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Aleix Martinez : pour l'amour de John Neumeier, de Lausanne à Hambourg
12 juin 2015 : A la rencontre d'Aleix Martinez, soliste au Ballet de Hambourg
Nous
avions fait la connaissance d'Aleix Martinez au Prix de Lausanne 2008.
Finaliste, il avait obtenu le Prix de la Fondation Leenards et le Prix
contemporain, assortis d'une bourse qui lui avait permis de réaliser
ce qui était déjà son rêve, aller
compléter sa formation à l'école du Ballet de
Hambourg, et travailler sous la direction de John Neumeier.
L'école et la compagnie sont installées dans un ancien lycée de jeune filles, construit en 1931 par Fritz Schumacher,
alors architecte en chef des bâtiments civils de la ville de
Hambourg. Devenu mixte en 1967, l'établissement, devint,
à la fin des années 1970, notoirement sous-occupé
en raison d'une chute importante du nombre d'élèves
d'âge scolaire à Hambourg. En 1984, la décision fut
prise de le réaffecter au Ballet. Les travaux de transformation
débutèrent dès la fin de l'année scolaire
1985-1986 - au cours de laquelle furent accueillis les derniers
lycéens. Ce qui était alors devenu le "Ballettzentrum",
le "centre chorégraphique" fut officiellement inauguré le
23 septembre 1989.
Le
grand studio de répétition, évidemment
baptisé du nom de Nijinsky, possède à peu
près les mêmes dimensions que la scène de
l'Opéra de Hambourg.
Si les murs sont la propriété de la ville de Hambourg,
l'école elle-même fontionne selon un mode de gestion mixte
public/privé. L'enseignement y est payant, mais les
élèves dont les familles ne peuvent pas financer les
études bénéficient de bourses consenties par la
fondation des "Amis du Ballettzentrum" ("Freunde des Ballettzentrums"), qui collecte des fonds auprès de mécènes.
Le
stock de chaussons, géré par une ancienne danseuse de la
compagnie. Les ballerines sont libres du choix des marques et le nombre
de paires fournies gratuitement n'est pas limité, John Neumeier
considérant qu'il s'agit-là d'un outil de travail
indispensable.
C'est donc dans ce cadre, qui fut à la fois son école et,
depuis 2010, son lieu de travail quotidien - l'Opéra n'est
utilisé que pour les spectacles et les répétitions
sur scène - qu'Aleix Martinez nous a très
gentiment reçu. Qu'il en soit remercié, tout comme
Daniela Rothensee et Katerina Kordatou, du service de presse, qui n'ont
pas ménagé leurs efforts pour nous faciliter notre
séjour à Hambourg.
Bonjour
Aleix. Nous vous revoyons ici après presque dix ans. Cela fait
bien dix ans que vous avez passé le concours de Lausanne?
Oui, dix ans. Non, un peu moins en fait, c’était en 2008.
Remontons le
temps. Pourriez-vous nous dire ce qu’il y avait avant,
qu’est-ce qui vous a mené à la danse. Vous
êtes issu d’une famille de danseurs?
Pas du tout.
Ma famille est complètement étrangère au milieu de
la culture, de la musique, de la danse. Au début, ce qui
m’a donné envie de danser, c’était
plutôt des films de comédies musicales
(«musicals») que j’ai vus, et même des
films de Walt Disney. A cause de cela j’ai ressenti le besoin de
bouger, de pouvoir m’exprimer au travers de mon corps. Donc
c’est plutôt ça qui m’a poussé à
faire de la danse. Cela venait vraiment de moi.
Vous avez demandé à vos parents de vous inscrire à un cours de danse?
Oui, c’est moi-même qui leur ai dit que
je voulais essayer de danser, que c’était de cela dont
j’avais envie. Au début, ça les a un peu
«choqués», enfin plus exactement, cela leur a
semblé un peu bizarre, qu’un garçon veuille faire
de la danse, mais ils ne s’y sont jamais opposés, ils ne
m’ont jamais posé de questions. Au contraire.
Les garçons étant souvent très minoritaires, voire
absents, dans les cours de danse, vous avez tout de même pu vous
faire des amis, des copains comme on en a à cet âge?
Au
début, non. C’était en 1998. J’étais
encore un gamin. Il n’y avait que des filles dans mon cours.
Depuis, les choses ont évolué, et il y a des
garçons, même dans les écoles privées.
