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entretiens
Eve Grinsztajn, Première danseuse au Ballet de l'Opéra National de Paris

16 octobre 2015 : Eve Grinsztajn, l'âme d'une danseuse


Eve Grinsztajn est une danseuse avec une âme d'actrice. Mêlant force et sensibilité, grâce et intensité, son corps enrobe chaque mouvement pour mieux transcender les émotions. Première danseuse à l'Opéra de Paris depuis 2007, elle nous a gentiment accordé cette interview, à l'Hôtel Régina, dans laquelle elle revient sur son parcours, ses rôles marquants et ses projets. Elle dansera bientôt le Pas de trois des Ombres de La Bayadère et participera surtout à la nouvelle création de Wayne McGregor, en décembre 2015.





Paola Dicelli : Nous sommes à l'Hôtel Régina, où est exposée une série de portraits de Julien Benhamou, à laquelle vous avez participé*. Comment vous êtes-vous rencontrés?

Eve Grinsztajn : J'ai rencontré Julien Benhamou en 2011, à la suite de clichés qu'il m'avait envoyés pour Dances at a gathering. Il avait une façon unique de capter des choses très sensibles, presque de l'ordre de l'entre-mouvements et que j'essayais moi-même de mettre en valeur dans la danse. En 2011, nous sommes allés aux Ateliers Berthier—un endroit très particulier— et nous avons fait une séance de photos mémorable avec des robes de François Tamarin, corsetier meilleur ouvrier de France. Au-delà de l'aspect rétro qui me correspondait, l'expérience humaine a été très forte.



De quelle manière s'est déroulée la dernière séance photo pour cette exposition?

Elle a eu lieu dans un très bel endroit, l'Hôtel Raphaël, que je ne connaissais pas. Le plus émouvant était surtout de pouvoir porter de nouveau les costumes et la perruque d'une pièce qui m'avait énormément touchée : La Stratégie de l'Hippocampe de Simon Valastro. C'est un chorégraphe avec qui j'ai eu un travail très intime, sur des femmes romanesques du XIXème siècle, avec tout un contexte social que je trouve vraiment intéressant. Même si cette séance photo était extrêmement rapide, endosser une nouvelle fois ce personnage a été très agréable, dans un endroit magique et surtout avec Vincent [Chaillet] que j'aime beaucoup.


Ce qui frappe le plus, sur cette séance photo et surtout en vous voyant sur scène, c'est que, par-delà votre technique, l'interprétation semble occuper une place prépondérante. Comment abordez-vous un rôle? Pensez-vous la technique avant le jeu ou bien le jeu vient-il progressivement?

C'est très variable. Tout dépend des rôles, de l'âge que j'avais en les abordant et des périodes de ma vie. Si les rôles sont très contemporains, je vais davantage agir comme un calque. Mais, pour des rôles extrêmement théâtraux, je vais essayer d'entrer dans la peau de quelqu'un progressivement, en privilégiant auparavant l'aspect technique. Je débroussaille le terrain pour pouvoir servir au mieux le personnage. Il va s'intégrer petit à petit, on va le boire et il va devenir une seconde peau.


C'est le cas, par exemple, du rôle de Garance dans Les Enfants du Paradis de José Martinez, que vous avez incarné trois fois dans votre parcours. Est-ce que vous avez cherché à vous rapprocher du jeu titi parisien d'Arletty ou au contraire, vous êtes-vous servie de la danse pour vous détacher de cette version?

La première fois que je l'ai dansé, j'étais montée Première danseuse depuis pratiquement un an. Mais, au début, je me suis trompée, car j'ai voulu coller à l'Arletty du film alors que j'étais très différente d'elle. Je n'avais pas la même ouverture du visage, j'étais jeune, autant en âge que dans ma danse et je n'avais pas ce côté désabusé. Donc, la première fois, je tâtonnais.

À la seconde reprise, j'avais déjà un vécu différent, à la fois dans ma relation aux hommes et dans ma danse, qui était plus affûtée. J'avais aussi eu plus de désillusions et peut-être plus de lâcher-prise, ce qui correspondait davantage au rôle. Et lors de la saison dernière, j'ai touché au plus près de ce que je cherchais. Je me suis amusée à modifier mon attitude, à chercher des regards par en dessous, avec des faux cils, que je ne portais pas avant. Et le visage change aussi, avec les années. Mais j'ai surtout eu une lecture complètement différente du film.

