menu - sommaire



entretiens
Danse indienne : rencontre avec Valérie Kanti Fernando

24 janvier 2016 : Valérie Kanti Fernando, danseuse de bharatanatyam




Valérie Kanti Fernando


Après avoir été initiée à Paris à la danse classique indienne bharatanatyam originaire du Sud de l'Inde, Valérie Kanti Fernando s'est perfectionnée dans cet art auprès de son gourou Harikrishna Kalyanasundaram dans le style Thanjavur à l'école Sri Rajarajeswari Bharatha Natya Kala Mandir de Bombay. Elle a donné son premier récital solo («arangetram») en 2014. Elle se produit pour la première fois à Paris au Centre Mandapa en 2015. Elle réside actuellement à Pernes-les-Fontaines près d'Avignon. Nous l'avons rencontrée au lendemain de son récital au Théâtre de l'Étincelle à Avignon.




Qu'est-ce qui vous a attirée initialement dans la danse bharatanatyam?

C'est un peu mystérieux... Les premiers spectacles de danse indienne que j'ai vus, c'était en 2003 à Delhi. J'étais à Delhi parce que j'avais commencé une thèse, que je n'ai pas terminée. Sans rien y connaître, j'avais vu différents spectacles de danses indiennes. Après coup, je suis retournée dans mes papiers, et j'ai constaté que j'avais vu Malavika Sarukkai (bharatanatyam) à propos de laquelle j'avais notée des choses ; cela m'avait beaucoup touchée. J'avais aussi vu Birju Maharaj (kathak). Mais, je ne me disais pas «Je veux faire de la danse indienne».

Et puis, un an plus tard, j'étais à Paris. Cela faisait plusieurs années que j'avais envie de faire de la danse, mais je pensais davantage à la danse contemporaine. J'avais fait beaucoup de gymnastique acrobatique quand j'étais adolescente et j'avais envie d'avoir une pratique physique, mais plus artistique. Certains chorégraphes contemporains me plaisent beaucoup comme Angelin Preljocaj ou Pina Bausch. Je suis allée avec une amie au Centre de danse du Marais. L'été, ils faisaient des pass permettant d'essayer cinq cours différents. J'ai vu qu'ils proposaient de la danse indienne. Je m'intéresse à l'Inde depuis très longtemps. Mon père étant originaire du Sri Lanka, j'ai un petit lien de sang avec la région, mais mes parents ne connaissent pas du tout le monde de la danse ou de la musique classique indienne. Quand j'ai vu que le centre de danse du Marais proposait un cours de danse indienne, je me suis dit : «Je vais essayer!». Le premier cours, avec Manjula, a été une révélation. Dès les premiers frappers de pieds, les premiers adavus [petits enchaînements de base, ndlr] je me suis dit que c'était cela que je cherchais, sans le savoir. J'avais déjà vu cette danse auparavant, mais je ne m'étais jamais dit que c'était cela que je voulais faire. Je n'imaginais même pas qu'on pouvait l'apprendre sur le tard puisque j'avais quand même 28 ans.

Et voilà! C'était le début, puis j'en ai fait de façon hebdomadaire, un cours par semaine, puis deux cours par semaine. Petit à petit, j'ai eu le rêve de me consacrer à la danse, mais comme j'étais déjà un peu âgée, j'avais des doutes : n'était-ce qu'un rêve? était-ce réaliste? est-ce que je devais y croire? Je me posais beaucoup de questions. Cela a duré plusieurs années, jusqu'à ce que je trouve un travail me permettant de partir en Inde : j'ai travaillé en tant que volontaire de solidarité internationale. Moi, je voulais partir à Chennai évidemment, pour la danse! Mais là, c'était à Bombay... [Chennai, anciennement Madras, est la ville où se concentrent beaucoup de gourous de bharatanatyam. Des spectacles de danse y ont lieu très régulièrement, et tout particulièrement aux mois de décembre/janvier, la saison des festivals au cours desquels les plus grands interprètes sont programmés chaque année].

