Qu'est-ce qui vous a attirée initialement dans la danse
bharatanatyam?
C'est un peu mystérieux... Les premiers spectacles de danse indienne que
j'ai vus, c'était en 2003 à Delhi. J'étais à Delhi parce que j'avais
commencé une thèse, que je n'ai pas terminée. Sans rien y connaître,
j'avais vu différents spectacles de danses indiennes. Après coup, je suis
retournée dans mes papiers, et j'ai constaté que j'avais vu Malavika
Sarukkai (bharatanatyam) à propos de laquelle j'avais notée des choses ;
cela m'avait beaucoup touchée. J'avais aussi vu Birju Maharaj (kathak).
Mais, je ne me disais pas «Je veux faire de la danse indienne».
Et puis, un an plus tard, j'étais à Paris. Cela faisait plusieurs années
que j'avais envie de faire de la danse, mais je pensais davantage à la
danse contemporaine. J'avais fait beaucoup de gymnastique acrobatique quand
j'étais adolescente et j'avais envie d'avoir une pratique physique, mais
plus artistique. Certains chorégraphes contemporains me plaisent beaucoup
comme Angelin Preljocaj ou Pina Bausch. Je suis allée avec une amie au
Centre de danse du Marais. L'été, ils faisaient des pass
permettant d'essayer cinq cours différents. J'ai vu qu'ils proposaient de
la danse indienne. Je m'intéresse à l'Inde depuis très longtemps. Mon père
étant originaire du Sri Lanka, j'ai un petit lien de sang avec la région,
mais mes parents ne connaissent pas du tout le monde de la danse ou de la
musique classique indienne. Quand j'ai vu que le centre de danse du Marais
proposait un cours de danse indienne, je me suis dit : «Je vais
essayer!». Le premier cours, avec Manjula, a été une révélation. Dès les
premiers frappers de pieds, les premiers adavus [petits enchaînements de base, ndlr] je me suis dit que c'était cela que je cherchais, sans le
savoir. J'avais déjà vu cette danse auparavant, mais je ne m'étais jamais dit
que c'était cela que je voulais faire. Je n'imaginais même pas qu'on
pouvait l'apprendre sur le tard puisque j'avais quand même 28 ans.
Et voilà! C'était le début, puis j'en ai fait de façon hebdomadaire, un
cours par semaine, puis deux cours par semaine. Petit à petit, j'ai eu le
rêve de me consacrer à la danse, mais comme j'étais déjà un peu âgée,
j'avais des doutes : n'était-ce qu'un rêve? était-ce réaliste? est-ce que
je devais y croire? Je me posais beaucoup de questions. Cela a duré
plusieurs années, jusqu'à ce que je trouve un travail me permettant de
partir en Inde : j'ai travaillé en tant que volontaire de solidarité
internationale. Moi, je voulais partir à Chennai évidemment, pour la danse!
Mais là, c'était à Bombay... [Chennai, anciennement Madras, est la
ville où se concentrent beaucoup de gourous de bharatanatyam. Des spectacles
de danse y ont lieu très régulièrement, et tout particulièrement aux mois
de décembre/janvier, la saison des festivals au cours desquels les plus
grands interprètes sont programmés chaque année].
Quand je suis arrivée à Bombay, j'ai cherché un professeur. Je voulais
travailler avec un maître de danse indien. En même temps, cela me faisait
un peu peur. J'étais très intimidée.
Quels ont été vos professeurs et comment avez-vous rencontré
votre gourou Harikrishna Kalyanasundaram ?
En France, j'ai fait trois ans avec Manjula. Ensuite, j'ai commencé des
cours au Centre Mandapa avec Vidyà ; j'ai pris des cours avec elle pendant
quelques mois et puis je suis partie en Inde en 2008. À Bombay, j'ai
cherché sur la base de données Narthaki. Aucun nom ne me disait quoi que ce
soit.
