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Entretien : Aaron Watkin, directeur du ballet de la Semperoper de Dresde
23 octobre 2014 : à la rencontre d'Aaron Watkin, directeur du Ballet de la Semperoper
La
Semperoper, qui doit son nom aux architectes Gottfried et Manfred
Semper, concepteurs du théâtre édifié entre
1871 et 1878, est l'une des scènes lyriques et
chorégraphiques les plus célèbres d'Allemagne. En
grande partie rasé par le bombardement criminel du 13
février 1945, le bâtiment fut rendu au chant et à
la danse en 1985, après des travaux de restauration d'une
durée de près d'un demi-siècle. C'est le canadien
Aaron Watkin qui, depuis 2006, préside aux destinées de
la compagnie de ballet, dont les origines remontent à 1667, et
dont le compositeur Carl Maria von Weber, directeur de la musique de la
Cour, fit une troupe permanente en 1825. Aaron Watkin a très
gentiment accepté de recevoir notre correspondante à
Dresde pour répondre à ses questions.
Pouvez-vous
d’abord présenter votre parcours personnel qui vous a
mené jusqu’à la direction du ballet du Semperoper
en 2006?
Je suis originaire de Vancouver, au Canada. A l’âge de 12
ans, je suis parti étudier à Toronto, à
l’Ecole Nationale du Ballet du Canada, et ce,
jusqu’à mes 18 ans. Après avoir obtenu mon
diplôme de fin d’études, j’ai
intégré la compagnie [le National Ballet of Canada, ndlr]
pendant deux ans. Puis j’ai été engagé
à Londres, à l’English National Ballet durant deux
ans également. Ensuite, je suis parti aux Pays-Bas, où
j’ai travaillé durant six ans au Het National Ballet
(Amsterdam). [Il y aura comme collègue David Dawson,
qu’il va beaucoup inviter plus tard en tant que
chorégraphe à Dresde, ndlr]. A Amsterdam, j’ai
retrouvé William Forsythe pour Artifact Suite (j’avais déjà travaillé Second Detail avec lui au Canada),
et il m'a proposé de venir dans sa compagnie à Francfort.
En 1997, j’ai été blessé au pied, ce qui
m’a éloigné de la scène pour un temps. Je
venais donc souvent à Francfort voir mes amis, je regardais leur
travail. Et Bill, de nouveau, m’a dit qu’une fois que je
serai guéri, je pourrais rejoindre sa compagnie si je le
voulais. Donc, après n'avoir dansé quasiment que du
répertoire classique durant onze ans, j’ai
décidé de partir danser pour William Forsythe. J’y
suis resté deux ans, c’était l’époque
où l’on dansait encore ses pièces
néo-classiques, mais où il commençait à
forger son nouveau style, plus «contemporain».
J’ai toujours voulu danser du Jiří Kylián, qui
avait sa compagnie aux Pays-Bas, le Nederlands Dans Theater, mais je
n’avais pas envie de retourner vivre en Hollande, du moins pas
à Amsterdam. Donc j’ai auditionné à Madrid
pour la compagnie de Nacho Duato, où le répertoire
comprenait naturellement - et principalement - ses propres ouvrages,
mais aussi beaucoup de Kylián. J’y suis également
resté deux ans, puis je suis arrivé à un point
où je n’avais plus envie de danser, j’avais besoin
d’autres défis. Je suis alors parti vivre en Israël,
à Tel-Aviv, où j’ai commencé à
travailler en tant que professeur de danse freelance. J'ai atteint
là un stade de ma carrière où j’avais envie
de voir autre chose. Je ne pense pas que j’aurais pu
m’épanouir davantage en tant que danseur. J’ai
commencé à organiser des galas, avec, entre autres,
l’aide de Jiří Kylián et de William Forsythe, qui
m’autorisaient à diffuser certaines de leurs œuvres.
Je travaillais aussi à Bruxelles avec David Dawson. Nous y
avions un studio appelé «Le Loft», dont
j'étais le directeur artistique. Par ailleurs, j'ai
envoyé mon CV un peu partout, dans l’intention de
travailler en tant que professeur de danse invité, ou pour
remonter des pièces de Forsythe (à sa demande) pour des
compagnies professionnelles. Durant cette période,
j’étais toujours sur la route : j’ai
été invité en Suède, en Israël,
à Lyon, au Ballet de Cobourg (Allemagne), à Monte-Carlo,
en Espagne... Ça a été une période vraiment
heureuse de ma vie.