Quand je suis arrivée à Bombay, j'ai cherché un professeur. Je voulais travailler avec un maître de danse indien. En même temps, cela me faisait un peu peur. J'étais très intimidée.

Quels ont été vos professeurs et comment avez-vous rencontré votre gourou Harikrishna Kalyanasundaram ?

En France, j'ai fait trois ans avec Manjula. Ensuite, j'ai commencé des cours au Centre Mandapa avec Vidyà ; j'ai pris des cours avec elle pendant quelques mois et puis je suis partie en Inde en 2008. À Bombay, j'ai cherché sur la base de données Narthaki. Aucun nom ne me disait quoi que ce soit. J'ai fait des recherches sur Internet, mais je ne savais pas trop où aller... Je ne me souviens même plus comment j'ai décidé d'aller voir cette école Sri Rajarajeshwari Bharata Natya Kala Mandir. J'y suis allée une fois, sans appeler, et c'était fermé! Mais quand même, au bout d'un moment, Harikrishna Kalyanasundaram arrive, m'ouvre. On discute. Il était très content de parler de son école, de la lignée des gourous, de son grand-père Guru T. P. Kuppiah Pillai...

Guru Harikrishna Kalyanasundaram
Guru Harikrishna Kalyanasundaram

Le hasard a donc fait que Harikrishna Sir m'a ouvert la porte et j'ai commencé à prendre des cours avec lui. Il se trouve qu'il partait quelques semaines plus tard parce qu'il donne tous les étés des workshops au Canada (à la Sampradaya Dance Academy de Lata Pada) et à Los Angeles (à la Shakti Dance Company de Viji Prakash). Pendant l'été, j'ai pris des cours avec son père Guru Kalyanasundaram et sa mère Mythili. À la rentrée, j'ai recommencé à prendre des cours avec Harikrishna. J'ai bien aimé le contact d'emblée. Il n'est pas évident de rencontrer un guru et que cela se passe bien d'emblée. Cela s'est aussi bien passé au niveau du travail. J'avais une mission d'un an qui a été prolongée. Mon espoir avait d'abord été d'aller à Chennai, mais j'étais tellement contente de mes cours que je n'ai pas eu envie de partir. J'ai aussi vraiment bien accroché avec les chorégraphies que j'avais vues de lui ou dans le style de cette école. Ainsi, j'avais déjà vu Mythili Prakash danser et j'avais adoré : il se trouve que sa mère Viji Prakash était l'élève de Guruji, le père de Harikrishna. J'ai aussi appris que Malavika Sarukkai avait fait son arangetram [premier récital public solo d'une danseuse de bharatanatyam] avec Guruji ; elle est ensuite partie à Chennai, a travaillé avec Rajaratnam et elle a évolué différemment ; mais ils restent quand même très liés, et Malavika est une danseuse qui me fait vivre des choses assez fortes.
Kalyanasundaram (Guruji)
Kalyanasundaram (Guruji)

Pourriez-vous décrire la forme des cours à l'école Sri Rajarajeswari Bharata Natya Kala Mandir à Mumbai ? Par exemple, preniez-vous des cours collectifs ou uniquement des cours particuliers?

C'est une école qui a beaucoup d'élèves. Ils ont plusieurs centres dans Bombay, dont le principal est à Matunga. C'est très familial! Cela se passe dans l'ancien appartement de Govindraj Pillai [le beau-frère de Guruji] qui a fondé l'école avec son épouse Smt. Karunambal en 1945. Il y a trois petites pièces. C'est vraiment tout petit! Pour le moment, ils n'ont pas envie d'agrandir l'école parce qu'ils veulent garder cet esprit de la famille, de l'histoire. Justement, dans la pièce principale, il y a des portraits de tous les ancêtres. J'aime beaucoup ce lieu, mais dès qu'il y a des cours en groupe, il est très difficile de danser. Je n'ai pour ainsi dire eu que des cours particuliers, mais en raison du nombre d'élèves, il est parfois nécessaire de regrouper des cours. Quand on est plusieurs à connaître une chorégraphie, on peut danser ensemble ; sinon, on s'assoit et on regarde l'autre danser et inversement.