J'ai fait des recherches sur Internet, mais je ne savais pas trop où
aller... Je ne me souviens même plus comment j'ai décidé d'aller voir cette
école Sri Rajarajeshwari Bharata Natya Kala Mandir. J'y suis allée une fois,
sans appeler, et c'était fermé! Mais quand même, au bout d'un moment,
Harikrishna Kalyanasundaram arrive, m'ouvre. On discute. Il était très
content de parler de son école, de la lignée des gourous, de son grand-père
Guru T. P. Kuppiah Pillai...

Guru Harikrishna Kalyanasundaram
Le hasard a donc fait que Harikrishna Sir m'a ouvert la porte et j'ai
commencé à prendre des cours avec lui. Il se trouve qu'il partait quelques
semaines plus tard parce qu'il donne tous les étés des
workshops
au Canada (à la Sampradaya Dance Academy de Lata Pada)
et à Los Angeles (à la Shakti Dance Company de Viji Prakash).
Pendant l'été, j'ai pris des cours avec son père Guru Kalyanasundaram et
sa mère Mythili. À la rentrée, j'ai recommencé à prendre des cours avec
Harikrishna. J'ai bien aimé le contact d'emblée. Il n'est pas évident de
rencontrer un guru et que cela se passe bien d'emblée.
Cela s'est aussi bien passé au niveau du travail. J'avais une mission
d'un
an qui a été prolongée.
Mon espoir avait d'abord été d'aller à Chennai, mais j'étais tellement
contente de mes cours que je n'ai pas eu envie de partir. J'ai
aussi vraiment bien accroché avec les chorégraphies que j'avais vues de
lui ou
dans le style de cette école.
Ainsi, j'avais déjà vu Mythili Prakash danser et j'avais adoré : il se
trouve que sa mère Viji Prakash était l'élève de Guruji, le père de
Harikrishna. J'ai aussi appris que Malavika Sarukkai avait fait son
arangetram [premier récital public solo d'une danseuse de
bharatanatyam] avec Guruji ; elle est ensuite partie à Chennai, a
travaillé avec Rajaratnam et elle a évolué différemment ; mais ils restent
quand même très liés, et Malavika est une danseuse qui me fait vivre
des choses assez fortes.

Kalyanasundaram (Guruji)
Pourriez-vous décrire la forme des cours à l'école Sri
Rajarajeswari Bharata Natya Kala Mandir à Mumbai ? Par exemple,
preniez-vous des cours collectifs ou uniquement des cours
particuliers?
C'est une école qui a beaucoup d'élèves. Ils ont plusieurs centres dans
Bombay, dont le principal est à Matunga. C'est très familial! Cela se
passe dans l'ancien appartement de Govindraj Pillai [le beau-frère de
Guruji] qui a fondé l'école avec son épouse Smt. Karunambal en 1945. Il y a trois petites pièces. C'est
vraiment tout petit! Pour le moment, ils n'ont pas envie d'agrandir
l'école parce qu'ils veulent garder cet esprit de la famille, de
l'histoire. Justement, dans la pièce principale, il y a des portraits de
tous les ancêtres. J'aime beaucoup ce lieu, mais dès qu'il y a des cours en
groupe, il est très difficile de danser. Je n'ai pour ainsi dire eu que des
cours particuliers, mais en raison du nombre d'élèves, il est parfois
nécessaire de regrouper des cours. Quand on est plusieurs à connaître une
chorégraphie, on peut danser ensemble ; sinon, on s'assoit et on regarde
l'autre danser et inversement.
On parle souvent de transmission orale, mais n'apprend-on pas
aussi beaucoup par communication non verbale, par exemple en imitant ce que
font d'autres élèves?
Déjà, avec le guru, on apprend beaucoup par imitation. Je trouve qu'il
est très difficile d'analyser cela, surtout sur plusieurs années.