Je me suis installé à Madrid où j’ai
travaillé en tant que maître de ballet pour Victor Ullate,
tout en continuant de remonter des pièces de Forsythe.
C’est ainsi qu’en 2004, j’ai travaillé au
Mariinski, où Forsythe était alors
représenté pour la première fois.
C’était vraiment impressionnant! Il s’agissait de Steptext.
Cette même année, à la Semperoper de Dresde, on
m’a proposé de faire répéter à
nouveau Steptext, ainsi que The Vertiginous Thrill of Exactitude.
Alors que je travaillais ces pièces, le directeur
général de la Semperoper m’a demandé si
j'étais intéressé pour prendre la tête du
ballet. Il comptait changer les responsables de la compagnie, de
l’école, et voulait faire évoluer le
répertoire. Dans ce but, il avait sollicité l'avis de
William Forsythe, qui leur a proposé mon nom.
En même temps, la direction de l'école de danse, la
Palucca-Schule, venait d'être proposée à Jason
Beechey. Nous nous connaissions nous-mêmes depuis
l’école, nous avions la même façon de penser
et je pense que cela a été une grosse chance
d’arriver tous les deux en même temps. Ça nous
donnait la possibilité de faire briller de nouveau la compagnie
et l’école, qui n’avaient quasiment aucun lien
auparavant. L'école et la compagnie étaient deux
entités distinctes. Nous avons même créé un
programme d’«apprentis» (stagiaires), qui a permis
chaque année à une dizaine de tout jeunes
diplômés de continuer à se former à
l’école de danse, tout en travaillant avec le ballet.
D’ailleurs, certains ont par la suite obtenu un contrat
professionnel dans la compagnie.
Pouvez-vous
nous présenter votre compagnie? Comment faites vous pour
travailler avec des danseurs venant d’écoles si
différentes?
Nous avons soixante danseurs, et cette année il me semble
vingt-deux nationalités (quelques Allemands, mais surtout des
Américains, Espagnols, Français, Japonais,
Coréens, Italiens, Tchèques...). Ce que je recherche en
premier - et je le tiens de Forsythe je suppose -, ce sont des danseurs
qui savent bouger, des «movers», qui ont quelque chose
de spécial, d’unique. Je ne veux pas qu’ils se
ressemblent, qu’ils soient tous de la même taille,
qu’ils dansent tous de la même façon. Ils viennent
de Russie, de l’Opéra de Paris, des États-Unis, du
Japon, ou ont un passé plus orienté vers le moderne, mais
ils sont tous uniques et brillent tous autant en classique qu’en
contemporain. Je suis vraiment fier d’eux.
Mais
à Paris - vous y venez en tournée dans quelques jours -,
le public est plus habitué à voir l’Opéra,
où les danseurs viennent presque tous de l’École de
danse. Quelles pourront être les réactions à la vue
de danseurs tous si différents?
Déjà, nous venons à Paris avec un programme
Forsythe, où, justement, il ne faut pas chercher à se
ressembler, bien au contraire. Donc ce n’est pas un
problème. Mais même avec nos productions classiques
(j’ai chorégraphié un Lac des Cygnes, La Belle au bois dormant, Casse-Noisette),
où il est certain que nos lignes dans le corps de ballet ne sont
pas aussi parfaites que celles de l’Opéra ou du
Bolchoï, nous faisons en sorte que ça soit tout de
même esthétique. Je n’ai pas non plus le même
effectif que ces très grosses compagnies, qui peuvent se
permettre d’avoir un groupe de quatre vingts artistes qui
dansent en priorité les grands ballets classiques et
d’autres davantage tournés vers le contemporain.
Après, il est certain que je ne vais pas mettre le plus petit
des cygnes à coté du plus grand. De toute façon,
même si à la base nos danseurs sont tous
différents, sur scène, lorsqu’il le faut, ils
savent ne faire qu’un. J’ai une excellente équipe de
professeurs et maîtres de ballet avec moi, et grâce
à eux, les danseurs apprennent à se mouvoir et à
respirer de la même façon lorsqu’on le leur demande.
