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Evguénia Obraztsova, Etoile du Bolchoï
27 juin 2013 : Mes Sylphides (et autres héroïnes), par Evguénia Obraztsova
Si
la simplicité et la sincérité sont les marques du
classicisme, alors Evguénia Obraztsova pourrait être
l’incarnation même de la beauté classique. De cette
beauté qui semble trop souvent avoir déserté le
monde du ballet et que représentait en son temps une
Irina Kolpakova. Cette beauté, par ailleurs si russe,
ne peut que nous réunir. En un instant, elle vous guérit
de tout cynisme – de toute attitude blasée. Soudain, on
veut de nouveau y croire. Dans sa danse – ce miracle -, dans son
être social, on retrouve la même absence
d’affectation, le même naturel solaire, associés au
plus grand raffinement. Mais par-delà la bonne
éducation, par-delà le joli sourire de la Sylphide,
c’est peut-être la détermination et la force de
caractère qui frappent le plus chez elle. Evguénia sur
les traces de Tatiana – l'héroïne qu’elle va bientôt
interpréter?

Quelle importance La Sylphide a-t-elle eu dans votre carrière de danseuse?
Je danse La Sylphide de Bournonville et La Sylphide
de Lacotte et ce sont pour moi deux ballets complètement
différents. Ils correspondent par ailleurs à deux
étapes différentes de ma carrière.
J’ai dansé pour la première fois La Sylphide,
celle de Bournonville, en janvier 2004, et celle de Pierre Lacotte, je
l’ai dansée en 2011. Le personnage de la Sylphide
n’a rien à voir dans ces deux ballets, non seulement sur
le plan de la chorégraphie, mais aussi sur le plan dramatique.
Quand j’ai dansé La Sylphide
de Bournonville, j’étais très jeune, j’avais
dix-neuf ans. C’était mon deuxième grand rôle
après celui de Juliette dans Roméo et Juliette.
C’était un rôle à la fois très
important et très difficile pour moi. En fait, je n’avais
pas de problèmes avec la technique : les sauts, les tours, le
travail à terre, tout cet aspect-là, ça allait. Il
n’y a pas non plus de grand duo avec le partenaire, cela facilite
les choses. Pour une jeune danseuse, je pense que c’est un bon
rôle pour débuter. Maintenant, il y a beaucoup de
détails complexes à maîtriser sur le plan
dramatique. Ce rôle, je l’ai préparé avec mon
professeur, Ninel Kurgapkina. Elle était très stricte
avec moi, tout en me donnant tous les conseils qu’il fallait. On
a vraiment fait un très bon travail ensemble sur ce ballet. Plus
tard, j’ai retrouvé Pierre Lacotte et Ghislaine Thesmar
pour faire La Sylphide, mais c’était un spectacle complètement différent, une autre histoire aussi.
Quelles sont les différences entre ces deux versions, en termes de technique, de style, de drame?
Je
dirais que la différence principale, c’est que la Sylphide
de Bournonville est une enfant, une fille de l’air, alors que
celle de Pierre Lacotte est une femme. La Sylphide de Bournonville est
très légère, elle sourit tout le temps, elle
n’est que pureté. Quand vous êtes jeune, ce
n’est peut-être pas tellement difficile de vous montrer
ainsi au public. La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte est un
autre personnage. Ghislaine Thesmar, avec qui j’ai
travaillé le rôle, m’a dit que cette Sylphide avait
des choses mauvaises en elle, qu’elle était en quelque
sorte une «femme fatale». D’ailleurs, elle se
comporte comme une vraie femme avec James, elle joue avec lui, elle
attend quelque chose de lui, elle le veut dans sa vie. En même
temps, elle reste une enfant qui ne comprend pas ce qu’elle fait.
Elle est mystérieuse. La Sylphide de Bournonville est un esprit
de l’air, elle ne veut pas être un obstacle dans la vie de
James. Elle l’aime, même si ce n’est peut-être
pas d’un amour humain. Elle joue avec lui, mais à la
manière d’un esprit. Pour moi, la Sylphide de Bournonville
est la plus facile à appréhender.
Elle est plus facile à danser?
Elle est plus facile pour moi sur le plan dramatique. Sur le plan technique, je crois que ça dépend des danseuses.
Vous avez une préférence?
J'aime
les deux! Mais maintenant que j’ai dansé la version de
Pierre Lacotte, peut-être que je trouve celle-ci plus
intéressante, car elle me demande un véritable travail
dramatique. La Sylphide de
Bournonville est encore proche de moi, de ma vie. Dans celle de
Lacotte, c’est un moi qui n’est pas moi que l’on voit
sur la scène.