J'ai donc mieux compris ce personnage, que j'ai abordé un peu comme une actrice, en incarnant non pas Arletty, mais Garance. D'ailleurs, je suis venue à la danse parce que c'était le meilleur moyen pour moi d'exprimer certaines choses, de sublimer, de transcender des émotions au-delà des mots. Il fallait que je le danse à ce moment précis pour en prendre toute la dimension.

eve grinsztajn photo julien benhamou

Pour la dernière reprise de ce ballet, vous avez eu pour partenaire Yannick Bittencourt, sujet à l'Opéra de Paris. Comment s'est passée votre collaboration?

Dès les premières répétitions, il y avait comme une évidence, qui ne s'explique pas. Yannick est plus jeune que moi, et, dans le rôle de Baptiste, il a une beauté presque lunaire, pleine de grâce, de sensibilité, de poésie. Bruno avait cela également, il était Baptiste, mais d'une autre façon. Yannick m'a facilité cet attendrissement, qui permet à Garance de pouvoir vibrer à nouveau. Il y avait une compréhension au-delà des mots, une alchimie. Bien sûr, j'avais déjà pas mal dansé le rôle, j'avais avancé techniquement, mais c'est un partenaire fabuleux, vraiment.


Revenons en arrière. En 1994, vous entrez à l’École de danse. Qu'est-ce qui vous a amené à vous dire : « plus tard, je serai danseuse à l'Opéra de Paris »?


Quand on est pris dans cet engrenage, dans cette émulation, de compétition de l'École de danse, on est pris au jeu. Le seul objectif qu'on nous donne à ce moment-là, c'est de rentrer dans le Corps de Ballet. On travaille, on avance chaque jour et quand on se retrouve en première division, on n'a qu'un seul but, c'est de l'intégrer. Avant l'École de danse, je ne me suis jamais dit que je serai danseuse à l'Opéra de Paris. Je crois qu'on est trop jeune pour se fixer un tel but, même s'il y a des exceptions.


Vous avez eu un chemin peu conventionnel pour intégrer l'École de Danse de l'Opéra de Paris...

Je suis arrivée à l’École de danse comme une pièce rapportée, dans la mesure où je n'ai pas été prise par les auditions classiques. Petite, j'ai intégré une école qui n'était pas vraiment dans les « codes » de placement de l'Opéra. On a immédiatement travaillé l'interprétation, le rapport à la musique, avec une grande liberté. Ça m'a beaucoup apporté et en même temps, je n'avais pas les bonnes bases. Donc, à ce moment-là, je n'ai pas été prise à l'École de Danse.

Plus tard, j'ai rencontré une danseuse qui était Étoile à Monaco. Elle m'a orientée vers d'autres professeurs qui se plaçaient davantage dans l'optique de l'École de Danse. Monique Peyramaure avait repris les bases en rattrapant rapidement des défauts anatomiques. Elle m'a permis aussi de prendre conscience très jeune de mon corps. En parallèle, j'avais aussi été prise au Conservatoire et j'hésitais beaucoup car l'École de Danse me faisait très peur. Finalement, j'ai présenté le Concours de Bordeaux, où Claude Bessy était présidente du jury. J'ai été finaliste et elle a accepté de me faire passer une audition. À la suite de cela, je suis rentrée comme élève payante.



eve grinsztajn photo julien benhamou


C'est une position assez particulière…

Oui, on est un peu à l'écart, un pied dedans, un pied dehors. L'école était difficile, et je suis arrivée en cours de route, en 4ème division. Les professeurs de l'époque étaient assez rudes, donc moi, avec ma sensibilité, ça a été assez difficile. Je me suis confrontée à une réalité que je n'imaginais pas aussi terrible. J'ai dû beaucoup travailler et puis, j'ai été intégrée en seconde division grâce à Violette Verdy, qui m'avait repérée lors d'un remplacement sur Western Symphony de Balanchine. Elle en avait parlé à Claude Bessy, qui ne me connaissait pas trop. Finalement, elle a eu un regard différent sur moi.



En 1998, vous intégrez le Corps de Ballet. En 2002, vous êtes nommée Coryphée et en 2004, vous devez remplacer Delphine Moussin, blessée, sur Don Quichotte, dans le rôle de la Danseuse des rues. Comment cela s'est-il déroulé?