On parle souvent de transmission orale, mais n'apprend-on pas aussi beaucoup par communication non verbale, par exemple en imitant ce que font d'autres élèves?

Déjà, avec le guru, on apprend beaucoup par imitation. Je trouve qu'il est très difficile d'analyser cela, surtout sur plusieurs années. L'apprentissage évolue aussi. Au début, on a besoin de beaucoup d'explications. Et moi, particulièrement, j'ai été en demande d'explications, de détails, de précisions sur les gestes. Ce que j'ai apprécié chez mon guru, c'est qu'il est vraiment capable d'expliquer ! Il est très pédagogue et si on ne comprend pas un mouvement d'une manière, il va trouver une autre façon de l'expliquer, surtout pour les rythmes. Certains gurus restent assis et montrent très peu, mais lui montre les mouvements. Il donne beaucoup d'indications, notamment sur le regard, c'est un point sur lequel il insiste beaucoup : où on le place, qu'est-ce qu'on projette?

Harikrishna Sir a été danseur, ce qui est exceptionnel dans les familles de nattuvanars [familles héréditaires de maîtres de danse]. Dans sa famille, je crois que c'est vraiment le premier à avoir dansé lors de spectacles, avec son père dans le rôle du nattuvanar [pendant les spectacles, le maître de danse est le chef d'orchestre : il accompagne très précisément le rythme des pas de danse avec des petits cymbales et prononce des onomatopées rythmiques dans certaines séquences de danse technique, dites aussi «de danse pure»]. Maintenant, il est passé du côté guru. Il ne danse plus en public, ou alors seulement lors de lecture-demonstration, mais en cours, il nous montre, et il danse bien! Ses gestes sont très précis. Il sait très bien ce qu'il veut, et il sait ce qu'il fait.

Je ne l'ai vu qu'en photographie, mais il a côté assez lumineux!

Oui, il a un regard très lumineux. C'est quelqu'un de passionné. Toute sa vie est dans la danse, et cela, il le transmet complètement à ses élèves.

Lors de votre spectacle du 23 janvier 2016 en Avignon, par rapport à d'autres styles ou écoles de danse bharatanatyam, il m'a semblé distinguer quelques nuances dans la façon de placer le regard, les mains ou d'utiliser les mudras [les mudras sont des positions des doigts utilisées aussi bien dans la danse technique que dans la danse expressive où elles permettent à l'interprète d'illustrer le sens du poème chanté]. Comment décririez-vous le style de Thanjavur par rapport à d'autres écoles de bharatanatyam?

C'est vraiment une question à laquelle je ne peux pas répondre, parce que j'aurais aussi des difficultés à distinguer les autres styles, à part le style Kalakshetra qui est très particulier et que l'on reconnaît entre mille. Non, pour le moment, il m'est vraiment très difficile d'analyser précisément les différences entre les styles.

Valérie Kanti Fernando
Valérie Kanti Fernando

Pour l'Abhinaya [la partie expressive de la danse], mon gourou souhaite qu'il soit «subtil», mais il n'aime pas employer ce terme parce que parfois, en anglais, en Inde, quand on dit «subtil», cela veut presque dire qu'il n'y en a pas... En tout cas, ce que j'apprécie dans la manière dont on fait de l'Abhinaya, c'est qu'il n'y a pas de côté trop théâtralisé, comme certains danseurs qui vont un petit peu emprunter au kathakali, quelque chose de plus fort...

Surjoué?

C'est un terme un peu négatif ; c'est une forme de théâtre, mais il est vrai que ce n'est pas ce style-là qui va me toucher le plus en tant que spectatrice. Je préfère des choses justement un peu plus subtiles... Après, je ne sais pas si j'y arrive! Mais c'est plutôt vers cela que j'ai envie de tendre. En même temps, quand on fait les démons, on les montre avec de grands yeux aussi!