L'apprentissage évolue aussi. Au début, on a besoin de beaucoup
d'explications. Et moi, particulièrement, j'ai été en demande
d'explications, de détails, de précisions sur les gestes. Ce que j'ai
apprécié chez mon guru, c'est qu'il est vraiment capable d'expliquer ! Il
est très pédagogue et si on ne comprend pas un mouvement d'une manière, il
va trouver une autre façon de l'expliquer, surtout pour les rythmes.
Certains gurus restent assis et montrent très peu, mais lui montre les
mouvements. Il donne beaucoup d'indications, notamment sur le regard, c'est
un point sur lequel il insiste beaucoup : où on le place, qu'est-ce qu'on
projette?
Harikrishna Sir a été danseur, ce qui est exceptionnel
dans les familles de nattuvanars [familles héréditaires de
maîtres de danse]. Dans sa famille, je crois que c'est vraiment le
premier à avoir dansé lors de spectacles, avec son père dans le rôle du
nattuvanar [pendant les spectacles, le maître de danse est le
chef d'orchestre : il accompagne très précisément le rythme des pas de
danse avec des petits cymbales et prononce des onomatopées rythmiques dans
certaines séquences de danse technique, dites aussi «de danse pure»].
Maintenant, il est passé du
côté guru. Il ne danse plus en public, ou alors seulement lors de
lecture-demonstration, mais en cours, il nous montre, et il danse
bien! Ses gestes sont très précis. Il sait très bien ce qu'il veut, et il
sait ce qu'il fait.
Je ne l'ai vu qu'en photographie, mais il a côté assez
lumineux!
Oui, il a un regard très lumineux. C'est quelqu'un de passionné. Toute
sa vie est dans la danse, et cela, il le transmet complètement à ses
élèves.
Lors de votre spectacle du 23 janvier 2016 en Avignon, par rapport à d'autres
styles ou écoles de danse bharatanatyam, il m'a semblé distinguer quelques
nuances dans la façon de placer le regard, les mains ou d'utiliser les
mudras [les mudras sont des positions des doigts utilisées
aussi bien dans la danse technique que dans la danse expressive où elles
permettent à l'interprète d'illustrer le sens du poème chanté].
Comment décririez-vous le style de Thanjavur par rapport à d'autres écoles
de bharatanatyam?
C'est vraiment une question à laquelle je ne peux pas répondre, parce
que j'aurais aussi des difficultés à distinguer les autres styles, à part
le style Kalakshetra qui est très particulier et que l'on reconnaît
entre mille. Non, pour le moment, il m'est vraiment très difficile
d'analyser précisément les différences entre les styles.
Valérie Kanti Fernando
Pour l'Abhinaya [la partie expressive de la danse],
mon gourou souhaite qu'il soit «subtil», mais il n'aime pas
employer ce terme parce que parfois, en anglais, en Inde, quand on dit
«subtil», cela veut presque dire qu'il n'y en a pas... En tout cas, ce
que j'apprécie dans la manière dont on fait de l'Abhinaya, c'est qu'il n'y
a pas de côté trop théâtralisé, comme certains danseurs qui vont un petit
peu emprunter au kathakali, quelque chose de plus fort...
Surjoué?
C'est un terme un peu négatif ; c'est une forme de théâtre, mais il est
vrai que ce n'est pas ce style-là qui va me toucher le plus en tant que
spectatrice. Je préfère des choses justement un peu plus subtiles... Après,
je ne sais pas si j'y arrive! Mais c'est plutôt vers cela que j'ai envie
de tendre. En même temps, quand on fait les démons, on les montre avec de
grands yeux aussi!
Yama, le dieu de la mort, en train d'attaquer le jeune Markandeya (Valérie Kanti Fernando)
Comment est-ce que vous abordez les pièces d'Abhinaya avec ce
gourou?
Comme je vous le disais, je suis beaucoup en demande d'explications.
