de L'Age d'or?
L'Age
d'Or, ce qui est intéressant, c'est que c'est un ballet narratif. Les ballets
narratifs, ce n'est pas plus facile à faire, mais c'est plus facile à filmer,
car il y a ce fil directeur de la narration qu'il faut essayer de suivre et
dont il faut rendre compte. En tant que spectateur, je trouve qu'il y a
beaucoup de ballets dont l'histoire est très difficilement compréhensible si
l'on n'a pas lu l'argument au préalable. Quand on regarde un film de danse bien
réalisé, l'histoire devient extrêmement lisible. C'est quelque chose que l'on
peut apporter quand on filme la danse : rendre l'histoire beaucoup plus
lisible qu'elle ne le paraît quand on est simple spectateur et qu'on n'est pas
spécialement au courant des choses.
Sollicitez-vous
des conseils de la part de danseurs, chorégraphes ou maîtres de ballet?
Je
travaille depuis des années avec un chorégraphe, ancien danseur, sur presque
tous les ballets que je tourne. Maintenant, je commence à avoir une certaine
familiarité avec le ballet, et je ne lui demande qu'une seule chose. On regarde
le film ensemble en temps réel – ce fameux plan large – et il me raconte
l'histoire. J'avoue que quand je reçois ce plan large, je ne comprends pas
toujours l'histoire. Pour L'Age d'or, personne n'a compris l'histoire à
partir du plan large. Lui en revanche connaît le ballet. Il peut me dire qui fait
quoi. Il comprend le langage de la pantomime classique et même en plan large,
sur de petits détails, il perçoit tout de suite le sens. Une fois que je
connais l'histoire, je peux avancer.
Que
raconte L'Age d'or alors?
C'est
un triangle amoureux très classique, avec, en arrière-plan, un hymne à la
gloire des sportifs et des ouvriers de l'époque soviétique. C'est un peu la
même histoire que Bolt, sauf qu'au lieu de se passer dans une usine, ça
se passe dans un cabaret. C'est d'ailleurs aussi sur la musique de
Chostakovitch. C'est un ballet très jazzy, qui comporte beaucoup de références
au music-hall américain des années cinquante. Dans les grands ballets
classiques, il y a toujours ces passages d'anthologie que constituent les
mouvements du corps de ballet. Dans L'Age d'or, on ne voit pas vraiment
ça. Le ballet relate des histoires de personnes et est vraiment conçu par
Grigorovitch comme une comédie musicale, avec une alternance de jeu entre les
personnages et de danse. Ce côté « comédie musicale » est un vrai fil
directeur et je pense que le ballet va être particulièrement cinématographique.
Le
direct est-il la première prise que vous faites? Filmez-vous une autre
représentation avant?
La
chronologie est importante. Je prépare le film à Paris avec la scripte. Une
fois à Moscou, je transmets les informations à tous les gens qui vont
travailler avec moi, notamment aux caméras. J'ai deux jours complets de travail
avec les cadreurs pour leur montrer, plan par plan, tout ce qu'on va faire. On
fait alors un premier enregistrement, deux ou trois jours avant, d'une
représentation avec la distribution du direct. On répète donc une fois le
découpage prévu. On a ensuite deux jours de travail avec toute l'équipe - les
cadreurs, la scripte... - pour modifier des choses en fonction du premier
enregistrement. Enfin, le jour du direct, on refait un filage dans la journée
pour être sûr que tout fonctionne.

Est-ce
vous qui choisissez l'emplacement des caméras ou êtes-vous contraint par le
théâtre?
Je
dirais que c'est un peu les deux. C'est moi qui en décide dans la mesure du
possible, mais la mesure du possible, dans un théâtre, c'est de ne pas gêner
trop de gens. Je sais que j'ai eu un long combat, il y a des années de cela,
avec l'Opéra de Paris, pour obtenir de mettre des caméras au premier rang, et
je l'ai d'ailleurs remporté. Au Bolchoï, cela a été moins compliqué, mais au
début, on me disait aussi que ça ne se faisait pas, que ça gênait, etc.. Après,
si on veut faire un beau film, on ne peut pas se contenter de caméras au fond
de la salle. Donc les places caméra, c'est moi qui en décide, mais dans une
limite assez contraignante.