Valérie Kanti Fernando
Yama, le dieu de la mort, en train d'attaquer le jeune Markandeya (Valérie Kanti Fernando)

Comment est-ce que vous abordez les pièces d'Abhinaya avec ce gourou?

Comme je vous le disais, je suis beaucoup en demande d'explications. Avec mon gourou, c'est ce sur quoi nous nous retrouvons en termes de personnalité et d'aspirations, puisque nous accordons une grande importance à la dimension spirituelle dans notre approche de la danse. Pour les pièces d'Abhinaya, par exemple, j'ai appris un Shabdam sur Krishna que j'aimerais bien danser lors d'un prochain spectacle. [Un Shabdam est une pièce associant délicieusement la danse technique accompagnée d'onomatopées mélodieusement chantées et la narration joyeuse de scènes de la mythologie qui sont le plus souvent associées à Krishna ; ces pièces ont pour ainsi dire disparu du répertoire actuel]. J'ai commencé à apprendre ce Shabdam assez tôt dans mon apprentissage. Au début, je n'accrochais pas du tout : Krishna n'est pas forcément un Dieu qui me parle, à la base. Je l'apprenais, mais je trouvais cela ennuyeux... Du coup, je pense que mon gourou aussi s'ennuyait. J'avais l'impression que la chorégraphie changeait tout le temps, je n'arrivais pas à la mémoriser. Bref, cela ne marchait pas et on l'a plus ou moins abandonné. Ensuite, quand on a décidé de faire l'arangetram et donc d'inclure ce Shabdam au programme, on l'a travaillé plus à fond et il m'a donné aussi l'interprétation spirituelle de différents mythes autour de Krishna et des différentes scènes, parce qu'il y en a plusieurs niveaux de compréhension ou d'interprétation. Le côté littéral de ces mythes ne me parlait pas trop, mais dès qu'il m'en a donné l'interprétation spirituelle, c'était bon, j'avais envie de le danser ! J'étais beaucoup plus dans la peau des personnages et dans les émotions. C'est ce que j'aime dans la relation avec mon guru. Maintenant, il me connaît, donc il sait comment me présenter les choses pour que cela me parle. Il est vrai que je suis une de ses élèves les plus âgées parmi celles qui se destinent à la scène, les autres ayant au plus une vingtaine d'années ; donc avec moi, il a aussi une autre manière de travailler. Au fil du temps, à force de se connaître, on apprend à trouver la bonne manière d'aborder une pièce. Mon gourou est quelqu'un de très flexible ; grâce à son sens de la psychologie, il va toujours s'adapter à la personne à laquelle il parle, dans la vie en général et en particulier en cours avec ses élèves.

Est-ce que votre guru va aussi adapter les chorégraphies à ses différents élèves?

Je ne pense pas véritablement qu'il adapte la chorégraphie ou la composition. Quand il a chorégraphié quelque chose, c'est plus ou moins fixe, mais cela peut évoluer dans le temps par rapport à lui et à sa pensée chorégraphique. Il dit en revanche : «Je ne veux pas avoir dix élèves identiques. Je veux que la personnalité de chaque élève apparaisse». Il va donc laisser certaines choses si on les danse d'une certaine manière particulière ; il ne va pas forcément les corriger parce qu'il ne cherche pas à obtenir des sosies ou des répliques à l'identique d'une même danseuse. De toute façon, chaque danseuse est physiquement différente et dégage quelque chose de propre. Chacune d'entre nous interprète sa chorégraphie différemment et pourtant c'est la même chorégraphie! C'est aussi une chose que j'apprécie beaucoup dans son enseignement.

Certains des rythmes utilisés dans les compositions de votre programme ne sont pas parmi les plus courants dans le répertoire de bharatanatyam, même si ce ne sont pas des raretés, ce n'est pas tous les jours que l'on voit des pièces en Tishra-nadai Adi Tala (24/8) ou Khanda Chapu (5/8)...

Si vous le dites! Je vous avoue que je ne suis pas très calée sur la théorie, en particulier des rythmes.