Vous
avez développé une véritable relation avec Pierre
Lacotte tout au long de votre carrière, indépendamment
même de La Sylphide. Comment vous êtes-vous rencontrés tous les deux?
On s’est rencontrés à Paris. C’était
à l’occasion d’une grande tournée du
Mariinsky au Théâtre du Châtelet en 2002. Il
assistait à notre classe. Il venait repérer des danseurs
pour le nouveau ballet qu’il devait monter au Mariinsky, Ondine.
Après la classe, il est venu me voir et il m’a dit
qu’il voulait me distribuer sur toutes les petites parties de
soliste du ballet. On a commencé à travailler sur le
ballet, et puis au bout d’un certain temps, les
répétitions se sont arrêtées. On n’a
plus entendu parler de Pierre pendant deux ans. Et puis, il est revenu
au Mariinsky. Je suis allée le voir et je lui ai demandé
s’il voulait encore me distribuer sur les petits rôles dans
son ballet. Il m’a dit que non, que maintenant
c’était dans le rôle principal qu’il voulait
me voir! J’ai donc dansé le rôle principal d’Ondine.
J’étais même à l’époque la seule
titulaire du rôle. Il y a eu des problèmes, des danseuses
malades, enfin, je ne sais pas vraiment ce qui s’est
passé. C’était une période très
difficile pour moi et en même temps très importante. Je
crois au fond que Pierre m’aimait bien, peut-être
même avant Ondine, et moi je l’aimais aussi. C’est
pour ça aussi qu’on a beaucoup travaillé ensemble.
Par la suite, on a fait La Sylphide, Les Trois Mousquetaires, La Fille du Pharaon, et il y aura bientôt Marco Spada, dans lequel je vais danser le rôle d’Angela.
Pierre Lacotte parle souvent de son professeur, Lubov Egorova, qui
était, comme vous l’avez été, danseuse au
Mariinsky. Pensez-vous qu’il y a une connexion
particulière entre Paris et Saint-Pétersbourg?
Oh
oui, bien sûr! Pierre connaît très bien le ballet
classique, il sait exactement ce qu’il veut, il comprend tout. Il
n’aime pas les danseurs qui n’ont pas une «bonne
école». Je le sais et on se comprend là-dessus. Je
peux dire qu’on est vraiment sur la même longueur
d’onde.
Qu’est ce que vous aimez dans son travail?
La pure technique classique! C’est la danse classique dans toute
sa pureté! Mais c’est aussi un créateur. Avec lui,
ce n’est jamais la même chose. Avec certains
chorégraphes, on a l’impression de toujours voir le
même ballet. Ils reproduisent les mêmes phrases d’une
oeuvre à l’autre. Pierre ne procède pas ainsi. Avec
lui, c’est toujours nouveau. Les quatre ballets que j’ai
faits avec lui n’ont rien à voir. C’est pareil pour
les rôles : Constance, ce n’est pas la Sylphide, la
Sylphide, ce n’est pas Aspicia, Aspicia, ce n’est pas
Ondine… Ondine et la Sylphide sont proches, c’est vrai,
mais pas plus que ça. Je dirais aussi qu’il a très
bon goût. Il aime mettre en valeur sur scène la femme, la
ballerine. Par exemple, si vous regardez les costumes que portent les
ballerines dans ses ballets, c’est toujours magnifique, y compris
les matières. Il aime tellement les ballerines. Il veut leur
offrir ce qu’il y a de mieux. Bon, c’est aussi un
Français, il a forcément bon goût! Il y a des
chorégraphes, à l’inverse, qui ont des goûts
étranges, ils ne savent jamais ce qu’ils veulent, beau ou
laid, c’est pareil pour eux on dirait.
Que représentait le Ballet de l’Opéra de Paris pour vous avant cette invitation?
J’avais de très bonnes relations avec des danseurs de la
troupe avant de venir. Ensemble, on a fait des galas, on a fait
également Les Trois Mousquetaires
de Pierre Lacotte. Cela a été l’occasion de nouer
de bonnes relations avec les danseurs engagés dans cette
création. Je connais aussi très bien Mathieu Ganio. On a
dansé Giselle ensemble
à Moscou. Je peux même dire que je le connais
personnellement. C’est vraiment quelqu’un de très
gentil et on parlait souvent ensemble de l’Opéra de Paris,
du Bolchoï, du Mariinsky…
C’est Brigitte Lefèvre qui vous a invitée ou Pierre Lacotte?
