menu - sommaire



entretiens
Josua Hoffalt - Samuel Murez : danse à tous les étages

14 mai 2015 : Josua Hoffalt et Samuel Murez (Opéra National de Paris) présentent "Tchaïkovski", nouveau spectacle de la Compagnie 3ème Etage


La compagnie 3e Etage, fondée par Samuel Murez, danseur au Ballet de l'Opéra de Paris, entame sa onzième année d'existence. Baptisée du nom du lieu où sont établies les loges des "petits grades" au Palais Garnier, elle n'en n'offre pas moins la possibilité aux artistes des sommets de la hiérarchie d'y exprimer également leurs talents créatifs. Aujourd'hui, Samuel Murez donne carte blanche à Josua Hoffalt, Etoile, pour son prochain spectacle, "Tchaïkovski, récits du Royaume des songes", qui sera créé le 13 juin 2015 au Théâtre André Malraux de Rueil-Malmaison.





D'où est venue l'idée de ce spectacle?

Josua Hoffalt : L'idée vient de Samuel. C'est lui qui m'a proposé de prendre la direction d'un spectacle classique. Il se trouve que beaucoup de théâtres nous demandaient des spectacles purement classiques. Je pense que Samuel n’est pas à un moment de sa carrière où il a envie de créer un spectacle entièrement classique.

Samuel Murez : Le classique dans mes spectacles est toujours envisagé de manière particulière. Ce n'est jamais du premier degré. Il symbolise l'ordre, la rigueur, ou alors il sert de véhicule pour la virtuosité. Il est beaucoup lié aussi à la présence de Josua dans le groupe. Je le vois danser depuis qu'il a quatorze ans et j'ai vu tout ce qu'il avait développé en termes de qualité de danse. Lui, ou ceux qui s'inscrivent maintenant dans sa lignée comme François [Alu], développent aujourd'hui une façon de danser le classique qui est unique. Ils mélangent l'école française, dans ce qu'elle peut avoir d'élégant, de précis, d'académiquement juste, avec d'autres éléments. Par exemple, dans le haut du corps de Josua quand il danse du classique, on voit à la fois du Fred Astaire et du Mats Ek. C'est aussi une certaine façon de poser les pas musicalement, une certaine façon de phraser, une certaine dynamique... De même, dans le classique de François, on voit des éléments de hip-hop. Cela correspond à ma vision du classique. Maintenant, mon travail avec Désordres, c'est une chose, mais il y a aussi quand même toute une partie du public qui préférera d'abord acheter des places pour Paquita. Le classicisme académique, ce n'est pas quelque chose qui m’est essentiel en tant que chorégraphe. Ça m'intéresse bien sûr de voir Josua, Ludmila [Pagliero], François, car je pense qu'ils innovent dans leur façon de danser le classique et que ce n'est pas suffisamment remarqué dans le monde de la danse d'aujourd'hui. Il y a les Cubains, qui ont une très grosse technique, les Russes chez lesquels on trouve beaucoup de choses très belles dans le haut du corps... La façon de danser de Josua, c'est une école à part, une base d'école française, mélangée avec une approche beaucoup plus moderne et contemporaine. Pour moi, c'est un développement de la danse important. C'était donc tout naturel d'encourager Josua à développer ça de façon plus visible.

Il y a aussi une discussion que l'on a depuis de nombreuses années autour de la narration classique. Pour moi, le classique a quelque chose de bloquant dès lors que l'on veut parler d'une passion profonde, viscérale. Le formalisme classique introduit pour moi une certaine distance. Josua n'a pas toujours été d'accord avec moi là-dessus, disons que c'est une discussion en cours. Il a l'expérience des premiers rôles classiques et se confronte à chaque fois qu'il les danse à des maladresses, à des problèmes dramaturgiques, à des problèmes de mise en scène, de musicalité ou de lumière. Par rapport à cela, il est forcément limité dans ses choix par les maîtres de ballet. Mais moi, je l'ai toujours vu apporter des solutions très créatives à ces questions, souvent sous-estimées, à la fois par le monde de la danse et par le public, qui ne se rend pas compte à quel point son approche est intéressante. La raison vient pour moi du fait que Josua ne se met pas en avant en disant «je suis Josua». Quand il danse un ballet classique - et je l'ai beaucoup vu danser -, il sert d'abord l’œuvre. Quand il fait Drosselmeyer, il n'a pas la même tête ou la même présence que quand il fait Siegfried ou La Fille mal gardée. Il n'essaye pas, comme certains, de remettre à tous moments ce qu'il sait faire en termes d'interprétation, de technique et de s'assurer que l'attention du public est tout le temps sur lui. Quand il danse, tout, du corps de ballet à sa partenaire en passant par les seconds rôles, devient plus harmonieux, parce qu'il a suffisamment de recul pour servir l’œuvre. Ce que je trouve dommage, c'est que le public a moins tendance à le starifier, alors qu'il mériterait à mon sens d'être davantage starifié. Beaucoup de danseurs à l'Opéra ne voient pas tout ce qu'il apporte en termes d'interprétation ou de subtilité technique. Il y en a aussi qui l'admirent et essayent de l'imiter. J’ai l’impression que beaucoup de personnes ne s’en rendent pas forcément compte. Au mieux, les gens vont dire qu'il a une danse très harmonieuse, souple, agréable...