Le type de cycle rythmique utilisé dans une composition a-t-il une influence sur vos sensations ou votre état d'esprit quand vous dansez? Avez-vous des préférences?

C'est une question un peu difficile... En tout cas, consciemment, je ne peux pas le dire. C'est amusant parce que d'un côté j'adore le rythme à 7 temps [Mishra Chapu], mais d'un autre côté, il n'y en a pas dans mon spectacle! Le Shabdam sur Krishna dont il était question tout-à-l'heure était sur 7 temps. Je pense que j'aime beaucoup le rythme impair.

Quand mon guru fait du Tishra-nadai, c'est-à-dire des subdivisions en triolets, cela me plaît beaucoup aussi. Il a d'abord appris le mridangam [tambour oblong à deux faces utilisé dans la musique carnatique, le style de musique classique du Sud de l'Inde accompagnant la danse bharatanatyam]. En rythme, il est hyper calé! Ce travail sur le rythme est quelque chose que lui et son père ont beaucoup développé. C'est extrêmement complexe. Je ne comprends pas tout, je note des choses, parfois on décortique le rythme, mais c'est à ma demande. Dans l'apprentissage de la danse pure, on apprend les mouvements et les rythmes, mais on n'explique pas forcément la logique qu'il y a derrière.

Je n'ai d'ailleurs pas du tout appris le nattuvangam [il s'agit des petites cymbales ou d'un petit bâton en bois que l'on utilise pour marquer précisément le rythme des pas de danse], et je ne crois pas que ce soit au programme! Je pense qu'il considère que c'est le rôle exclusif du nattuvanar, car c'est un art à part entière, et dans le cadre d'une lignée de nattuvanars, cet art se transmet de génératon en génération, mais peut-être pas aux danseuses. Il est donc dans son rôle de nattuvanar et la danseuse est dans son rôle de danseuse. Je crois que c'est une autre manière de voir le rapport guru-shishya [le mode traditionnel de transmission de la connaissance d'un maître à un élève en Inde].

Pour revenir à votre question sur les différents types de rythmes, je pense qu'inconsciemment, cela doit jouer sur mon état ou ma manière de bouger, mais je ne m'en rends pas vraiment compte.

La plupart des enchaînements de base (adavus) utilisent des rythmes à quatre temps. Est-ce que dans votre école, on vous les fait pratiquer régulièrement ou systématiquement sur des rythmes variés?

Quand j'ai commencé avec mon guru, on a repris les adavus, mais assez rapidement parce que j'avais déjà fait du bharatanatyam. Par contre, quand il organisait des workshops sur plusieurs jours, on reprenait vraiment tout très précisément et effectivement, dans ces workshops, on travaillait les adavus sur différents rythmes.

Vous êtes sans doute la première danseuse qui m'ait fait prendre conscience en tant que spectateur de la notion de phrasé (notamment le fait de remplir parfois le temps musical par un port de bras passant lentement et continûment d'une position à une autre). Dans le travail des adavus en vitesse lente, vous incite-t-on à éprouver le plaisir de cette exploration des mouvements continus de transition entre différentes positions?

On travaille assez peu les adavus en dehors des workshops. On les reprend alors aux trois vitesses (voire plus). En vitesse lente, on va bien les détailler et prendre le temps de faire les mouvements, mais je ne crois pas qu'il nous donne cette consigne par rapport à la couleur à donner au mouvement, hormis peut-être celle de donner plus ou moins de masculinité, de puissance, ou de féminité, de grâce.

Le travail sur l'émotion du geste, le raffinement ou les différentes manières de poser le regard, on le fait davantage quand on travaille sur une chorégraphie. Quand on pratique un enchaînement en tant qu'adavu, cela reste souvent assez simple, mais quand on le reprend dans le cadre d'une chorégraphie, c'est là que l'on va rajouter des regards plus travaillés, une intention, etc.