La
représentation étant filmée et diffusée en direct, on imagine qu'il y a
forcément une part d'imprévu. Y a-t-il eu des ratés par le passé?
Cela
arrive que des danseurs tombent en direct - cela arrive même aux plus grands -
et cent mille personnes le voient. On ne peut rien y faire, mais quelque part,
c'est un des charmes du direct. Bien sûr, quand on monte un DVD, s'il y en a
un, on utilise la première prise. Quant aux ratés chorégraphiques, ce sont des
professionnels, donc s'il y en a, ça ne se voit pas vraiment, en tout cas, cela
ne relève pas à proprement parler du ratage.
Y
a-t-il des directs que vous jugez, après coup, meilleurs que d'autres, même si
le film dépend étroitement du spectacle lui-même?
C'est
paradoxal. Je ne fais qu'avec ce qui existe sur scène, mais à partir de là, je
considère que c'est une création à part entière. On peut d'ailleurs faire
l'expérience avec La Dame aux camélias, que j'ai tournée au Bolchoï.
Prenez mon film, celui de Neumeier, et celui fait à l'Opéra de Paris :
c'est la même production et ces trois films n'ont pourtant rien à voir. Par
rapport à un réalisateur de fiction, je ne maîtrise évidemment qu'une petite
partie, en l'occurrence le découpage, mais sur cette partie-là, c'est bien une
création à part entière. Dès lors, il y a des ballets dont je suis plus
satisfait que d'autres, mais cela correspond aussi aux ballets les plus variés
sur le plan visuel. Ce sont aussi les ballets qui racontent une histoire. Je
viens de faire un grand ballet de Balanchine au Châtelet [Symphony in C
avec le New York City Ballet]. C'est très beau formellement, mais presque tout
fonctionne en plan large. Comme l’œuvre se joue sur la symétrie du corps de
ballet, c'est un peu une hérésie de resserrer les plans. Sinon, on ne comprend
plus la chorégraphie! Le plan large est très bien pour les amateurs de danse,
mais pour ceux qui ne connaissent pas trop la danse, ça peut être un peu
ennuyeux. Donc plus les ballets sont narratifs, plus les protagonistes ont des
rôles forts, et plus c'est intéressant. La Dame aux camélias ou La
Mégère apprivoisée sont très bien pour ça.
Quelle
est alors la marque personnelle - la spécificité – de vos films de danse?
Ça,
c'est aux spectateurs de le dire! Ce que je reproche aux captations de danse,
c'est que, de manière générale, elles ne respectent pas la continuité de la
chorégraphie. Il y a trop de plans, trop de changements de plan, pour changer
de plan. Très souvent, on n'a pas la continuité dynamique. Un changement de
plan en danse perturbe le spectateur, sauf s'il est bien fait. On ne sait plus
d'où on regarde, qui est où... Moi j'essaye au contraire d'être dans une
continuité visuelle, ce qui implique des plans assez longs et donc une écriture
très complexe pour piloter une caméra sur un plan long avec une seule
répétition. Pour un long-métrage, on fait parfois des plans de cinq ou six
minutes que l'on met quatre ou cinq jours à répéter. Pour un direct, on répète
une fois et on tourne. Cela suppose donc un pilotage des caméras en temps réel
extrêmement précis. J'ai beaucoup appris en travaillant avec Pina Bausch sur Orphée
et Eurydice. Elle m'avait d'ailleurs choisi pour cette raison - « parce
que vous ne coupez pas la danse », m'avait-elle dit. Elle aurait voulu,
dans l'idéal, un seul plan de deux heures. Ce n'était évidemment pas possible,
mais on a travaillé pour faire une chorégraphie avec la caméra dans la
chorégraphie avec des plans très longs. Le plus long durait vingt-six minutes!