Le projet, je dirais que ce sont en fait deux choses : d'une part,  le regard que je porte sur Josua, ses explorations et ses innovations dans le classique et, d'autre part, le constat qu'il y a toute une partie du public qui a besoin des tutus du Lac des Cygnes pour venir voir un spectacle de danse. Quitte à ce que cela les amène plus tard à être curieux de voir quelque chose comme Désordres. C'est un fait que beaucoup de spectateurs, tout comme les programmateurs, veulent absolument voir des classiques académiques. Doit-on pour autant laisser d'autres le faire mal? Je pense à certains galas ou à certaines compagnies qui ne se posent pas de questions et contribuent à le ringardiser ou à le sectoriser.

On en est donc arrivé à cette proposition. J'ai demandé à Josua s'il pouvait concevoir un spectacle classique pour 3e Étage. Un spectacle qui s'enrichirait de tout ce qu'il est, de tout ce qu'il a développé et est en train de développer dans la tradition classique. Il a réfléchi une semaine ou deux et est revenu avec cette idée. Je lui ai mis à disposition toutes les ressources du groupe, même si je ne savais pas encore qu'il allait m'en demander autant.

affiche 2


Comment s'est développé le projet à partir de là?

J.H. : Je suis parti de Tchaïkovski parce que c'est un compositeur que j'aime bien. Pour la narration, je trouve que les partitions sont formidables. On entre tout de suite dans des univers très crédibles, très forts, très dessinés. Du coup, je me suis dit qu'on pouvait reprendre les personnages qu'on connaît déjà dans les ballets classiques, des personnages qui parlent à tout le monde, mais avec nos références actuelles. Moi j'aime le cinéma d'auteur, mais j'aime aussi Avengers. Donc je me suis dit qu'on pourrait réunir tous ces personnages des ballets de Tchaïkovski qui ne se croisent pas normalement, créer de nouveaux liens entre eux, imaginer une nouvelle trame narrative qui permettrait de développer certains traits de caractère ou de redonner une place plus importante à d'autres, qui ne font parfois que passer dans un ballet, comme par exemple le Chat Botté, qu'on ne voit que deux minutes trente. C'est un peu dommage par rapport au potentiel qu’ils ont. Pour ce passage par exemple, j'ai réutilisé la musique, mais parfois j'ai complètement retravaillé et l'utilisation de la musique et la chorégraphie.

S.M. : C'est une question d'angle, c'est ça qui est intéressant. Tous ces personnages, on a l'habitude de les regarder directement, de face. Josua les regarde un peu de biais, avec un peu de recul, avec un peu de subtilité ou d'humour. Le risque du spectacle, c'est qu’on ne sait pas comment les spectateurs réagiront à ce regard qu'il pose sur les personnages. D'ailleurs, en ce moment, on est en train d'enlever certaines idées intéressantes, car elles sont trop ambiguës.


Cela reste quand même accessible?

J.H. : Oui, mais surtout il y a des personnages que l'on a repris et dont il ne reste plus que le nom. Les caractères ont totalement changé ou alors, il faut s'imaginer que l'action se déroule quelques années après et qu'ils ont vécu entre temps d'autres histoires que celles qu'on connaît d'eux.

S.M. : Le classique tel qu'on le voit, c'est très premier degré. On regarde les personnages de face. Josua dit qu'il aime le cinéma, mais c'est un médium où l'on peut avoir plus de complexité. Ce qui m'intéresse, c'est qu'ils ne sont plus ici des personnages unidimensionnels.


Takeru Coste
Takeru Coste (Le Chat Moustache)

Le titre mentionne d'abord le compositeur. C'était important cette unité autour de la musique?


J.H. : Il y a plusieurs choses. Tchaïkovski était le point de départ, je suis parti de ça, des partitions. Au début, je pensais mélanger les trois grands ballets, La Belle au bois dormant, Le Lac des cygnes et Casse-noisette, et finalement, en essayant de monter un nouvel arrangement, je me suis rendu compte que la sonorité de Casse-noisette était trop différente, alors que La Belle au bois dormant et Le Lac des cygnes se marient vraiment bien. Je n'ai donc gardé que ces deux-là.