Dans votre danse, on sent effectivement ce travail assez fin sur les ornements, qui donnent un petit plus par rapport aux mouvements de base et que l'on ne trouve pas toujours chez des danseuses pourtant très expérimentées. Il ne faut pas non plus en faire trop, par exemple, certaines danseuses abusent des mouvements de tête Attami [mouvements latéraux du cou]...

Harikrishna Sir met peu de mouvements Attami, mais c'est peut-être pour les apprécier davantage. C'est vraiment le travail sur le regard qui est essentiel pour lui.

La pièce principale de votre récital suit la structure formelle traditionnelle du Varnam [le Varnam est la pièce centrale, la plus longue, d'un récital ; elle alterne passages rythmiques et passages narratifs ou expressifs], mais le thème sort nettement des sentiers battus puisqu'il n'y est pas question d'un amour spirituel entre une dévote et une divinité. La pièce est résolument narrative et aborde des scènes grandioses de la mythologie associées au dieu Shiva, avec aussi, comme vous l'indiquiez tout-à-l'heure, une interprétation métaphorique. Pourriez-vous nous parler de cette pièce et de vos premières réactions quand vous avez commencé à l'apprendre avec votre maître?

Mon guru m'a demandé une fois quel était mon dieu préféré. J'ai répondu « Shiva » ; c'est toujours mon dieu préféré ! Il m'a dit : «Je vais t'apprendre le Shiva Varnam». Je ne savais pas du tout ce que c'était. Peu après, j'ai vu une de ses autres élèves le danser, et je l'ai beaucoup aimé. Je crois que nous avons commencé par apprendre les jatis [les passages de danse technique accompagnés d'onomatopées rythmiques], puis le sahitya [poème] de la première grande partie... C'est une pièce que j'adore, qui me touche énormément. Je me sens réellement chanceuse de l'avoir apprise ! J'ai mis du temps à l'intégrer, parce que c'était la première fois que j'apprenais un Varnam, donc il me fallait d'abord en comprendre la structure, me repérer, pour l'avoir, presque géographiquement, en tête.

Il s'agissait en quelque sorte d'apprendre la grammaire de cette danse?

Oui, pour cela, il m'a fallu apprendre toute une terminologie (aradi, swaram, sahitya, etc.) et certains aspects théoriques du bharatanatyam.

Le travail de mise en scène est particulièrement travaillé dans cette pièce. (Ainsi, par exemple, dans une scène, il vous faut donner l'illusion que simultanément, les dieux d'un côté et les démons de l'autre, concourent au barattage de la mer de lait...) Pourriez-vous nous parler de cet aspect du travail de votre maître ?

Pour me l'enseigner, il commence par me montrer la scène. Il parle tout le temps de l'apprentissage en plusieurs étapes. Au début, on apprend les mouvements, pour les intégrer. Au fil du temps et du travail, on va affiner, on va utiliser l'espace... J'ai dansé ce Varnam pour mon arangetram, mais on le travaillait dans une toute petite pièce, ce qui est difficile ! Finalement, on l'avait répété dans un temple, dans une grande salle, et là, on avait davantage travaillé sur l'espace.

On travaille d'abord les gestes, ensuite les émotions, puis on raffine l'ensemble, et à la fin, quand on maîtrise déjà ce que l'on doit faire et que l'on est plus à l'aise pour se déplacer, on peut travailler sur l'espace.

Avez-vous eu l'occasion de participer à des chorégraphies de groupe avec d'autres disciples dans laquelle chaque interprète jouerait un ou plusieurs rôles ?

Non. Harikrishna Sir s'intéresse vraiment au bharatanatyam comme spectacle solo. Il considère que c'est là que l'on peut donner le meilleur. Je pense aussi qu'un danseur ou une danseuse doit montrer sa personnalité, ce qui ne fonctionne pas bien en groupe. Ce que je trouve beau dans le spectacle solo, c'est que l'on crée un univers avec ce qu'on est et avec les chorégraphies. Cela dit, dans deux styles différents, j'ai vu plusieurs fois le spectacle d'Alarmel Valli (bharatanatyam) et Madhavi Mudgal (odissi) et je le trouve magnifique. Il met en valeur les deux danseuses et les deux styles. Mais il faut que ce soit bien fait, bien pensé.