Je trouve ça extrêmement intéressant pour la danse : s'efforcer d'être
dans une continuité de plans pour capter toute la dynamique de la chorégraphie.

Les
chorégraphes vivants ont-ils des exigences particulières par rapport à la
manière de filmer? Et les maîtres de ballet?
Les
chorégraphes, oui, les maîtres de ballet, non, ils ne s'en occupent pas. Soit
le chorégraphe est vivant, soit il y a les ayants-droits. Le Robbins Trust et
le Balanchine Trust délèguent plusieurs personnes à chaque fois qu'il y a un
enregistrement vidéo. Grigorovitch, ça ne l'intéresse pas. La vidéo, ce n'est
pas de sa génération. En revanche, Maillot, qui a mon âge, est passionné par la
vidéo, par l'image. On s'est tout de suite très bien entendus! On discute avant
de ce qu'il aime, de ce qu'il n'aime pas, mais comme je suis la chorégraphie,
c'est très rare que je sois en désaccord avec les chorégraphes. Je n'en ai
jamais vu un me demander de faire des gros plans toutes les deux secondes sur
les danseurs! En général, je demande au chorégraphe de faire un premier
enregistrement, je lui montre le travail, on discute à partir de cette première
prise et on fait quelques modifications entre les deux enregistrements.
Quels
rapports entretenez-vous avec la danse en-dehors de la sphère professionnelle?
Je
n'en entretiens pas, enfin pas particulièrement. Je ne suis pas vraiment un
spectateur de danse. J'en vois beaucoup pendant l'année, assez peu en spectacle
vivant, mais en revanche, je regarde pas mal de DVD, des extraits d'autres
productions. Ça, ça m'intéresse beaucoup.
Le
ballet ne vous intéresse donc pas particulièrement en tant que forme?
Ce
qui m'intéresse d'abord, c'est de raconter des histoires pour le cinéma et, à
mon avis, la danse est, de tous les spectacles vivants, le plus adapté. C'est
un art avant tout visuel, qui se prête très bien au film. La danse classique,
avec sa pantomime, c'est un peu le cinéma muet des années 20. Cela fonctionne
beaucoup mieux au film à mon sens que l'opéra ou le théâtre. Je suis aussi
fasciné par les danseurs, par leur travail... Je n'ai pas, au départ, une
grande culture de danse. Quand j'ai commencé de filmer la danse, je n'y
connaissais rien. Mais cela m 'intéresse car il y a dans la danse quelque
chose à transmettre et à traduire.
Que
pensez-vous des autres films de danse? Avez-vous des influences?
Des
influences de films, oui, mais pas de captations. Pour être clair, dans les
captations, je trouve peu de choses satisfaisantes. Cela ne correspond pas à ma
manière de filmer. En revanche, je suis très inspiré par les comédies musicales
américaines. Pour moi, la danse n'a jamais été aussi bien filmée que dans ces
années-là. Je n'ai certes pas les mêmes moyens, j'ai d'autres contraintes, mais
dans l'esprit, je suis très influencé par les grandes comédies musicales.
Je
suis réalisateur de cinéma au départ, pas réalisateur de télévision, et c'est
ma rencontre avec François Duplat qui m'a amené à la captation de spectacles
vivants. Notre chance, c'est que quand on a commencé à faire ça il y a quinze
ans, on a eu pas mal de moyens et d'argent de la part des chaînes de
télévision. Avec François et Bel Air, on a essayé d'apporter une tout autre
manière de filmer le spectacle vivant. Je n'étais pas le seul, il y en a eu
d'autres, mais c'est dans ces années-là que ça s'est fait. Avant, dans le
spectacle vivant - le théâtre ou l'opéra -, le réalisateur voyait la pièce une
fois, il arrivait et il tournait. Pour Orphée et Eurydice, il y a eu un
mois et demi de préparation et quatre semaines de travail avec Pina Bausch. Ce
n'est pas un film de cinéma, certes, mais l'idée, c'est quand même de faire une
adaptation cinématographique du ballet. En ce sens, le terme de
« captation » me va et ne me va pas. On met des tas de choses sous ce
terme : des trucs qui sont faits juste une fois, presque de l'archivage,
et le travail que je peux faire, avec un vrai découpage, qui me laisse une très
grande liberté.