J’ai
reçu une invitation de la direction de l’Opéra,
mais c’est très certainement une idée de Pierre
Lacotte, puisque c’est son ballet.
Quels ont été vos répétiteurs?
J’ai travaillé avec Ghislaine Thesmar, Pierre et aussi Laurent Hilaire.
Avez-vous
regardé différentes interprètes de la Sylphide,
celles du passé – en vidéo – ou celles du
présent?
Oui,
bien sûr. J’ai regardé les vidéos avec
Elisabeth Platel, le film avec Ghislaine Thesmar évidemment,
celui avec Aurélie Dupont, que j’aime beaucoup.
J’aime aussi beaucoup Ludmila Pagliero. J’ai vu la
répétition générale avec Dorothée
Gilbert. Je les aime toutes en fait. Elles apportent toutes quelque
chose de différent.
Qu’appréciez-vous en particulier chez l’une ou chez l’autre?
J’adore
le travail de pied de Ludmila, elle est stupéfiante! Je crois
qu’elle a le plus beau pied qui soit. Isabelle Ciaravola,
j’aime beaucoup aussi. Elle a exactement ce qu’il faut
à la Sylphide et ce qu’il faut à une ballerine
aussi. Aurélie Dupont, comme je l’ai dit, je
l’adore, c’est l’une de mes danseuses
préférées dans le monde. J’ai regardé
la vidéo avec elle et quand je la vois danser, je vois le texte
de Ghislaine. Tout ce que Ghislaine me demande, Aurélie le fait.
C’est intéressant, parce que je peux lire le texte de
Ghislaine dans la Sylphide d’Aurélie. Si vous regardez sa
Sylphide, vous voyez une vraie femme qui parle à James, qui
n’est pas que gentillesse et bonté, qui parfois peut
être stricte, en colère, qui change sans cesse
d’attitude. C’est très important tout ça,
c’est ce qui fait que ce rôle est si intéressant.
Quand avez-vous commencé les répétitions du ballet à Paris?
Le 7 juin.
Le travail de répétition vous semble-t-il très différent à Paris par rapport au Bolchoï?
Oui.
Enfin, disons que ce n’est pas très différent, mais
différent. A Moscou, on répète tout en même
temps. C’est une maison folle! Les danseurs ont un planning
infernal. On passe, par exemple, d'Onéguine à Don Quichotte, de Don Quichotte à Giselle, de Giselle à Marco Spada,
qui est une création… Ce n’est pas bon, les
danseurs en deviennent eux-mêmes un peu fous. A Paris, le ballet La Sylphide
est programmé et les danseurs travaillent uniquement sur ce
ballet. C’est très bien, parce que votre esprit est libre,
vous pouvez vraiment mettre votre âme dans le ballet. Cela vous
évite de vous disperser en passant brutalement d’un
héros à un autre. C’est très difficile en ce
moment, parce que je danse La Sylphide – c’est nécessaire et très important pour moi – et je répète en même temps Onéguine.
Dans ma tête, c’est compliqué. Je dois être
à un moment la Sylphide et puis l’instant
d’après Tatiana. Il faut donc que je nettoie ma tête
très vite. C’est mieux, je pense, pour l’esprit et
pour la santé physique de se consacrer à un seul ballet
à la fois.
Comment les répétitions se sont-elles passées avec votre partenaire, Mathias Heymann?
Ça
s’est bien passé. C’était notre
deuxième spectacle ensemble. Auparavant, on avait fait Les Trois Mousquetaires
: il était d’Artagnan et moi Constance. Je l’aime
bien. Il est jeune, il est un peu tout-fou. C’est très
bien qu’il danse comme ça, sans crainte.
Vous avez eu des réactions, suite à la première?
Oui,
notamment lors du dîner qui a eu lieu après le spectacle
dans le Grand Foyer. C’était merveilleux pour moi. Il y
avait Pierre Lacotte et Ghislaine Thesmar, mais j’ai
rencontré aussi Jiří Kylián, Marina Vlady, Michel
Legrand, Michael Denard…
Pourquoi avez-vous quitté le Mariinsky pour le Bolchoï?