S.M. : C'est aussi une considération commerciale. L'aspect financier est significatif, puisque concrétiser la vision artistique de Josua nécessite des moyens considérables.Comment fait-on pour avoir autant de danseurs, autant de costumes, autant d’effets, autant de décors, une équipe aussi grosse? Sans parler des temps de répétition. On n’évoque pas toujours ce côté-là des choses, mais quand on parle aux gens qui montent des spectacles, le sujet du financement vient très tôt, y compris avec des grands chorégraphes. On travaille sur un modèle économique [l'auto-production, ndlr] qui nous permet de lancer un spectacle ambitieux – au risque de se prendre un mur -, il n'y a pas dix mille compagnies indépendantes qui peuvent faire un truc de cette taille-là, mais tout de suite on se rend compte que si l'on met Tchaïkovsky sur l'affiche, beaucoup de choses deviennent plus faciles.


Le titre - Récits du royaume des songes - est magnifique et renvoie à la fois à la féerie et à une narration...

S.M. : Je ne pense pas qu'on soit dans un traitement complètement linéaire de l'histoire. C'est  narratif au sens où il y a des choses qui arrivent, mais l'histoire ne répond pas complètement aux règles dramaturgiques. Je ne pense pas non plus que les gens sortent du spectacle en se disant que l'histoire était l’aspect essentiel de A à Z. Je pense que l'intérêt repose davantage sur les personnages, l'angle que l'on adopte, la manière dont on les découvre, les rapports qu'ils ont entre eux, la caractérisation. C'est plus un croisement de récits qu'un récit linéairement rigoureux. Mais il n'est pas exclu que le ballet continue de se développer. Il y a beaucoup d'enthousiasme autour de ce titre, de ce concept, de ces décors... Une tournée est prévue dès la saison prochaine, donc ces récits vont continuer d'évoluer. En fait, ce n'est pas tant la tragique histoire de Carabosse qu'un croisement d'histoires – d'ailleurs, le titre est au pluriel - où Carabosse peut croiser Rothbart, le Chat botté, l'Oiseau bleu, etc, et tout cela dans un univers particulier, le royaume des songes. Il reste quand même un gros questionnement autour de la lisibilité de l'histoire pour quelqu'un qui n'a pas lu le livret et ne comprend pas la pantomime.

J.H. : C'est une question qu’on se pose toujours aujourd'hui. Les gens qui vont voir Le Lac des cygnes pour la dixième ou la vingtième fois oublient parfois qu'il y a eu à un moment donné une première. Moi je vois des tas de gens, et notamment des enfants, qui sortent des spectacles classiques et qui se posent des questions sur qui fait quoi. Ils n'ont pas compris ce que se racontaient les personnages. On a tendance à oublier que dans beaucoup de ballets classiques on ne comprend rien à l'histoire.

S.M. : Ou alors il faut lire le livret avant le spectacle. Le problème c'est qu'au cinéma on comprend. Dans Désordres et Dérèglements, il y a beaucoup de choses qu’on comprend sans lire le livret, mais c’est aussi souvent parce que je me suis affranchi de certains codes classiques, ce qui n’est pas le but ici. 

J.H. : Il y a quand même des gens aujourd'hui qui font des ballets narratifs dans lesquels l'histoire est compréhensible de A à Z. Matthew Bourne, qui est une référence qu'on a tous les deux, quand il raconte une histoire, on comprend tout.

S.M. : On se rend compte en répétition que l'on perd une certaine stylisation qui est absolument inhérente au ballet classique. On est en train de travailler sur ça et c'est un point vraiment intéressant.


On peut avoir une petite idée de l'intrigue?

J.H. : Le premier acte:se déroule au château de Carabosse. Elle est très violente, irascible. Elle a des seigneurs qui constituent sa cour, des personnages très sombres, qu'elle maltraite. Elle a aussi un fils, Rothbart, un personnage plutôt solaire, joyeux et irresponsable, qui a pour meilleur copain le Bouffon. Carabosse veut marier son fils pour qu'il puisse lui succéder alors que lui pense surtout à s'amuser avec son ami. Les deux amis sont chassés, avec pour mission de trouver une épouse. Dans le deuxième tableau, ils se retrouvent dans la forêt enchantée. Ils y rencontrent l'Oiseau bleu, poursuivi par le Chat Botté qui veut le manger. Entre temps, il y a une variation de lamentation de Rothbart sur la musique de la variation lente de Désiré. Il y a aussi une scène de course poursuite qui emprunte à Tex Avery et c'est vraiment une de mes scènes préférées qui se termine par le sauvetage de l'Oiseau bleu par le Bouffon et Rothbart. Dans le troisième tableau, l'Oiseau bleu conduit ses nouveaux amis au lac - fait avec de la fumée -, où ils vont pouvoir trouver une épouse pour Rothbart. Le «mac» des cygnes, autrement dit Siegfried, est là avec tous ses cygnes, son harem en quelque sorte : le cygne blanc, les deux petits cygnes jumelles, le cygne noir, qui est une sorte de vilain petit canard tout le temps exclu. Le «mac» est un personnage imbu de lui-même, qui représente la suffisance caractéristique de certains danseurs classiques. Il propose à Rothbart le Cygne noir comme épouse, mais Rothbart préfère le Cygne blanc. Le deuxième acte, c'est le retour de tout ce petit monde au château, avec notamment les divertissements du mariage et le dénouement des divers conflits.