En Inde, vous avez surtout dansé avec de la musique jouée en direct, mais lors de vos spectacles en France, vous avez utilisé des musiques enregistrées. Qu'est-ce qui est le plus rassurant pour vous ? Qu'est-ce que vous préférez ?

Pour un spectacle, un show, la musique live est incomparable. Par rapport à l'énergie et à la fatigue que je peux avoir, cela me porte aussi énormément. Il y a une communication, une interaction avec le guru et la chanteuse.

L'intérêt de l'enregistrement, c'est pour travailler les chorégraphies, parce qu'on sait exactement à quel moment on fait ci ou ça, ce qui est plus aléatoire ou fluctuant en live où il y a davantage de risques de rater des choses, notamment en Abhinaya, où peut-être je ne vais pas forcément entendre tel ou tel repère musical. C'est plus difficile : il faut vraiment être connecté au niveau de l'oreille avec le nattuvangam et la chanteuse. Au contraire, avec un enregistrement qu'on connaît, on fait tout le temps la même chose, à peu près... Cela me manque, cette énergie que donne la présence des musiciens, la « voix de mon maître » !

En tant que spectatrice, quels sont les artistes qui vous ont le plus émue ou impressionnée ?

Il y a deux danseuses qui me touchent beaucoup, ce sont Malavika Sarukkai et Priyadarshini Govind. Malavika insiste aussi beaucoup sur le côté spirituel et dévotionnel de la danse, et je trouve qu'elle a de très belles lignes, et une énergie incroyable. J'ai été très heureuse quand j'ai appris qu'elle avait commencé à l'école de Guruji (Kalyanasundaram).

J'adore aussi Priyadarshini, dans un tout autre style. Il y a une très grande subtilité dans son Abhinaya, dans ses expressions... Il y a de l'humain ! En même temps, elle a aussi de très belles pièces dévotionnelles et spirituelles, notamment dans sa dernière collaboration avec le chanteur TM Krishna.

Ce sont deux danseuses que j'aime beaucoup, mais il y a d'autres danseuses, souvent un peu âgées, qui d'un point de vue technique ne peuvent plus tout danser, mais qui sont celles qui m'ont le plus émue, parce qu'on sent la maturité, on sent l'intériorité. Alors que je suis très exigeante avec moi-même, très critique, en tant que spectatrice, ce n'est pas la technique que je regarde, je m'intéresse plutôt à ce que l'interprète dégage... d'impalpable.

Quels conseils donneriez-vous à des danseurs ou danseuses qui souhaiteraient passer plusieurs années en Inde pour apprendre un style de danse classique ?

Trouver le bon guru ! Il faut trouver un guru avec qui on sent une bonne connexion : c'est le plus important. C'est une relation qui est compliquée, du fait notamment des références culturelles différentes. Il y a tout un travail d'adaptation, de compréhension mutuelle. Il faut trouver le guru avec lequel on va pouvoir faire ce travail, et évidemment trouver un style qui nous plaise, dans lequel on se sente bien. C'est le chemin de chacun. Avec mon guru, nous nous sommes fait plusieurs fois la réflexion que la rencontre Guru-shishya n'était pas que le fruit du hasard.

..




Propos recueillis par Joël Riou



Valérie Kanti Fernando
Valérie Kanti Fernando

Le contenu des articles publiés sur www.dansomanie.net et www.forum-dansomanie.net est la propriété exclusive de Dansomanie et de ses rédacteurs respectifs.Toute reproduction intégrale ou partielle non autrorisée par Dansomanie ou ne relevant pas des exceptions prévues par la loi (droit de citation notamment dans le cadre de revues de presse, copie à usage privé), par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. 




Entretien réalisé le 24 janvier 2016 - Valérie Kanti Fernando © 2016, Dansomanie


http://www.forum-dansomanie.net
haut de page