Vous avez vraiment l’impression qu’il y a davantage de garçons qui font de la danse aujourd’hui?
Oui, je m’en rends compte lorsque je retourne
à Barcelone pour voir ma famille. De mon temps, nous
étions un ou deux au maximum dans une classe. Maintenant, il y
en a nettement plus.
Est-ce
que, du moins pour ce qui concerne l’école où vous
avez vous-même commencé la danse à Barcelone, vous
pensez avoir pu servir d’exemple? D’autres garçons
ont-ils, notamment après votre succès au Prix de
Lausanne, voulu vous imiter et apprendre la danse?
Non, je ne le crois pas du tout.
Qu’avez-vous fait après vos premières années d’apprentissage à Barcelone?
Après
Barcelone, à 13 ans, je suis parti à Marseille, chez
Colette Armand. Depuis l’âge de dix ans, durant
l’été, je suivais des stage à
l’école Rosella Hightower, à Cannes. Paola
Cantalupo, la directrice, et son mari m’ont dit : «Ecoute,
si tu as envie d’évoluer, si la danse te plaît, on
connait une bonne école, à Marseille, avec Patrick Armand
[fils de Colette Armand, ancien Maître de Ballet à la
Scala et actuel directeur de l’école de danse du San
Francisco Ballet ndlr.]» J’ai suivi leur conseil et
je me suis présenté à Marseille. On m’a
rapidement ouvert toutes les portes, et l’ambiance de travail
était très agréable. C’était
très motivant pour moi.
Aleix Martinez au Prix de Lausanne, en 2008
Lorsque vous vous
êtes présenté au Prix de Lausanne, je me souviens
que vous aviez déclaré, avant-même le début
des épreuves, que votre rêve était d’aller
chez John Neumeier, à Hambourg. Pourquoi? Connaissiez-vous
déjà les chorégraphies de Neumeier?
C’est assez curieux en fait. Lors d’un
de mes stages à Cannes, j’ai pu visionner un DVD de
l’Opéra de Paris. C’était Sylvia
de Neumeier justement. J’avais tout juste dix ans. Et j’ai
tout de suite beaucoup aimé cela. A l’époque, je
n’avais pas vraiment retenu le nom du chorégraphe, mais
cette façon de bouger et de raconter une histoire,
c’était la direction dans laquelle j’avais envie
d’aller. Quand je me suis présenté au concours de
Lausanne, c’était justement John Neumeier qui avait
réalisé les variations contemporaines que nous devions
présenter. J’ai eu un déclic, je me suis dit :
«mais c’est le même chorégraphe que celui du
DVD de Sylvia, que
j’avais tellement aimé». Alors, j’ai
commencé à me renseigner de plus près sur qui
était John Neumeier, j’ai regardé d’autres
vidéos de ses ballets, et je me suis dit que ce serait bien pour
moi d’aller travailler avec lui, car son style correspondait
à la façon dont j’avais envie de m’exprimer.
Vous
avez été finaliste et lauréat du Prix de Lausanne,
et vous avez donc choisi d’aller poursuivre vos études
à l’école du Ballet de Hambourg. Combien de temps y
êtes-vous resté?
Deux
ans. J’y ai suivi ce qu’on appelle la
«Theaterklasse» [le cours de formation professionnelle,
ndlr], qui est le niveau le plus avancé. Ensuite, j’ai
intégré la compagnie.
Comment s’est passée la transition du rêve à
la réalité? L’école, puis le travail dans la
compagnie, c’était ce que vous aviez espéré
en regardant les vidéos, ou cela a-t-il été
très différent?
Pour moi, ça a été une chance
de pouvoir travailler avec un vrai chorégraphe. Ça a
été une découverte, car cela, on ne s’en
rend pas compte en regardant un DVD. Il n’y a pas eu de
déception, au contraire. Cela demande beaucoup d’efforts,
mais ces efforts mènent quelque part. J’ai
l’impression d’aller dans la bonne direction. Pour moi, la
création, c’est ce qu’il y a de plus
intéressant.
Est-ce
que l’enseignement à l’école du Ballet de
Hambourg est spécifique, différent de ce qu’on fait
ailleurs. Y travaille-t-on déjà le «style
Neumeier» ou les cours sont-ils à l’identique de ce
qui se fait dans les autres écoles de danse à vocation
professionnelle?