La
technique a-t-elle beaucoup évolué depuis que vous êtes dans le créneau?
Oui,
pas mal. On est passé à la haute définition, bientôt ce sera la très haute
définition. Plus la définition est large, plus on peut élargir les plans et y
« voir » quelque chose. Sur une petite télé, un plan large de ballet,
on ne voit rien du tout. Sur un grand écran plasma, on peut se permettre un
plan beaucoup plus large, qui va permettre de voir des détails. Cela influe sur
la manière de travailler. Mais ce qui a changé, c'est surtout la sensibilité
des caméras. Il y a quinze ans, il y avait un gros travail d'adaptation
lumière. De ce fait, il y avait parfois des frictions avec les créateurs
lumière ou les metteurs en scène. Pour pouvoir rendre à l'image ce qui était
sur scène, on était parfois obligé de changer pas mal de choses au niveau des lumières. Aujourd'hui, avec
l'amélioration de la sensibilité des caméras, on fait peu de modifications par
rapport aux lumières existantes. La définition de l'image a également changé.
Au cinéma, on peut avoir maintenant des plans larges, fixes, qui durent, dans
lesquels, s'ils sont intéressants et bien faits, on peut se promener. C'était
impossible avant à la télévision. Certains films de cinéma ne passaient pas du
tout sur un écran télé pour cette raison. Maintenant, avec les écrans larges, les
vidéo-projecteurs, c'est différent.
Et
dans votre manière de réaliser, y a-t-il eu une évolution?
Oui,
il y a des choses que je ne fais plus. Par exemple, je sais qu'au début,
j'utilisais le fondu-enchaîné entre deux plans. Pas beaucoup, mais de temps en
temps. Pour moi, c'était une manière de raccorder les plans sans perdre la
continuité du mouvement. Au fil du temps, je me suis aperçu que si l'on
trouvait le moment exact du raccord pour changer de plan, on pouvait l'éviter.
Il y a aussi des choses que je ne faisais pas, parce que contraires à la
grammaire cinématographique, comme enchaîner des plans larges. Mais quand on
modifie l'angle – un plan très bas suivi d'un plan très haut –, on peut
parfaitement le faire. Donc voilà, il y a toutes ces choses que je
m'interdisais, parce qu'on nous a appris qu'il ne fallait pas les faire, et
puis un jour, on essaye et on se rend compte que ça marche très bien. Il se
trouve enfin que je travaille depuis dix ans avec la même équipe. On arrive
aujourd'hui à faire des directs, avec une seule répétition, d'un niveau de
détail vraiment bon. La manière de filmer est à peu près la même, mais la
précision des cadres est bien plus grande. Le travail des cadreurs m'épate
vraiment. Ils arrivent à faire, pratiquement du
premier coup, des plans extrêmement complexes, même s'ils n'apparaissant
pas forcément comme tels. Je suis un ancien cadreur moi-même, j'ai fait cela
pendant des années, et leur travail m'impressionne.
Vous
avez filmé plusieurs compagnies de ballet. Le rapport à l'image est-il
différent selon les compagnies?