C’est aussi ça notre force.
Vous avez un répertoire très classique, mais vous montez
aussi des ballets de Balanchine, Kylian, Forsythe, Dawson, Mats Ek,
Naharin, Ekman, Celis... Qu'est-ce qui pousse ces chorégraphes -
ou leurs représentants (le Balanchine Trust par exemple, est
connu pour son haut niveau d'exigence) - à vous laisser danser
leurs œuvres, et à revenir même souvent à
Dresde pour de nouvelles créations?
A la base, il est assez «facile» pour des grandes
compagnies de faire venir des chorégraphes. Ils sont prêts
à vous donner une chance pour voir ce que vous pouvez en faire.
Mais après, vous devez prouver que vous êtes à la
hauteur, que vous méritez qu'ils reviennent, qu’ils aient
envie de faire des créations pour vous. Et je pense qu’en
voyant le niveau des danseurs ici, la passion que l’on met
à représenter dignement leur travail, c’est cela
qui les attire à nouveau à Dresde.
Votre
contrat a été prolongé jusqu’en 2018. Vous
êtes ici depuis huit ans et avez déjà
développé un répertoire très vaste.
Où comptez-vous mener votre compagnie désormais?
L’année
dernière, en attendant de savoir si je serais reconduit
après la saison 2014-2015 [les contrats, renouvelables, sont en
général de quatre à cinq ans, ndlr], je me
demandais comment j’aurais envie d’évoluer.
J’ai réussi mon pari avec la création de ce
répertoire vraiment ouvert, avec ces danseurs qui me comblent,
et je m'interrogeais sur mes objectifs, mes nouveaux défis.
Désormais mon but sera de faire découvrir notre travail
ailleurs qu’à Dresde. J’ai envie qu’on
découvre notre compagnie, nos danseurs, nos ballets qu’on
ne voit pas partout. Je veux que mes danseurs voyagent,
découvrent de nouvelles scènes, qu’ils soient
reconnus ailleurs.
Cette saison, nous avons cinq tournées de prévues. Nous
étions à New York début octobre, puis à
Sankt Pölten. Ensuite, nous venons à Paris, puis, en
février 2015, nous dansons à Barcelone et à
Anvers. La saison prochaine, cinq autres tournées sont
également planifiées, et nous
préparons déjà un déplacement en
Amérique du Nord pour la saison 2016-2017. Nous avons
désormais beaucoup d’offres, un peu trop même, et il
nous faut choisir intelligemment. Nous sommes vraiment excités,
mais nous devons aussi continuer à créer pour la
Semperoper et notre programmation doit être organisée de
manière à nous permettre de gérer ce que
l’on danse dans notre théâtre et à
l’extérieur. Ces voyages sont très tentants,
bien sûr, mais il faut y aller avec prudence tout de même.
Concernant
votre programmation, la compagnie danse vraiment beaucoup de ballets
différents cette année (sept reprises et deux
premières). Pourtant, vous montez un programme spécial
pour Paris. Pourquoi ne pas avoir pris quelque chose sur lequel vous
travaillez déjà, que vous allez danser cette année?
Tout
d’abord, ça dépend de ce que nos hôtes
veulent voir. Bien sûr, on me demande mon opinion, mais
clairement, organiser une tournée coûte cher. Il faut donc
apporter un programme qui assure que le public viendra : une
création, une pièce unique ou quelque chose d’un
chorégraphe très célèbre. Cette
année nous avons choisi un programme Forsythe.
L’année prochaine, ce sera Mats Ek, mais aussi Roméo et Juliette et Cendrillon qui ont été chorégraphiés pour nous par Stijn Celis. Il y aura également Impressing the Czar
de Forsythe (première à la Semperoper le 22 mai 2015), et
enfin un programme que je suis en train de préparer, regroupant
des pièces de Ratmansky, Dawson et d’autres
chorégraphes actuels de renommée internationale.