Pour
de meilleures perspectives de travail. J’avais fait tout ce que
je pouvais faire au Mariinsky. Cela s’est simplement
arrêté un jour. Ce n’était plus
intéressant pour moi. C’est pour cela que j’ai
décidé de partir, pour faire autre chose. Si vous
regardez, je fais des choses bien plus intéressantes
aujourd’hui qu’avant. Attention, avant d’être
au Bolchoï, j’ai fait beaucoup de choses
intéressantes au Mariinsky. J’y ai été
très heureuse. J’aime le Mariinsky, c’est ma maison,
c’est ma ville, c’est tout le reste… Les meilleurs
professeurs que j’ai eus étaient là. Mais ça
s’est arrêté. En quelque sorte, j’en avais
fait le tour.
Vous
n’êtes pas la première danseuse du Mariinsky
à rejoindre le Bolchoï. Pouvez-vous expliquer pourquoi les
danseurs russes font toujours le chemin dans ce sens, de
Saint-Pétersbourg à Moscou, jamais dans le sens contraire?
Oui,
je peux l’expliquer. Moscou, c’est la capitale.
Saint-Pétersbourg, c’est aussi une capitale, mais ce
n’est pas LA capitale. Les choses vivantes, c’est à
Moscou qu’elles se passent. Vous pouvez faire le mieux du monde
à Saint-Pétersbourg, personne n’en entendra jamais
parler. Vous faites une toute petite chose à Moscou, la ville,
mais aussi la Russie et le monde entier en entendront parler. La vie,
elle est à Moscou, pas à Saint-Pétersbourg.
J’en suis désolée, mais c’est la
vérité.
Avez-vous
eu des difficultés à vous adapter à ce nouveau
théâtre, pour ce qui est du style ou de
l’atmosphère?
Non,
ça n’a pas été difficile. Je reste une
ballerine de Saint-Pétersbourg. Par mes professeurs, par
l’Académie Vaganova. Rien n’a changé pour
moi. Mon professeur au Bolchoï est Nadezhda Gracheva. Elle est
extrêmement stricte. C’est un très bon professeur.
Avant, j’ai aussi travaillé avec Ludmila Semenyaka, qui
vient de Saint-Pétersbourg. La relation est encore très
forte. C’est pour cela que je ne pense pas en termes de
«style de Moscou» ou de «style de
Saint-Pétersbourg». J’ai mon style de
Saint-Pétersbourg et je l’ai pour toujours.
Moscou n’a pas changé votre style de danse?
Neuf
années passées à Saint-Pétersbourg ont fait
de moi une ballerine. Je ne peux plus changer. Si j’ai un tant
soit peu d’intelligence, je sais ce qui est bien, je sais ce qui
ne l’est pas. Si je suis stupide, alors oui, je vais changer. De
toute façon, il n’y a pas tant de différences que
ça entre Saint-Pétersbourg et Moscou. Pour moi, la seule
différence, c’est celle entre les bons et les mauvais
danseurs. A Moscou, justement, il y a tellement de merveilleux
danseurs! Mon professeur, Nadezhda Gracheva, a été la
première interprète de Nikiya au Bolchoï dans La Bayadère
de Grigorovitch, en 1991. Elle est simplement magnifique. Je n’ai
jamais eu envie de lui demander si elle était de Moscou ou de
Saint-Pétersbourg. Sa danse est propre, belle, lyrique…
elle a tout.
Il
y a quand même des différences. Quand on vous voit danser,
ce n’est pas pareil que quand on voit danser Maria Alexandrova!
Bien
sûr, Maria Alexandrova est très très moscovite, je
comprends ce que vous voulez dire. [rires] Mais Nadezhda Gracheva, de
Moscou elle aussi, était une danseuse complètement
différente. Je crois que tout cela est une question de style et
de goût. Certaines danseuses ont du goût, d’autres
pas. A Saint-Pétersbourg, on peut voir des danseuses dont le
style est vraiment étrange et n’a, je suis
désolée, rien à voir avec le style de
Saint-Pétersbourg. Ce sont des choses qui arrivent. Cela vient
en partie des professeurs, en partie de l’esprit des danseuses en
question… Nous avons la même école. Sans doute que
Moscou est plus dans la bravoure et Saint-Pétersbourg dans la
pureté et la finesse… Mais la vraie différence
n’est pas entre Moscou et Saint-Pétersbourg, elle est dans
la personnalité des danseurs.
En ce qui concerne le public de ces deux théâtres, est-ce que vous avez ressenti des différences?