Non,
cela dépend des artistes. Il y a des danseurs que cela intéresse et d'autres
que ça n'intéresse pas. A l'Opéra, il y a longtemps eu une interdiction de
Brigitte Lefèvre : elle ne voulait pas que les danseurs se voient à
l'image durant le processus de travail. A la fin, ça s'est un peu assoupli et
j'ai pu avoir des échanges avec quelques danseurs intéressés. Au Bolchoï,
Svetlana Zakharova est très soucieuse de tout ça. Parfois, il y des problèmes
de place à l'écran et il m'est arrivé d'aller la voir et de lui demander si, à
tel ou tel moment, il lui était possible, sans évidemment changer la
chorégraphie, d'aller un peu moins à droite ou d'avancer un peu moins. Et on
voyait ça ensemble sur le plateau.
Le
fait d'être filmé change-t-il la manière d'être des danseurs?
Oui!
Bien sûr, il y a le maquillage. Je passe mon temps à me battre contre le
maquillage de théâtre, qui passe très mal au cinéma. On y arrive, mais il faut
revenir à la charge à chaque représentation. Au début, ils n'écoutaient pas
trop, et puis ils se sont vus à l'écran et ils étaient, pour certains,
horrifiés (rires). Les jours de direct, les danseurs du Bolchoï sont vraiment
galvanisés. Je ne les ai jamais vus moins bons que lors de la première
représentation. Jamais. Ils ont toujours été meilleurs. Je ne parle pas des
éventuelles chutes : ça, c'est un accident. Donc on a cessé de s'inquiéter
quand on les trouve un peu fatigués deux jours avant. Ça, je crois, c'est
vraiment la marque des grands artistes.
Y
a-t-il des artistes qui vous ont particulièrement touché ou que vous aimez
particulièrement filmer?
Ce
que je trouve formidable au Bolchoï, c'est qu'il y a quand même une quantité
impressionnante de danseurs extraordinaires. Tous les ans, il y en a des
nouveaux, et à chaque spectacle, j'ai l'impression d'en découvrir que je ne
connaissais pas. C'est donc difficile de répondre, car il y en a énormément.
Kryssanova est en train d'exploser, alors que je ne l'avais pas spécialement
remarquée, mais dans La Mégère apprivoisée, je l'ai trouvée géniale, de
même qu'en Kitri quand on a fait Don Quichotte. Après, cela dépend aussi
des rôles. Artem Ovcharenko est un danseur extrêmement élégant. Vladislav
Lantratov peut être absolument formidable. J'aime aussi beaucoup Nina Kaptsova,
qui va danser dans L'Age d'or, de même que Mikhail Loboukhin, qui a fait
Spartacus. C'est un danseur qui a une palette assez vaste. Je crois que
je suis assez sensible aux danseurs qui sont aussi de bons acteurs. Les jeunes
générations sont très bien pour ça. C'est un peu comme chez les chanteurs
d'opéra.
Comment
se décide le passage d'une retransmission cinéma au format télé/ DVD?
C'est
Bel Air Media qui décide de cela, en accord avec Pathé Live et le Bolchoï. Ce
sont avant tout des histoires de montage financier, les droits télé étant
beaucoup plus élevés. Quand on fait quelque chose pour la télévision, c'est
qu'on veut faire aussi un DVD. On choisit en général des ballets qui n'existent
pas dans le répertoire des DVD. L'Age d'or, ça n'existe pas. Il doit y
avoir une cassette VHS de la BBC qui date des années 80 et c'est tout. Flammes
de Paris, Spartacus, Bolt, La Fille du pharaon, Marco
Spada, ce sont des productions essentiellement Bolchoï. Il n'y a qu'eux qui
les dansent. Après, il y a des histoires de droits, notamment pour les
compositeurs. Pour Chostakovitch, les droits sont extrêmement élevés. Il y a
donc parfois des problèmes de financement. L'idée, quand on sort un DVD, c'est
soit d'avoir la version du Bolchoï, parce que c'est une compagnie de référence,
soit d'avoir un ballet qui n'existe pas encore sur le marché. J'ai filmé Spartacus,
mais on ne l'a pas sorti en DVD, car il existait déjà une production récente,
filmée à l'Opéra de Paris avec Carlos Acosta. On n'allait donc pas ressortir le
ballet, car le marché du DVD de danse n'est pas suffisant. On a sorti Giselle
il y a cinq ou six ans, parce qu'il n'y avait pas de Giselle du Bolchoï
dans une version haute définition. Je l'ai refilmé avec Svetlana Zakharova - ce
qui aurait pu être une raison suffisante pour le sortir -, mais on ne le fera
pas parce qu'il y a déjà trop de Giselle – celle du Bolchoï et les
autres. Don Quichotte [avec Natalia Ossipova et Ivan Vassiliev] a été monté et
est prêt à sortir, mais cela fait des années que cela bloque, je ne sais pas
pourquoi.