Partir en tournée n’est vraiment pas facile. Surtout les
premières années, car on ne peut pas décider
d’amener ce que l’on veut. Les organisateurs sont
très sélectifs, ce qui est normal. Il faut que l’on
y aille progressivement, et être déjà heureux
qu’on nous accueille et qu’on nous laisse présenter
notre travail. Ensuite, quand ils voient que ça marche et
qu’ils nous proposent de revenir (comme ça a
été le cas après New York, où ils veulent
qu’on revienne avec un «full length» ballet, d'une
soirée entière), on peut se permettre de proposer ce que
l’on désire présenter. Par ailleurs, je suis
très reconnaissant envers William Forsythe. A Paris ou à
New York, où ils envisageaient de présenter du Forsythe,
lorsqu’ils lui ont demandé quelle compagnie serait la
meilleure pour représenter son travail, il a
suggéré directement notre compagnie! Donc il nous a
beaucoup aidés.
La tournée à Paris, que représente-t-elle pour vous? Quels en sont les enjeux?
J’ai
entendu dire qu’un article était sorti à Paris,
où étaient listées toutes les pièces
contemporaines recommandées à aller voir cette
année à Paris. Et nous y figurons en première
position! Je ne sais pas comment c’est arrivé ainsi. Car
on ne nous connaît pas autant que ça! Même la
pièce de Mats Ek qui sera dansée à
l’Opéra de Paris (Juliette et Roméo)
[par le Ballet Royal de Suède, ndlr] se retrouve après
nous!!! Ce n’est pas important en soi, mais je trouve ça
formidable qu’on ait envie de nous découvrir! Et puis
j’ai vraiment hâte de venir au Théâtre de la
Ville, car dans ce théâtre on peut vraiment être
libres, être nous-mêmes.
L’année prochaine, nous avons l’opportunité
d’aller au Théâtre des Champs-Élysées,
où nous présenterons She was Black,
de Mats Ek. A l'origine, cela devait être une soirée
mixte, dans laquelle Sylvie Guillem apparaissait d'abord en solo.
Elle recherchait une compagnie pour compléter la soirée
avec une autre pièce de Mats Ek. Et Ek lui a proposé le
ballet de la Semperoper. Il s’est passé la même
chose avec le Théâtre de la Ville. A l'origine, Sylvie
Guillem devait y danser une pièce de Forsythe, et nous une
autre. Elle a annulé, et finalement, nous interpréterons
trois ouvrages de Forsythe, Steptext, New Suite et In the Middle, Somewhat Elevated.
En tout cas, nous avons hâte d'être à Paris, et nous
espérons que des gens de l’Opéra de Paris viendront
nous voir. On sait que le directeur général devrait
être là, mais je serais heureux si des artistes du ballet
venaient aussi.
Et
un jour, présenter un programme à l’Opéra
Garnier, cela vous tenterait-il? Ou aux Etés de la Danse?
Oui,
pourquoi pas? Mais on ne veut pas trop se précipiter. A
l’Opéra, si on nous propose quelque chose, dans ce cas-la,
j’espère qu’on pourra venir présenter
deux programmes. Une œuvre classique, mais aussi une
soirée mixte avec deux ou trois chorégraphes modernes!
Que l’on puisse montrer la différence! Aux Etés de
la Danse, on pourrait montrer tant de choses : du contemporain -
avec Ohad Naharin, Giacopo Godani et Alexander Ekman - jusqu’aux
grands classiques - mais avec des chorégraphies totalement
différentes. J’aimerais amener des pièces qui
n’ont pas été vues à Paris. A New York, on
nous a proposé de venir présenter du Balanchine! Alors
qu’ils en voient à longueur d'année avec le New
York City Ballet! J'en suis très honoré mais, dans la
mesure du possible, je préfère montrer des œuvres
qui surprendront le public.
Nous verrons bien ce que l'avenir nous réserve. Nous sommes
déjà tellement heureux d’avoir été
invités au Théâtre de la Ville, je veux d'abord
profiter de cette belle opportunité. Tant mieux si cela nous
ouvre d'autres portes par la suite, mais pour l’instant nous
sommes déjà ravis.
Aaron Watkin - Propos recueillis par Aurélie Lafaye
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Entretien
réalisé à Dresde le 23 octobre 2014 - Aaron Watkin © 2014,
Dansomanie
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