À l'époque, après être montée Coryphée, je n'avais pas abordé de rôles du tout, si ce n'est Cendrillon. C'était mon premier rapport de soliste à la scène et cela avait été très marquant, magnifique. Sur Don Quichotte, je ne sais pas à quoi c'était dû, mais on m'a mise sur plein de rôles : les deux Amies, la Demoiselle d'honneur, la Danseuse des rues, le trio ! Sur la Danseuse des rues, j'avais un spectacle de prévu, parce qu'à l'époque, il y avait des matinées jeunes danseurs. J'avais donc été préparée pour ce rôle. Immédiatement, j'ai eu des répétitions en scène et il s'est trouvé que je les ai assurées. Les Premières Danseuses de l'époque ne pouvaient pas remplacer à ce moment-là... Toujours est-il que l'on a tout de suite sauté de case et on est arrivé sur moi, Coryphée ! Mais, ce qui est fabuleux avec la jeunesse, c'est qu'il y a un instinct, une spontanéité. Et puis c'est un rôle que j'adorais, très féminin, sensuel. Ça a été une belle expérience et un très bon souvenir.

eve grinsztajn photo julien benhamou


Les critiques ont été très élogieuses. Est-ce que l'on prend confiance en soi, ou, au contraire, a t-on encore plus de pression vis-à-vis de son travail?

Non, on prend confiance, même si chez moi, la confiance est quelque chose de très précaire ! J'avais vraiment peur mais j'y suis allée. Je n'étais vraiment pas bonne en Corps de Ballet et, ayant la chance d'avoir ce rôle de soliste, j'avais eu d'un coup un sentiment de liberté, de pouvoir donner quelque chose de plus intéressant. Ensuite, j'ai eu beaucoup de spectacles, donc j'ai appris en pratiquant.


En 2007, vous êtes promue Première danseuse. Lors de cet ultime concours de promotion—que vous avez réussi avec brio—, vous avez notamment dansé sur Other Dances de Jerome Robbins. Comment vous êtes-vous préparée à ce concours?

J'étais montée Sujet deux saisons auparavant, mais lors de la saison précédente, il n'y avait pas eu de concours. Je n'avais donc aucune pression, à part celle d'essayer d'exister, dans la mesure où j'étais complètement outsider et que c'était mon premier concours. C'est un moment très court, mais qui permet aux gens comme moi, qui ne sont pas mis en avant, de pouvoir montrer qu'on avance dans son travail.

Je m'étais dit alors que si j'avais la chance d'être Sujet, je prendrais Other Dances de Jerome Robbins, que l'on ne pouvait danser qu'en ayant accès à ce titre. J'avais entendu cette mazurka et il fallait que je danse dessus. Cependant, sur une variation aussi courte, avec si peu de pas, il était difficile de rendre compte de qui j'étais, avec mes qualités propres. Alors, j'avais un peu lâché l'idée, même si je savais qu'en concours, il fallait danser ce qui nous plaisait vraiment.

J'ai perdu mon père, de façon très brutale, en octobre 2007. Ça a été une période très difficile, mais je devais passer ce concours, pour apporter un peu de douceur à mes proches. Et à moi aussi d'ailleurs. D'un seul coup, la danse paraissait simple et consolatrice, ce qui n'était pas le cas avant. C'est à ce moment que je me suis décidée pour Other Dances, car je l'avais évoqué avec mon père. Il y avait dans cette musique quelque chose de nostalgique, empreinte d'Europe de l'Est, et mon père m'avait conseillé de le faire. Même si j'ai eu très peu de temps pour le répéter, j'avais énormément changé ma danse. Ayant été un peu en retrait, j'avais pu trouver une identité propre qui pouvait correspondre aux attentes de l'Opéra, tout en donnant toute la mesure à la danseuse que je voulais être. J'ai donc dansé cette variation avec ce supplément d'âme, en faisant un parallèle avec les souvenirs et ce qu'elle m'évoquait. 

eve grinsztajn photo julien benhamou


Cette danse a donc marqué un tournant dans votre parcours...

Totalement, même au-delà du fait d'avoir été promue Première Danseuse, qui était anecdotique. Je me souviens d'un moment précis où j'avais lâché prise, parce que les événements de ma vie ont fait que j'ai pu le faire. J'avais l'impression d'avoir digéré quelque chose. Jusqu'à présent, je n'avais pas réussi à convaincre les gens, parce qu'il manquait des éléments dans ma danse. Mais là, j'ai assumé totalement. La clé, elle est là et je m'en suis toujours servie. Si on assume pleinement quelque chose, que l'on est honnête avec et qu'on l'impose, on ne peut que susciter l'adhésion. Bien sûr, on repasse par des périodes où on se remet en question mais à cet instant-là, j'étais dans une grande liberté de travail.