Avec mon gourou, c'est ce sur quoi nous nous retrouvons en termes de
personnalité et d'aspirations, puisque nous accordons une grande
importance à la dimension spirituelle dans notre approche de la danse. Pour
les pièces d'Abhinaya, par exemple, j'ai appris un Shabdam sur
Krishna que j'aimerais bien danser lors d'un prochain spectacle. [Un
Shabdam est une pièce associant délicieusement la danse technique
accompagnée d'onomatopées mélodieusement chantées et la narration joyeuse
de scènes de la mythologie qui sont le plus souvent associées à Krishna ;
ces pièces ont pour ainsi dire disparu du répertoire actuel]. J'ai
commencé à apprendre ce Shabdam assez tôt dans mon apprentissage.
Au début, je n'accrochais pas du tout : Krishna n'est pas forcément un Dieu
qui me parle, à la base. Je l'apprenais, mais je trouvais cela ennuyeux...
Du coup, je pense que mon gourou aussi s'ennuyait. J'avais l'impression que
la chorégraphie changeait tout le temps, je n'arrivais pas à la mémoriser.
Bref, cela ne marchait pas et on l'a plus ou moins abandonné. Ensuite,
quand on a décidé de faire l'arangetram et donc d'inclure ce
Shabdam au programme, on l'a travaillé plus à fond et il m'a donné
aussi l'interprétation spirituelle de différents mythes autour de Krishna
et des différentes scènes, parce qu'il y en a plusieurs niveaux de
compréhension ou d'interprétation. Le côté littéral de ces mythes ne me
parlait pas trop, mais dès qu'il m'en a donné l'interprétation spirituelle,
c'était bon, j'avais envie de le danser ! J'étais beaucoup plus dans la
peau des personnages et dans les émotions. C'est ce que j'aime dans la
relation avec mon guru. Maintenant, il me connaît, donc il sait comment me
présenter les choses pour que cela me parle. Il est vrai que je suis une de
ses élèves les plus âgées parmi celles qui se destinent à la scène, les
autres ayant au plus une vingtaine d'années ; donc avec moi, il a aussi
une autre manière de travailler. Au fil du temps, à force de se connaître,
on apprend à trouver la bonne manière d'aborder une pièce. Mon gourou est
quelqu'un de très flexible ; grâce à son sens de la psychologie,
il va toujours s'adapter à la personne à laquelle il parle, dans
la vie en général et en particulier en cours avec ses élèves.
Est-ce que votre guru va aussi adapter les chorégraphies à ses
différents élèves?
Je ne pense pas véritablement qu'il adapte la chorégraphie ou la
composition. Quand il a chorégraphié quelque chose, c'est plus ou moins
fixe, mais cela peut évoluer dans le temps par rapport à lui et à sa pensée
chorégraphique. Il dit en revanche :
«Je ne veux pas avoir dix élèves identiques.
Je veux que la personnalité de chaque élève apparaisse». Il va donc
laisser certaines choses si on les danse d'une certaine manière
particulière ; il ne va pas forcément les corriger parce qu'il ne cherche
pas à obtenir des sosies ou des répliques à l'identique d'une même
danseuse. De toute façon, chaque danseuse est physiquement différente et
dégage quelque chose de propre. Chacune d'entre nous interprète sa
chorégraphie différemment et pourtant c'est la même chorégraphie!
C'est aussi une chose que j'apprécie beaucoup dans son enseignement.
Certains des rythmes utilisés dans les compositions de votre
programme ne sont pas parmi les plus courants dans le répertoire de
bharatanatyam, même si ce ne sont pas des raretés, ce n'est pas tous les
jours que l'on voit des pièces en Tishra-nadai Adi Tala (24/8) ou Khanda
Chapu (5/8)...
Si vous le dites! Je vous avoue que je ne suis pas très calée sur la
théorie, en particulier des rythmes.