Sur le plan chorégraphique, c'est un travail à partir des versions classiques ou une recréation complète?

J.H. : Au départ, le but, c'était quand même de reprendre pas mal de choses que les gens connaissaient et de les réintégrer.

S.M. : Mais en fait, Josua a beaucoup enlevé, notamment tout ce qui n'était pas cohérent ou pas très bon. Par exemple quand on parle de Noureev, ne serait-ce que musicalement, il y a quand même des choses qui peuvent être améliorées très facilement. Ce qui est Petipa - Ivanov, ça a eu tendance à plus rester, du moins dans ce que j'ai vu. En gros, on a donc 80% de création originale et 20% d'académique.


La création s'est attachée à quoi?

J.H. : C'est une création originale de mouvement, de décors, de lumières, de mise en scène... Tout en fait. Même quand il y a reprise, les intentions sont changées, de même que le contexte. Par exemple, l'adage du Cygne blanc n'est pas un adage d'amour, mais un adage d'ennui. La chorégraphie, dans ce cas, est gardée à 70%, mais elle est totalement redirigée dans un nouveau contexte et il y a d'autres personnages autour.

S.M. : Il faut voir que Josua travaille aussi en fonction des interprètes qu'il a, ce qu'on a toujours fait avec 3e Étage. Dans d'autres contextes, le but est de faire, quoi qu'il arrive et quitte à tomber par terre, la chorégraphie telle qu'elle a été décidée par l'autorité divine. Il y a des choses dans les chorégraphies académiques que peut-être Josua ferait très bien et que le danseur qu'il a devant lui ne fait pas très bien parce que ça ne lui va pas. Josua va donc très facilement lui adapter quelque chose qui lui ira mieux.

J.H. : Depuis le début de la création, il y a des choses que l'on a déjà changé deux, trois, quatre fois par rapport à ce que j'avais demandé au début.

François Alu
François Alu (Rothbart)

Quelle est la part de Samuel Murez et la part de Josua Hoffalt dans le ballet?

S.M. : Moi, déjà, je produis, et c'est une assez grande responsabilité. Josua chorégraphie et est le directeur artistique du spectacle. Cela veut dire qu'en dernier lieu, toute décision artistique lui revient et toute décision de production me revient. Après, ça ne veut pas dire que sur telle ou telle scène, il ne va pas me demander pas mon avis. Mais disons que je ne vais pas forcément apporter quelque chose sur ce spectacle que j'aurais mis dans une de mes chorégraphies. Josua est une personne que je connais profondément sur le plan artistique, je vais donc apporter quelque chose dont je pense qu'il aurait pu le mettre ou qu'il s'accorde avec son style ou avec l'intention que je détecte dans la scène. De même, quand on travaille sur Désordres ou sur un autre spectacle, quand Josua me propose quelque chose, c'est toujours quelque chose dont il pense qu'il va me correspondre.

J.H. : Là, le gros du travail a été fait, on est plus maintenant dans un travail de retouches ou d'améliorations, et du coup, on a tendance à se répartir davantage le travail. Samuel vient souvent me voir pour m'expliquer ce qu'il a fait avec telle personne et je lui dis «ah non, ça c'est trop Murez, c'est pas possible!» , et d'autres fois, je lui dis : «ça, c'est bien Hoffalt, c'est parfait!».

S.M. : C'est une question d'unité stylistique et de cohérence.

J.H. : Je profite de l'expérience de Samuel, c'est un confort énorme. Il fait de la chorégraphie depuis dix ans. Ce serait stupide de ma part de ne pas m'appuyer là-dessus et de ne pas lui demander des conseils ou de ne pas lui faire confiance parfois sur certaines corrections.