Les
directs comportent une part importante de «hors-scène». Êtes vous,
dans ce domaine, contraint par le théâtre?
A
l'Opéra de Paris, on est contraint parce qu'ils ne veulent pas qu'on filme backstage.
La seule fois où ils l'ont fait, c'était pour les adieux d'Aurélie Dupont.
C'était exceptionnel et ils avaient payé pour cela tous les techniciens. Mais
c'est en général hors de prix, donc en gros, on ne peut pas. Au Bolchoï, ils
ont toujours été extrêmement ouverts et coopératifs. On pouvait filmer où on
voulait et quand on voulait. L'année prochaine, on a par exemple décidé de
faire des petits modules sur les corps de métier du Bolchoï, qui seront
diffusés, au fil de l'année, lors des entractes. Ce sera la nouveauté. En
revanche, ce n'est pas moi qui signe ces reportages. Je pense que pour bien
faire ça, il faut parler la langue des gens et je ne parle pas russe. Pour le
reste, j'ai une liberté absolue, sauf que je n'ai rien - ou pas grand-chose - à
filmer en direct : on peut faire un plan de la salle, un plan du foyer
avec les spectateurs qui boivent un coup, et, le plus intéressant au Bolchoï,
même s'il ne se passe pas toujours grand-chose, un plan backstage, avec
le fameux plan large et la caméra fixe, qui montre les danseurs qui
s'échauffent, les changements de décors... C'est un choix personnel :
c'est un peu l’œil qui est dans un coin et qui observe. On peut aussi faire des
petits sujets sur les danseurs – et d'ailleurs, on va le faire -, montrer leurs
répétitions, mais ce ne sera pas un vrai direct. L'idée des retransmissions,
c'est aussi de donner à voir ce qu'il y a autour du ballet, mais en amont.
Pendant les entractes, les danseurs sont dans leurs loges, ils se reposent, ils
se détendent, ils n'ont pas envie d'être embêtés.
Pensez-vous
que ces retransmissions en direct sont une mode passagère ou qu'elles
perdureront?
Je ne
pense pas que ce soit une mode. Ce qui est à la mode, c'est de vouloir tout
filmer, du théâtre, des concerts, du one-man show... Tout ne va pas y
résister, surtout si tout le monde s'y met. Le public n'est pas non plus
illimité. UGC a essayé de faire ça avec l'Opéra de Paris et ça n'a pas marché.
La question est : qu'est-ce qui fait qu'on vient voir les retransmissions
du Bolchoï dans le réseau Pathé? D'abord parce que c'est le Bolchoï. Pathé Live
a le Met et le Bolchoï : une très grande maison d'opéra et une très grand
maison de danse. Avec le Bolchoï, on a choisi les meilleurs ballets du
répertoire, avec les meilleurs danseurs du moment. Il y a ensuite quelque chose
d'un peu exceptionnel dans ces directs : il n'y en a pas toutes les
semaines, il n'y en a que quatre par an. Et il y a aussi, je pense, tout le
soin qu'on y apporte. Le spectateur a droit à un vrai spectacle en salles. Tant
qu'on maintiendra cela, cela marchera.
Propos recueillis par Bénédicte Jarrasse
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