Le type de cycle rythmique utilisé dans une composition
a-t-il une influence sur vos sensations ou votre état d'esprit quand vous
dansez? Avez-vous des préférences?
C'est une question un peu difficile... En tout cas, consciemment, je ne
peux pas le dire. C'est amusant parce que d'un côté j'adore le rythme à 7
temps [Mishra Chapu], mais d'un autre côté, il n'y en a pas dans
mon spectacle! Le Shabdam sur Krishna dont il était question
tout-à-l'heure était sur 7 temps. Je pense que j'aime beaucoup le rythme
impair.
Quand mon guru fait du Tishra-nadai, c'est-à-dire des subdivisions en
triolets, cela me plaît beaucoup aussi. Il a d'abord appris le mridangam [tambour oblong à deux faces utilisé dans la musique carnatique, le
style de musique classique du Sud de l'Inde accompagnant la danse
bharatanatyam]. En rythme, il est hyper calé! Ce travail sur le
rythme est quelque chose que lui et son père ont beaucoup développé. C'est
extrêmement complexe. Je ne comprends pas tout, je note des choses, parfois
on décortique le rythme, mais c'est à ma demande. Dans l'apprentissage de
la danse pure, on apprend les mouvements et les rythmes, mais on n'explique
pas forcément la logique qu'il y a derrière.
Je n'ai d'ailleurs pas du tout appris le nattuvangam [il
s'agit des petites cymbales ou d'un petit bâton en bois que l'on utilise
pour marquer précisément le rythme des pas de danse], et je ne crois
pas que ce soit au programme! Je pense qu'il considère que c'est le rôle
exclusif du nattuvanar, car c'est un art à part entière, et dans
le cadre d'une lignée de nattuvanars, cet art se transmet de
génératon en génération, mais peut-être pas aux danseuses. Il est donc dans
son rôle de nattuvanar et la danseuse est dans son rôle de
danseuse. Je crois que c'est une autre manière de voir le rapport
guru-shishya [le mode traditionnel de transmission de la
connaissance d'un maître à un élève en Inde].
Pour revenir à votre question sur les différents types de rythmes, je
pense qu'inconsciemment, cela doit jouer sur mon état ou ma manière de
bouger, mais je ne m'en rends pas vraiment compte.
La plupart des enchaînements de base (adavus) utilisent des
rythmes à quatre temps. Est-ce que dans votre école, on vous les fait
pratiquer régulièrement ou systématiquement sur des rythmes
variés?
Quand j'ai commencé avec mon guru, on a repris les adavus, mais assez
rapidement parce que j'avais déjà fait du bharatanatyam. Par contre, quand
il organisait des workshops sur plusieurs jours, on reprenait
vraiment tout très précisément et effectivement, dans ces
workshops, on travaillait les adavus sur différents rythmes.
Vous êtes sans doute la première danseuse qui m'ait fait prendre
conscience en tant que spectateur de la notion de phrasé (notamment le fait
de remplir parfois le temps musical par un port de bras passant lentement
et continûment d'une position à une autre). Dans le travail des adavus en
vitesse lente, vous incite-t-on à éprouver le plaisir de cette exploration
des mouvements continus de transition entre différentes
positions?
On travaille assez peu les adavus en dehors des workshops. On
les reprend alors aux trois vitesses (voire plus). En vitesse lente, on va
bien les détailler et prendre le temps de faire les mouvements, mais je
ne crois pas qu'il nous donne cette consigne par rapport à la couleur à
donner au mouvement, hormis peut-être celle de donner plus ou moins de
masculinité, de puissance, ou de féminité, de grâce.
Le travail sur l'émotion du geste, le raffinement ou les différentes
manières de poser le regard, on le fait davantage quand on travaille sur
une chorégraphie. Quand on pratique un enchaînement en tant qu'adavu, cela
reste souvent assez simple, mais quand on le reprend dans le cadre d'une
chorégraphie, c'est là que l'on va rajouter des regards plus travaillés,
une intention, etc.