S.M. : Il ne faut pas non plus minimiser l'intérêt et l'importance du travail de Josua, notamment au niveau du style, en tant que chorégraphe. Il a vraiment une approche unique du mouvement classique. Son travail va loin dans les détails des positions, des enchaînements et cela vaut aussi pour les rôles féminins. Ce qu'il fait est d'une grande sophistication et cela lui vient aussi de toutes les répétitions auxquelles il a participé, de toutes les grandes danseuses avec lesquelles il a dansé, de ce qu'il dansé lui aussi… Du coup, quand il chorégraphie, il a un style très distinct qui est imprégné de ces choses-là. Dans son travail, on retrouve certains épaulements ou certains « circuits », c'est-à-dire le fait d'enchaîner telle position avec tel angle, typiques de lui. Le problème, c'est que ce style est très difficile à danser et qu'il demande, mentalement, une précision énorme. Son écriture, ce sont de tout petits changements d'épaulements, des façons très subtiles de passer d'une position à une autre, de décaler un temps musical et de le reprendre...  Faire faire ça à des danseurs qui ne sont pas lui, ce n'est pas évident. Un très bon danseur est capable de penser à plusieurs choses complexes à la fois : syncoper un pas, assouplir une arrivée, faire passer un bras par un circuit particulier, se mettre dans une lumière et ensuite garder un équilibre en fonction d’une note musicale particulière. Josua fait tout cela quand il danse, mais tous les danseurs n’ont pas forcément l’habitude de son niveau d’exigence.

J.H. : Ce qui se passe, c'est que je commence par montrer quelque chose aux danseurs, mais on n'a pas forcément le temps de le travailler, seulement de l'apprendre. Quand Samuel les voit la première fois, ils le font, mais pas forcément bien, sans mettre toujours en avant les points sur lesquels je voulais insister et il faut le refaire trois-quatre fois avant que le danseur commence à s'approcher de ce que je veux. L'avantage, c'est que Samuel a l'habitude, il connaît les qualités et les faiblesses des danseurs. Il sait comment gagner du temps avec eux, beaucoup plus que moi. Il a plus de facilités parfois à mettre en valeur ma chorégraphie que moi-même, parce qu'il connaît mieux les interprètes.

S.M. : J'insiste sur le fait que le style de Josua, s'il est très classique, est vraiment distinct. Par rapport au style des chorégraphes qui font du classique depuis dix ou quinze ans, je le comparerais plutôt favorablement. Mais c'est une écriture complexe, subtile, très exigeante dans l'interprétation. Je suis curieux de voir à quel point les gens relèveront ça. Ce qu'il fait, c'est vraiment profondément musical, d’un type de musicalité qu’on voit rarement. Son travail s'appuie à la fois sur la mélodie et l'accompagnement, la rythmique, la dynamique, il tient compte des subtilités de l'orchestration. Il y a aussi beaucoup d'idées sur les épaulements. Là-dessus, il s'est permis un peu de largeur stylistique. Forcément, à être aussi polyvalent à l'Opéra, on connaît bien les différents styles. On sait quand on est dans un épaulement romantique, dans un épaulement académique, quand on commence à virer vers les Ballets russes, le néo-classique, le forsythien... La palette qu'il s'autorise est plus large que ce à quoi on peut s'attendre. Par exemple, dans un passage, il va emprunter un passage en seconde basse romantique pour un cygne. Non seulement ça ne me dérange pas, mais en plus je trouve ça extrêmement riche et harmonieux. Quand on regarde la chorégraphie, cela offre une palette plus large au mouvement du danseur. Cela offre a aussi une palette historique, on accède à la richesse de notre histoire, alors que dans certains ballets, on s'enferme dans une certaine monotonie stylistique.


laura hecquet
Laura Hecquet (La Princesse Cygne)


Avez-vous eu des sources d'influence conscientes?

J.H. : C'est quelque chose dont on a déjà parlé avec Samuel et là-dessus, on partage vraiment beaucoup de références. On a quand même une référence commune sur la narration, sur la caractérisation des personnages, par les pas, par la tenue... et c'est Roland Petit. Quand on revoit ses ballets aujourd'hui, il y a peut-être des choses qui ont vieilli, mais quand a redansé Notre-Dame de Paris - je ne l'avais pas vu depuis des années -, j'ai quand même été frappé par le talent qu'il avait de faire avancer le récit sur chaque scène. Même dans des scènes qui racontent moins, ça parle malgré tout ou d'un lieu ou d'un personnage. Une variation n'est jamais faite gratuitement. C'est toujours profondément théâtral. On parle là d'un roman qui fait près de mille pages et il arrive à sélectionner les scènes importantes. C'est vraiment de l'ordre du montage au cinéma.