A
Saint-Pétersbourg, j’avais mon cercle de fans. Mais
parfois, j’avais le sentiment que le public du
théâtre était un peu endormi, peut-être
à cause du froid, peut-être pour d’autres raisons,
je ne sais pas… Tout le monde sait que le public de
Saint-Pétersbourg est parfois un peu ennuyeux. On a
l’impression que rien ne les intéresse. Je ne dirais pas
que le public est froid. Il ne l’est pas. Quand ils aiment
quelqu’un, ils l’aiment vraiment! A Moscou, les gens sont
plus chaleureux et ouverts. Il y a quand même ce
phénomène – la claque – qui a
été une surprise pour moi. A Saint-Pétersbourg, la
claque n’existe pas. Si l’on danse bien, on est bien
applaudi, si l’on danse un peu moins bien, parce que l’on
est dans un mauvais jour par exemple, on est simplement un peu moins
applaudi, mais à Moscou, cette «claque» applaudit
toujours, quoique fasse le danseur, même si ce n’est
vraiment pas extraordinaire! Que le danseur soit moyen ou fabuleux,
c’est pareil. C’est vraiment étrange. J’ai
beaucoup de mal à comprendre ça.
Quelles sont les nouveautés auxquelles vous avez eu accès au Bolchoï?
J’ai
beaucoup plus de travail ici. J’ai accès à de nouveaux ballets, de
nouveaux rôles, comme celui de Nikiya dans La Bayadère,
qui m’intéresse
beaucoup. C’est aussi plus facile d’aller en scène. Je ne ressens pas
cette atmosphère qu’il y avait au Mariinsky, une atmosphère un peu
pesante pour moi - et pas que pour moi du reste, tout le monde peut
vous en parler… A Saint-Pétersbourg, tout était un peu étrange, et ça
l’est toujours, à cause notamment de l'administration. Les
gens sont plus ouverts ici. C’est bien, ce n’est pas bien, vous
comprenez ce qu’il en est, vous savez ce qu’ils pensent. Je me sens
plus à l’aise sur scène à Moscou. J’apprécie davantage mes
représentations.
Vous avez des partenaires préférés à présent au Bolchoï?
J’en
ai eu plusieurs que j’aime bien, mais je ne peux pas dire
qu’il y en a un que je préfère. Je les aime bien
tous. Ce que je peux dire, c’est que les garçons au
Bolchoï sont beaucoup plus attentionnés que ceux du
Mariinsky, tout au moins pour moi. C’est une vraie
différence. Les danseurs de l’Opéra de Paris sont
un peu comme ceux du Bolchoï de ce point de vue. Ils sont
concentrés, ils essayent d’aider si quelque chose ne va
pas. Mais bon, comme à Paris, on n’a pas de partenaire
attitré au Bolchoï. Moi j’aime bien les couples comme
Noureev et Fonteyn.
Pourquoi votre carrière était-elle bloquée au Mariinsky?
Au Mariinsky, si vous n’êtes pas grande, vous ne pouvez pas danser Le Lac des cygnes ou La Bayadère.
C’est une chose tout à fait stupide. Partout ailleurs, si
une danseuse en est capable, on lui donne ces rôles,
qu’elle soit grande ou petite. Au Mariinsky, ce n’est pas
la qualité de la danse qui prime, c’est la taille –
tu es grande ou tu ne l’es pas. C’est d’autant plus
stupide quand on pense que Natalia Makarova, l’une des meilleures
Odette-Odile au monde, était toute petite. Pareil pour
Dudinskaya ou Kurgapkina.
Quels rôles allez-vous aborder prochainement au Bolchoï? Odette?
Peut-être, oui. La saison prochaine, j’espère faire
mes débuts dans la version de Grigorovitch que je n’ai
jamais dansée. Je m’y prépare. J’ai
dansé Le Lac des cygnes
auparavant dans la version de Bourmeister, au Théâtre
Stanislavsky, et dans celle de Sergueev – qui est aussi celle du
Mariinsky -, à Athènes, avec le Ballet du Kremlin. Mais
pour l’instant, je me concentre sur Onéguine et Marco Spada.
Vous répétez actuellement Onéguine,
dont la première a lieu le 12 juillet. Ce n’est pas un peu
compliqué de répéter le ballet en étant
à Paris la moitié du temps?
Je vis en ce moment entre Paris et Moscou, puisque je
répète dans deux théâtres. Je repars samedi
matin [29 juin 2013] à Moscou, juste après ma
représentation de La Sylphide. Mon vol est à 5h30 et l’après-midi, j’ai la répétition d’Onéguine
au Bolchoï [répétition avec tous les danseurs et
à l’issue de laquelle les distributions définitives
ont été décidées, n.d.r.]. Je suis quand
même très heureuse qu’Onéguine
soit donné pour la première fois en Russie sur la
scène du Bolchoï. C’était une situation un peu
bizarre. La plupart des compagnies dans le monde dansent ce ballet,
mais en Russie, il n’avait jamais été dansé.