Dans votre danse, on sent effectivement ce travail assez fin sur
les ornements, qui donnent un petit plus par rapport aux mouvements de base
et que l'on ne trouve pas toujours chez des danseuses pourtant très
expérimentées. Il ne faut pas non plus en faire trop, par exemple,
certaines danseuses abusent des mouvements de tête Attami [mouvements latéraux du cou]...
Harikrishna Sir met peu de mouvements Attami, mais c'est peut-être
pour les apprécier davantage. C'est vraiment le travail sur le regard qui
est essentiel pour lui.
La pièce principale de votre récital suit la structure formelle
traditionnelle du Varnam [le Varnam est la pièce centrale, la
plus longue, d'un récital ; elle alterne passages rythmiques et passages
narratifs ou expressifs], mais le thème sort nettement des sentiers
battus puisqu'il n'y est pas question d'un amour spirituel entre une dévote
et une divinité. La pièce est résolument narrative et aborde des scènes
grandioses de la mythologie associées au dieu Shiva, avec aussi, comme vous
l'indiquiez tout-à-l'heure, une interprétation métaphorique. Pourriez-vous
nous parler de cette pièce et de vos premières réactions quand vous avez
commencé à l'apprendre avec votre maître?
Mon guru m'a demandé une fois quel était
mon dieu préféré. J'ai répondu
« Shiva » ; c'est toujours mon dieu
préféré ! Il m'a dit : «Je vais
t'apprendre le Shiva Varnam». Je ne savais pas du tout ce que
c'était. Peu après, j'ai vu une de ses autres élèves le danser, et je l'ai
beaucoup aimé. Je crois que nous
avons commencé par apprendre les jatis [les passages de danse
technique accompagnés d'onomatopées rythmiques], puis le
sahitya [poème] de la première grande partie... C'est une
pièce que j'adore, qui me touche énormément. Je me sens réellement
chanceuse de l'avoir
apprise ! J'ai mis du temps à l'intégrer, parce que
c'était la première fois que j'apprenais un Varnam, donc il me
fallait d'abord en comprendre la structure, me repérer,
pour l'avoir, presque géographiquement, en tête.
Il s'agissait en quelque sorte d'apprendre la grammaire de cette
danse?
Oui, pour cela, il m'a fallu apprendre toute une terminologie
(aradi, swaram, sahitya, etc.)
et certains aspects théoriques du bharatanatyam.
Le travail de mise en scène est particulièrement travaillé dans cette
pièce. (Ainsi, par exemple, dans une scène, il vous faut donner l'illusion
que simultanément, les dieux d'un côté et les démons de l'autre, concourent
au barattage de la mer de lait...) Pourriez-vous nous parler de cet aspect
du travail de votre maître ?
Pour me l'enseigner, il commence par me montrer la scène. Il parle tout
le temps de l'apprentissage en plusieurs étapes. Au début, on apprend les
mouvements, pour les intégrer. Au fil du temps et du travail, on va
affiner, on va utiliser l'espace... J'ai dansé ce Varnam pour mon
arangetram, mais on le travaillait dans une toute petite pièce, ce
qui est difficile ! Finalement, on l'avait répété dans un temple, dans une
grande salle, et là, on avait davantage travaillé sur l'espace.
On travaille d'abord les gestes, ensuite les émotions, puis on raffine
l'ensemble, et à la fin, quand on maîtrise déjà ce que l'on doit faire et
que l'on est plus à l'aise pour se déplacer, on peut travailler sur
l'espace.
Avez-vous eu l'occasion de participer à des chorégraphies de
groupe avec d'autres disciples dans laquelle chaque interprète jouerait un
ou plusieurs rôles ?
Non. Harikrishna Sir s'intéresse vraiment au bharatanatyam comme
spectacle solo.