S.M. : Contrairement à d'autres chorégraphes qui font des ballets avec des scènes entières où il ne se passe rien. Il y a un peu de mouvement, mais l'action n'avance pas, la mise en scène n'avance pas, visuellement, il ne se passe rien non plus. Ce que l'on aime chez Roland Petit, je pense, c'est qu'il y a toujours quelque chose qui est en train de se passer : une émotion, une image, un climat. Ça avance toujours.


Y a-t-il d'autres influences?

S.M. : Évidemment, Josua a une connaissance profonde de Petipa. On ne peut pas dire que Nouréev soit absent non plus...

J.H. : De Nouréev, j'ai repris certaines choses et j'ai même laissé certains enchaînements. Il y a, chez Nouréev, des enchaînements de pas qu'il a utilisés à outrance, où il a fini par se caricaturer lui-même, et que l'on retrouve dans tous ses ballets, comme un espèce de piqué, rond de jambe, développé... A la base, c'est joli, mais le problème, c'est qu'il en abuse : vingt fois dans La Belle, dix fois dans La Bayadère, quinze fois dans Le Lac! Une fois ou deux, ça suffit. Cet enchaînement, par exemple, je l'ai gardé.

S.M. : Je pense qu'il y a aussi un côté Ballets russes, au sens d'un spectacle total. Josua voulait que ce soit un spectacle très riche.

J.H. : Ce n'est pas vouloir être chichiteux, mais j'en suis à une période de ma vie où j'en ai un peu assez des choses minimalistes : le cyclo bleu, le collant, le justaucorps... Surtout à l'Opéra de Paris! Moi j'ai envie d'être comme un enfant au spectacle. Quand le rideau s'ouvre, j'aime que les gens s'exclament rien qu'en voyant le décor. Quand les filles de Diamants se font applaudir au lever du rideau, ce n'est pas à cause du cyclo bleu, mais bien à cause de la richesse des costumes de C. Lacroix.

S.M. : En termes de décor, de costumes, d'effets, même de maquillage, on n'est pas dans le minimalisme. On est par exemple dans du vrai maquillage de scène, avec les mains maquillées... Pour nous, un oiseau bleu, c'est vraiment un oiseau bleu, il a des ailes et des ongles bleus, le visage bleu. Il est un oiseau aussi dans sa façon de danser. Il vole tout le temps, il rebondit partout, il glisse d'un pied sur l'autre, il apparaît, disparaît.... Il ne se contente pas d'aligner première, cinquième, séries d'entrechats cinq... Un effet que Josua a mis et que je trouve très drôle, c'est qu'à chaque fois qu'il bat des ailes, il y a du vent autour de lui et les autres personnages sont repoussés.

Muriel Zusperreguy
Muriel Zusperreguy (Carabosse)


Quels sont les danseurs qui participent au spectacle?


J.H. : Le rôle principal est interprété par François Alu, il fait Rothbart. Hugo Vigliotti est le Bouffon, Muriel Zusperreguy la fée Carabosse, Takeru Coste le Chat botté, Lydie Vareilhes Mistrigri, une sorte de personnage narrateur, Yann Chailloux Siegfried, Léonore Baulac le Cygne noir, Clémence Gross et Sophie Mayoux les Cygnes jumelles, Sofia Rosolini le Cygne blanc. Dans les seigneurs des ténèbres, et à tour de rôle sur les autres rôles, il y a Antonio Conforti, Simon Le Borgne, Antonin Monié, Marion de Charnacé, Héloise Jocqueviel...


Donc beaucoup de danseurs de 3e Étage?

J.H. : Il y a un peu des deux : un gros noyau que je connaissais par 3e Étage et d’autres auxquels je me suis adressé spécifiquement pour ce projet, comme Yann Chailloux.

S.M. : Les emplois sont parfois très différents de ceux de mes spectacles, du coup cela permet de construire des distributions assez différemment.

A entendre l'histoire, on a l'impression que le ballet convoque ou pourrait convoquer énormément de danseurs, il pourrait être donné sur la scène de l'Opéra?

S.M. : Pas pour l'instant. Je reste persuadé que Josua serait tout à fait capable de donner un spectacle sur la scène de Garnier. J'en suis même 100% convaincu. Après, malgré la grande quantité de moyens déployés, on n'a pas tout à fait l'envergure pour faire quelque chose de la taille d'un Lac. Ça reste encore intimiste, on n’a pas de corps de ballet de 24 danseuses et soixante figurants. Ça marche pour l'humour, pour les effets visuels, pour des tas de choses, mais on n'a pas ce côté « impressionner le Tsar ». Ce serait possible au fur et à mesure, mais pour cela, il nous faudrait plus de temps de répétition, plus de moyens, plus de danseurs.