Mademoiselle Julie
de Birgit Cullberg a aussi été très important dans votre vie artistique. Comment avez-vous travaillé le personnage?

J'ai visionné une vidéo du ballet datant des années 1980, n'ayant aucun repère sur ce qu'étaient les chorégraphies de Birgit Cullberg. J'ai donc vu cette danseuse très intéressante et je me suis tout de suite projetée. J'ai décidé que ce ballet serait important pour moi car j'ai pris très tôt conscience de sa valeur. En même temps, j'ai vu qu'il serait extrêmement dur pour moi et qu'il y aurait un énorme boulot. Ça allait être athlétique. Il fallait tenir une heure avec des choses monstrueuses techniquement et tout cela, avec une grande intensité dramatique. Mais j'étais très en forme à cette époque là et entraînée. Je ne pouvais que m'atteler au travail.

J'ai décidé de faire table rase de tout et de boire les paroles de tous les apports que l'on avait, comme Ana Laguna, les Suédoises qui étaient présentes, et Mats Ek, un peu plus tard. Mais, avant le début des répétitions, j'ai lu la pièce de Strindberg pour la première fois et j'ai été happée par sa violence. Je connaissais un peu son théâtre, mais sans avoir une telle conscience des rapports psychologiques et sociaux entre les personnages.

Évidemment, je n'ai pas le vécu de Mademoiselle Julie, mais une fois que j'ai eu l'endurance et la technique, j'ai pu attaquer le début avec cette violence qu'elle a en elle, ce coté masculin, avec cette cravache... et au fur et à mesure, cette pulsion de désir féminin qui arrive, cette volonté de braver un interdit, tout cela en une nuit. Et puis on a tellement répété, jusqu'à épuisement total ! Donc petit à petit, j'ai intégré ce personnage, malgré moi. Autant, je n'ai pas touché à des grands rôles auxquels j'aurais aimé toucher, autant celui-ci vaut vraiment quelque chose.


Dans votre danse, on avait l'impression que Julie faisait un long cheminement vers sa sensualité, tandis que d'autres danseuses la présentaient d'emblée, séductrice. Était-ce un choix délibéré de votre part?

Je savais que ce serait un rôle qui compterait et je voulais pleinement le nuancer, le comprendre. De toute façon, la construction du ballet est telle que, comme la pièce, on voit bien l'évolution de Julie jusqu'à l'issue fatale. La chorégraphie le montre, il y a au départ ce coté très technique et rentre-dedans, avec ces sauts, cette dureté, cette défiance de l'homme, puis les rapports qui s'inversent. Julie découvre tout en une nuit, jusqu'à sa mort. C'est un drame total et très violent.

Le travail des costumes est aussi très important. Au début, très étriqués et puis qui au fur et à mesure se dénudent, s'arrachent, avec cette coiffure stylisée, qui se déstructure ensuite. Mon partenaire, Audric [Bezard] avait aussi fait ce travail de compréhension sur l'évolution de la pièce. Nous avons donc pu revenir à un grand naturel en scène, grâce à tout ce cheminement, en amont.



eve grinsztajn photo julien benhamou


En novembre, vous danserez sur La Bayadère. Pouvez-vous en dire davantage?

On a commencé les répétitions il y a peu. Je danse le Pas de trois des Ombres, mais je change de place. Cette fois-ci, je passe sur la variation de la Première Ombre, qui est très belle. Évidemment, c'est un peu raide comme reprise après une blessure [Eve s'est blessée au pied il y a quelques mois, ndlr]. J'ai du mal avec ces morceaux de bravoure là, parce que c'est dur d'y apporter quelque chose en plus. Loin de moi l'idée de vouloir marquer le rôle, mais j'ai toujours essayé de mettre un peu de mon expérience personnelle dans les personnages, et c'est difficile avec celui-ci. Mais je vais y arriver, je vais m'accrocher. Ça va être un bon exercice.


Quels conseils pourriez-vous donner à une jeune danseuse qui aimerait faire ce métier?

Je pense que c'est propre à chacun. Mais, le conseil que je pourrais donner, c'est de très vite s'astreindre à une rigueur, une discipline, tout en sachant se ménager anatomiquement. On n'a qu'un corps, qui, en plus, doit très vite développer des sensations corporelles. Il faut aussi s'obliger à passer par des moments très pénibles et ingrats en se disant que chaque chose que l'on acquiert, aussi minime soit-elle, nous servira pour le lendemain. Un autre conseil aussi, ce serait d'être extrêmement à l'écoute mais d'être bien consciente de la danseuse que l'on a envie d'être. Il faut aussi être très armée, sans toutefois perdre sa sensibilité, que l'on peut dompter et mettre au service d'un rôle. On met du temps à trouver cet équilibre. On apprend également beaucoup du mimétisme.