Il considère que c'est là que l'on peut donner le meilleur. Je pense aussi
qu'un danseur ou une danseuse doit montrer sa personnalité, ce qui ne
fonctionne pas bien en groupe. Ce que je trouve beau dans le spectacle
solo, c'est que l'on crée un univers avec ce qu'on est et avec les
chorégraphies. Cela dit, dans deux styles différents, j'ai vu plusieurs
fois le spectacle d'Alarmel Valli (bharatanatyam) et Madhavi Mudgal
(odissi) et je le trouve magnifique. Il met en valeur les deux danseuses et
les deux styles. Mais il faut que ce soit bien fait, bien pensé.
En Inde, vous avez surtout dansé avec de la musique jouée en
direct, mais lors de vos spectacles en France, vous avez utilisé des
musiques enregistrées. Qu'est-ce qui est le plus rassurant pour vous ?
Qu'est-ce que vous préférez ?
Pour un spectacle, un show, la musique live est incomparable.
Par rapport à l'énergie et à la fatigue que je peux avoir, cela me porte
aussi énormément. Il y a une communication, une interaction avec le guru et
la chanteuse.
L'intérêt de l'enregistrement, c'est pour travailler les chorégraphies,
parce qu'on sait exactement à quel moment on fait ci ou ça, ce qui est plus
aléatoire ou fluctuant en live où il y a davantage de risques de rater des choses, notamment en Abhinaya,
où peut-être je ne vais pas forcément entendre tel
ou tel repère musical. C'est plus difficile : il faut
vraiment être connecté au niveau de l'oreille avec le nattuvangam
et la chanteuse. Au contraire, avec un enregistrement qu'on connaît, on fait
tout le temps la même chose, à peu près... Cela me manque, cette énergie que
donne la présence des musiciens, la « voix de mon maître » !
En tant que spectatrice, quels sont les artistes qui vous ont le
plus émue ou impressionnée ?
Il y a deux danseuses qui me touchent beaucoup, ce sont Malavika
Sarukkai et Priyadarshini Govind. Malavika insiste aussi beaucoup sur le
côté spirituel et dévotionnel de la danse, et je trouve qu'elle a de très
belles lignes, et une énergie incroyable. J'ai été très heureuse quand j'ai
appris qu'elle avait commencé à l'école de Guruji (Kalyanasundaram).
J'adore aussi Priyadarshini, dans un tout autre style. Il y a une très
grande subtilité dans son Abhinaya, dans ses expressions... Il y a
de l'humain ! En même temps, elle a aussi de très belles pièces
dévotionnelles et spirituelles, notamment dans sa dernière collaboration
avec le chanteur TM Krishna.
Ce sont deux danseuses que j'aime beaucoup, mais il y a d'autres
danseuses, souvent un peu âgées, qui d'un point de vue technique ne peuvent
plus tout danser, mais qui sont celles qui m'ont le plus émue, parce
qu'on sent la maturité, on sent l'intériorité.
Alors que je suis très exigeante avec moi-même, très critique,
en tant que
spectatrice, ce n'est pas la technique que je regarde, je m'intéresse
plutôt à ce que l'interprète dégage... d'impalpable.
Quels conseils donneriez-vous à des danseurs ou danseuses qui
souhaiteraient passer plusieurs années en Inde pour apprendre un style de
danse classique ?
Trouver le bon guru ! Il faut trouver un guru avec qui on sent une bonne
connexion : c'est le plus important. C'est une relation qui est compliquée,
du fait notamment des références culturelles différentes. Il y a tout un
travail d'adaptation, de compréhension mutuelle. Il faut trouver le guru
avec lequel on va pouvoir faire ce travail, et évidemment trouver un style
qui nous plaise, dans lequel on se sente bien. C'est le chemin de chacun.
Avec mon guru, nous nous sommes fait plusieurs fois la réflexion que la
rencontre Guru-shishya n'était pas que le fruit du hasard.
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