Les moyens ont été mis sur les décors, sur les costumes?

S.M. : Sur les décors surtout. Ce sont des décors originaux, des toiles peintes réalisées par des peintres pendant deux mois. Ça nous a coûté une fortune. C'est quelque chose d'extrêmement difficile à gérer, ce sont des contraintes techniques énormes. Mais c'est ça qui fait aussi les images qu'on va avoir, les colonnes, les changements, les explosions... Pour les costumes, ce sont essentiellement les costumes de l'Opéra, sauf le costume du Bouffon, qui est original.

J.H. :
Ce sont des contraintes, mais en même temps, ça nous ouvre tout un champ de possibilités.

S.M. :
C'est sûr, ça ne ressemble pas à Désordres, dans lequel l’espace n’est structuré que par les lumières. Mais on en a aussi un peu assez avec Josua de ce discours : « je suis minimaliste par choix, ma prod, c'est un cyclo avec des tuniques, c'est génial ». On est extrêmement bien placés pour savoir que le minimalisme, c’est parfois une envie profonde et sincère, mais c’est très souvent un discours qui masque le fait que faire un spectacle riche et complexe, c’est vraiment, vraiment dur.

J.H. :
Le minimalisme, je pense que ça eu un impact sur toute une génération. On a travaillé avec des gens qui nous expliquaient en gros que pour résoudre le problème, il fallait supprimer le problème au lieu de trouver une solution. Comme par exemple avec la fumée : ça pose des problèmes, donc supprimons la fumée! Or, elle fait partie du spectacle. On en a un peu assez de tout ça. C'est sûr, ça prend du temps, mais regardez où on travaille : les gens ne vont pas visiter Bastille, ils vont visiter Garnier. Aujourd'hui, on ne prend plus trente, cinquante, cent ans pour construire un bâtiment, mais bizarrement, on va visiter ceux dont la construction a pris trente, cinquante, parfois plusieurs siècles. On va faire en sorte de ne pas prendre autant de temps pour faire des pièces, mais il y a des projets qui nécessitent du temps.


Josua, vous êtes étoile et avez donc accès à tous les rôles principaux à l'Opéra. C'est important pour vous de continuer à travailler avec Samuel et 3e étage?

J.H. : 3e Étage est une structure en évolution constante. Ensuite, je crois fermement au talent et aux compétences de Samuel. On travaille ensemble depuis de nombreuses années et je pense qu'il y a aussi une histoire d'amitié. Samuel me propose des choses que je n'ai pas la possibilité d'exploiter ou de créer à l'Opéra. Je sais bien qu'il ne me proposera jamais de danser Le Lac des cygnes de je ne sais quel chorégraphe et que ça, c'est réservé à l'Opéra. J'ai pris un plaisir énorme à danser le rôle du Prince Siegfried pour la première fois le mois dernier, mais l'Opéra, pour l'instant, ne m'a pas offert la possibilité de participer à des créations suffisamment excitantes, alors que ça a été le cas avec Samuel et 3e Étage. Je pense aussi qu'il m'a donné la possibilité d'avancer en tant qu'interprète. A l'Opéra, on est plus livrés à nous-mêmes, on doit se débrouiller parfois tout seuls. Le rapport humain est différent.


Il y a de plus en plus de discussions autour de la «conservation» des versions de Nouréev. Comment vous vous situez dans ce débat?

J.H. : Je me retrouve dans la nouvelle vague, comme François du reste. On est peu. Nulle part ailleurs on n'impose des versions aussi rigides. Le problème vient du fait qu'on répète avec des gens de différentes générations qui ont toutes travaillé avec Nouréev. D'un côté, il y a des gens comme Claude de Vulpian ou Florence Clerc, d'un  autre, des gens comme Clotilde Vayer, Laurent Hilaire, qui sont de la génération suivante. Ils ont tous travaillé avec Nouréev, mais ils ont tous des discours différents, plus ou moins rigides. Je ne sais pas ce qui s'est passé pour les uns ou pour les autres. C'est toujours pareil, dans le discours, il n'y a qu'une version, c'est comme ça et pas autrement, mais  dans les faits, chacun a sa propre version. Il y a aussi des changements qu'on permet à certains – maîtres de ballet ou danseurs -, et pas à d'autres. Par exemple, dans Le Lac, il y a deux ou trois choses qu'on m'a plus ou moins laissé faire, en tout cas que j'ai faites. Mais on m'a prévenu : «si toi tu fais ça, qu'est-ce que je vais dire à François?» Mais moi à l'âge de François, quand je voyais Nicolas Le Riche faire une autre version, on me disait : «ah mais lui, c'est Nicolas Le Riche, tu n'es pas Nicolas Le Riche...». Et maintenant que j'ai son âge, on me refuse toujours des choses.