Justement, qui sont vos sources d'inspiration, vos modèles, que ce soit en danse et en dehors ? Vous nourrissez-vous d'autres arts pour vous construire en tant que danseuse ?

Je me nourris constamment de plein de choses différentes, comme des images, des mots. En danse, bien sûr, j'ai de nombreuses sources d'inspiration, mais le piège c'est que lorsque l'on essaye de se coller à elles, on risque de se confronter à un problème : on ne leur ressemble pas, et on ne peut pas les atteindre ! Les sources d'inspiration sont donc là comme des repères, des moteurs, mais on s'en détache un peu pour pouvoir s'approprier autre chose et faire avec ce que l'on est. Évidemment, jeune, j'ai rencontré Monique Loudières et elle m'a appris beaucoup. Je l'ai souvent regardé et par mimétisme, j'ai beaucoup appris d'elle physiquement. Pour trouver une identité au départ, on est obligée d'avoir un répertoire, même si on l'élargit ou change petit à petit.

Il y avait également des moments où des voix m'inspiraient. J'écoutais Ella Fitzgerald chanter et elle me touchait tellement, que je voulais créer la même chose chez les spectateurs à travers ma danse. C'est pour cette raison que je voulais travailler mon corps d'une certaine façon, afin qu'il puisse donner toute cette dimension. De nombreux acteurs sont également des références, comme Charlie Chaplin ou Romy Schneider dans certains films... Quelquefois, j'ai même des scènes de films qui viennent me donner l'image juste. Quand on a un corps très sensible comme le mien - trop même, qui parasite parfois la technique - ça a un impact physique.

eve grinsztajn photo julien benhamou

Quels sont les rôles que vous aimeriez danser et que vous n'avez pas encore fait ?

Oh, il y en a plein. J'aurais voulu danser Manon, Juliette, des rôles de tragédienne, ou un ballet en trois actes, comme un challenge. Mais, quand j'ai découvert Mademoiselle Julie, ça a un peu changé la donne. C'est ce type de rôles, auquel je ne m'attendais pas, qui finalement m'ont apporté beaucoup plus, probablement parce qu'ils n'étaient pas aussi codés. J'aimerais aussi danser du Mats Ek, ce serait un rêve absolu. Quand je l'ai rencontré sur Mademoiselle Julie, je pensais que ce ne serait pas du tout pour moi. Et puis, en prenant de la maturité, je me suis rendue compte que cela me ferait un bien fou d'être dans un rapport beaucoup plus terrestre, moins esthétique.

Mais il faut se laisser surprendre, comme dans la vie. Par exemple, je ne pensais pas que Garance m'apporterait autant la dernière fois. Finalement, ce serait intéressant de me poser cette question à la fin de ma carrière, en me demandant « qu'est-ce qui m'a apporté le plus de choses? ».



A l'heure actuelle, quel regard portez-vous sur votre vie artistique ?

En regardant mon parcours, le seul regret que j'aurais, ce serait de ne pas avoir pu danser davantage. J'aurais pu surpasser certains démons, certaines peurs, et aller plus loin. Mais, de toute façon, on fait avec ce que l'on est, et c'est déjà une chance inouïe. Il ne faut pas renier toutes les choses que l'on a construites. Si on a pris au moins conscience d'un rôle et qu'on l'a un peu marqué, ou en tout cas qui nous a fait grandir, évoluer humainement, c'est déjà gagné.

C'est un métier extraordinaire parce que même si on est parfois très seule, il apprend énormément l'humilité. Si on sait bien l'analyser, Il apporte beaucoup. Bien sûr, il y a une phase de la carrière où l'on apprend l'équilibre, le lâcher-prise, et c'est là où ça devient intéressant. C'est une forme d'abnégation très dure et en même temps salvatrice. A terme, je pense qu'en exerçant ce genre de profession, on peut devenir meilleur.

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Eve Grinsztajn - Propos recueillis par Paola Dicelli


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* Exposition « Madame Bovary », Julien Benhamou, du 30 septembre au 30 novembre 2015. Hotel Régina—2, place des Pyramides, 75001 Paris.



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Entretien réalisé le 16 octobre 2015 - Eve Grinsztajn © Dansomanie


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