Je
n’ai pas vraiment de point de comparaison. Nous avons des cours
de classique, de contemporain, de folklore, comme partout, je
présume. Mais c’est vrai que dès
l’école, on aborde les chorégraphies de Neumeier,
et nous avons présenté en spectacle des ouvrages tels que Yondering,
mais il faut aussi que l’enseignement conserve une base
«généraliste», car tous les
élèves de l’école n’iront pas au
Ballet de Hambourg, et ne peuvent donc pas être uniquement des
spécialistes de Neumeier.
Pour entrer dans la compagnie, cela se passe comment? Il y a un examen, une audition?
Ça dépend. En tout état de
cause, c’est John Neumeier qui choisit. A l’école,
on a la chance de pouvoir participer à des spectacles, Neumeier
vient aussi assister aux cours, et il sait très bien qui est
capable ou pas de s’intégrer ensuite au Ballet de Hambourg.
Et une fois
entré dans la compagnie, comment se passe la transmission du
style et des rôles? Vous êtes suivis par des danseurs plus
anciens? C'est John Neumeier qui supervise en personne tout le travail
de répétition?
Cela dépend. Logiquement, lors d'une
création, c'est Neumeier en personne qui s'occupe de tout,
l'élaboration des rôles, l'atmosphère de la
pièce. Quand il s'agit de la reprise d'un ouvrage
déjà au répertoire, ce sont très souvent
les danseurs qui l'ont créé qui apprennent les
rôles à leurs successeurs. Mais John Neumeier vient
toujours aux dernières répétitions pour le travail
de «finition», pour vraiment donner aux personnages le
caractère désiré.
Lorsqu'il
créé un ouvrage, Neumeier construit souvent les
rôles autours de danseurs spécifiques. A l'occasion de
reprises par de nouveaux interprètes, procède-t-il a des
adaptations?
Neumeier
nous dit toujours que ses ballets évoluent avec le temps.
Certes, on essaye toujours, lorsqu'on reprend un rôle, de
respecter au mieux les pas, la psychologie des personnages. Mais ce que
je trouve intéressant, c'est aussi de pouvoir imprimer sa propre
marque à un rôle, tout en se montrant respectueux des
intentions originelles du chorégraphe. Il est évident
qu'un même ballet interprété par Silvia [Azzoni] ou
par Anna [Laudere] présentera des différences. C'est le
même rôle, c'est la même action dramatique, mais ce
sont deux personnes différentes.
Depuis combien de temps êtes-vous devenu soliste?
Oh, c'est très récent, un an tout au plus.
Aleix Martinez dans Die Winterreise
Est-ce que cela a induit beaucoup de changements pour vous? Le travail
est-il plus intéressant que dans le corps de ballet?
En fait, depuis que j'ai intégré le
Ballet de Hambourg – peut-être parce qu'il est
dirigé par un chorégraphe – je n'ai pas vraiment
ressenti une hiérarchie forte. Il y a une hiérarchie,
mais elle n'est pas toujours déterminante. On m'a
déjà donné des rôles de soliste quand
j'étais simple danseur de corps de ballet. Mais depuis que j'ai
vraiment été élevé au grade de soliste,
cela me permet d'obtenir des rôles de plus grande importance, sur
des ballets plus longs.
Quel a été votre premier rôle significatif?
Ce fut dans Nijinski,
j'interprétais Stanislav, le frère du
célèbre danseur. Je l'ai d'ailleurs interprété lors du Gala Nijinski de 2014. Je me souviens
également avec beaucoup d'émotion de la création
de Liliom, avec Alina
[Cojocaru]. C'était vraiment exaltant pour moi de pouvoir
façonner un personnage. Le travail de répétition,
avec Neumeier, la découverte de la mise en scène,
c'était assez magique. Je jouais le rôle de Louis, le fils
de Julie [Alina Cojocaru] et de Liliom [Carsten Jung].
Est-ce qu'au Ballet de Hambourg, on vous «spécialise» dans certains rôles en fonction de vos aptitudes?
Je ne suis pas à la place de John Neumeier ;
je pense qu'il a des idées précises sur les
qualités, les possibilités de chacun et qu'il en tient
compte pour les distributions, mais je ne saurais pas en dire plus.
Quels sont les rôles que vous-même auriez envie de danser un jour?
Ici, on a
la chance, avec John Neumeier, d'avoir à notre répertoire
des ballets qui comportent des rôles masculins vraiment
intéressants. Celui que j'aimerais vraiment faire, c'est le
rôle principal de Nijinsky.