S.M. : Il y a un moment où ce qui doit primer, c'est le spectateur et la qualité artistique du spectacle. Dans la très grande majorité des cas, quand je vois Josua changer une version, il remplace quelque chose qui marche moins bien par quelque chose qui marche mieux, en termes de musicalité, de phrasé, de dynamique. Si ça lui convient mieux en tant que danseur, ça ne peut que rendre le spectacle meilleur. Je pense notamment à ce qu'il a fait dans le Cygne noir, avec la descente alternée avec des tours en l'air en couronne et ses pirouettes finies en équilibre, c'était magnifique, ça a eu beaucoup de succès auprès des danseurs et des spectateurs.

J.H. : C'est surtout que j'ai choisi de retoucher à des passages qui ne font pas la version Nouréev. Je n'ai pas touché la variation lente du Prince, mais celle du Cygne noir, où traditionnellement chaque danseur adapte à sa manière. De même, dans Don Quichotte, François a touché à la variation du troisième acte, mais ce n'est pas celle qui fait la version Nouréev. Il n'a pas changé la première variation qui commence par le saut en écart est complètement caractéristique de la version Nouréev.



Que faut-il faire alors?


J.H. : Plus ça va et plus je pense personnellement qu'il faut continuer à proposer de nouvelles choses.

S.M. : Quand je vois Josua créer Tchaïkovski, je vois un chorégraphe talentueux qui comprend la façon de danser aujourd'hui et les possibilités de ses interprètes et est capable de proposer des choses autrement plus percutantes et riches que ça a pu être le cas par le passé. Le ballet que Josua est en train de créer est un très bon argument pour dire qu'il faut continuer à faire des versions des classiques. Après, on a aussi une très belle tradition : chaque version se construit sur la précédente. Il y a des choses qui ne se perdent jamais. Mais geler une version, c'est dangereux.


Mais qui pourrait faire ça aujourd'hui?


S.M. : Je n'ai pas encore vu Josua avec vingt-quatre cygnes, mais quand je vois les arrangements, les déplacements, les croisements, les dispositions scéniques qu'il fait déjà avec douze personnages, je me dis que je lui confierais un corps de ballet sans hésiter.


Ça vous tenterait la chorégraphie à cette échelle?

J.H. : Je ne sais pas encore. J'attends déjà de voir comment ça va se passer avec Tchaïkovski. Là, ça dépasse le cadre de la danse. C'est un choix de vie.

S.M. : Il y a certains projets qui sont légers à porter, mais s’engager dans des créations de grande ampleur, avec une approche anti-minimaliste, ce sont des contraintes significatives, il faut avoir envie de les assumer.


Des tournées du spectacle sont-elles prévues?

S.M. : Il y a déjà entre cinq et dix dates prévues dans des théâtres l'année prochaine. Il rencontre beaucoup de demandes auprès des théâtres qui programment. Il est destiné à être auto-produit sur de grandes scènes. Après, on a aussi envie de mûrir ce spectacle. Un peu comme pour mes pièces, elles ont mûri avant d'être présentées à Buenos Aires ou au Jacob's Pillow. Ce que vous verrez à Rueil sera donc plus une avant-première que quelque chose de complètement fini.


Vous n'avez pas voulu danser dedans?

J.H. : Pas pour l'instant. Je pense que j'avais besoin de recul sur ce que je faisais. Je vais reprendre une comparaison avec le cinéma : les grands réalisateurs que j'admire ne tournaient pas dans leurs films. Je ne vois pas comment on peut gérer de manière optimale les deux. Une fois que le projet sera suffisamment avancé, il y aura peut-être un ou deux rôles que je pourrai danser avec les autres. Je n'ai pas la prétention d'être le nouveau Chaplin. C'est ma première expérience quand même, et c'est un gros truc, ça n'aurait pas été sain, ni raisonnable.




Josua Hoffalt / Samuel Murez - Propos recueillis par Bénédicte Jarrasse




 
Bande annonce n°1 du spectacle


Bande annonce n°2 du spectacle

Le contenu des articles publiés sur www.dansomanie.net et www.forum-dansomanie.net est la propriété exclusive de Dansomanie et de ses rédacteurs respectifs.Toute reproduction intégrale ou partielle non autrorisée par Dansomanie ou ne relevant pas des exceptions prévues par la loi (droit de citation notamment dans le cadre de revues de presse, copie à usage privé), par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. 




Entretien réalisé à Paris le 14 mai 2015 - Josua Hoffalt / Samuel Murez © 2015, Dansomanie


http://www.forum-dansomanie.net
haut de page