J'ai déjà eu la chance de pouvoir en interpréter
un petit extrait lors d'une «Ballett Werkstatt»
[«Atelier chorégraphique», séance publique de
répétition commentée par John Neumeier]. C'est un
rôle assez spécial, très fort. Il demande beaucoup
d'énergie, mais c'est quelque chose de très beau à
danser. Pour être tout à fait honnête, je n'ai pas
à proprement parler de «rôle de rêve».
Ce qui m'intéresse avant tout, c'est la création. Le plus
important pour moi, c'est de pouvoir faire des choses nouvelles.
Vous auriez envie de faire aussi de la chorégraphie un jour?
Pourquoi
pas! C'est quelque chose qui me tente, et c'est aussi un peu pour cela
que je suis venu à Hambourg, pour apprendre auprès d'un
Maître comme Neumeier.
Est-ce
que John Neumeier encourage les vocations de chorégraphe?
Avez-vous la possibilité de monter occasionnellement de petites
pièces?
Oui,
chaque année, nous avons une soirée «Junge
Choreographen» [«Jeunes chorégraphes»], au
cours de laquelle nous pouvons créer des choses vraiment
personnelles. Cela se passe dans différents
théâtres de Hambourg, le lieu change d'une année
à l'autre.
Dansez-vous aussi d’autres ouvrages que ceux de Neumeier?
Lorsque je
fais des petits galas à l’extérieur, oui. Mais au
Ballet de Hambourg, non, ou presque. C’est une compagnie de
créateur, et donc, la plupart du temps, on joue les ballets de
Neumeier. J’ai tout de même eu la chance de danser Onéguine,
de Cranko – dans un rôle très secondaire, il est
vrai. Mais nous nous focalisons sur le répertoire
spécifique à Neumeier, c’est évident. Et
c’est intéressant de pouvoir approfondir et comprendre
intimement son style, de ne pas rester à la surface.
Aleix Martinez et Mark Jubete dans Le Messie
Un
certain nombre de grands danseurs de la compagnie vont bientôt
partir à la retraite, Otto Bubeničeck notamment. Est-ce que les
changements sont perceptibles dans la compagnie, avec le départ
d’anciens et l’arrivée de nouveaux solistes?
Y-a-t-il une évolution dans la façon de travailler?
Forcément,
on ressent certaines choses, mais de toute façon Neumeier a
besoin de ce turn-over pour que la compagnie vive, évolue. Le
renouvellement des générations est logique. C’est
vrai que cela a permis à des jeunes comme moi d’être
distribués dans Die Winterreise ou Le Messie.
Même si John Neumeier n’en parle pas trop, son
départ à la retraite est inéluctable et il a
déjà désigné son successeur, en la personne
de Lloyd Riggins. Vous arrive-t-il de penser à
«l’après-Neumeier», de réfléchir
à ce que vous ferez à ce moment-là?
Pas vraiment. Je n’ai aucune idée de ce
qui se passera pour moi. J’ai toujours saisi les
opportunités quand elles se sont offertes à moi : Cannes,
Marseille, Hambourg. Je ne fais pas de plans.
Lloyd Riggins et Aleix Martinez dans Die Winterreise
Quand vous êtes arrivé à Hambourg, justement,
l’adaptation s’est faite facilement? On y est quand
même très loin de l’Espagne!
Non.
Ça n’a pas été évident. A Marseille,
je n’ai pas eu de problème : le climat, le
caractère des gens était assez proche de ce que je
connaissais en Espagne. A Hambourg, le choc a été
nettement plus rude. Ici, c’est complètement
différent. C’est un autre monde. Il y fait nettement plus
froid, les gens sont différents, la société est
différente. C’est une toute autre existence, on vit
beaucoup moins dehors, comme il fait froid. Mais on finit par s’y
habituer. Là, ça va nettement mieux. Je
n’arrive pas encore vraiment à me faire aux longs mois
d’hiver, quand il fait tout gris, mais bon…
Vous arrive-t-il de rentrer voir votre famille en Espagne?
De
temps en temps, même si on a peu de loisirs. Et ma famille vient
aussi occasionnellement me rendre visite et assister aux spectacles
où je danse. Mais ce n’est jamais pour très
longtemps, deux ou trois jours tout au plus.
Aleix Martinez - Propos recueillis par Romain Feist
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Entretien
réalisé à Hambourg le 12 juin 2015 - Aleix Martinez © 2015,
Dansomanie
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