Savez-vous pourquoi?
Je crois que les assistants de John Cranko se disaient que les danseurs
russes aimaient bien changer les chorégraphies. D’autre
part, c’est un ballet inspiré d’un classique russe,
c’est l’œuvre de Pouchkine. Ils pensaient que les
gens allaient critiquer, dire que ceci ou cela n’était pas
correct, qu’il fallait changer. Et bien sûr que ce
n’est pas correct! Le ballet est un tout petit peu
différent du livre! [rires] Mais il n’empêche, je
comprends tout à fait ce qu’a voulu faire Cranko. Il
voulait avant tout que les spectateurs, qu’ils aient lu ou non
Pouchkine, comprennent ce qui se passe sur scène. Son
ballet est très lisible, très compréhensible, avec
des détails comme le duel, une histoire tournant autour de
quatre personnages… Il a construit son ballet de manière
très intelligente. Le problème en Russie, c’est que
tout le monde a lu Onéguine. Tout le monde connaît et
comprend l’intrigue. C’est la raison pour laquelle, je
pense, les assistants de Cranko ne voulaient pas monter le ballet en
Russie, par crainte de polémiques incessantes. Par exemple,
à la toute fin du ballet, Onéguine a un maquillage et des
cheveux gris qui lui donnent l’apparence d’un vieil
homme. Les Russes arrivent et disent : «Pourquoi? Ouvrez le
livre, il est écrit qu’il n’a que vingt-six ans
à la fin! On peut faire ceci ou cela, mais pas en faire un vieil
homme». Egalement, il porte une moustache. «Impossible, il
n’y a que les militaires, comme Grémine, qui pouvaient
porter une moustache comme ça! Onéguine, lui, est un
jeune homme très riche, un oisif, un dandy qui ne fait rien de
ses journées, à part sortir, dormir, faire le
galant…». Bref, les assistants de Cranko craignaient ce
genre de discussion avec les Russes. Dans le monde entier, on respecte
la chorégraphie de Cranko et en Russie, forcément, pour
eux, on n'arrêterait pas de la discuter L’œuvre est russe,
c’est vrai, mais il se trouve que le ballet n’a pas
été créé par un Russe, c’est comme
ça.
Quoi qu’il en soit, je pense que les ballerines du Bolchoï
vont être très intéressantes dans le rôle de
Tatiana. Les danseurs dans le rôle d’Onéguine aussi,
mais je pense que c’est surtout un ballet sur Tatiana. Pour moi,
Onéguine n’est pas le personnage principal. Il ne change
pas entre le début et la fin du ballet. Il n’a qu’un
visage. C’est un beau visage, certes, mais il n’est pas
plus que ça. Tatiana, elle, grandit tout au long du ballet. Au
début, elle est un peu en-dessous d’Onéguine mais
elle s’élève ensuite, elle
s’élève même à une telle hauteur
qu’Onéguine ne peut plus l’atteindre. C’est
au-dessus de ses forces. Lui est un personnage beaucoup plus simple.
Vous rêviez de ce rôle?
Je ne dirais pas que c’était le rôle dont je
rêvais. Pour vous dire la vérité, je n’aurais
jamais imaginé qu’Onéguine
soit donné un jour en Russie. Donc je n’en rêvais
pas. Je me disais que ce ballet était dansé ailleurs dans
le monde, qu’en Russie on ne l’avait pas et que je pouvais
vivre sans. Mais évidemment, dès que j’ai appris
qu’il allait entrer au répertoire du Bolchoï,
c’est devenu mon rêve!
Vous avez regardé des vidéos du ballet?
Oui, j’en ai vu beaucoup. La version de Vienne, celle de
l’Opéra de Paris, celle du Canada… Toutes
très différentes, mais je les aime toutes.
Avec qui allez-vous danser?
Avec Alexander Volchkov. Et il est très bon!
A quoi va ressembler votre Tatiana?
C’est très difficile à expliquer maintenant, parce
que j’ai encore beaucoup de choses à mettre dans ma
Tatiana. Tout ce que je peux dire, ce dont je suis sûre,
c’est que ce sera une Tatiana très russe. Cela me rappelle
d’ailleurs une anecdote. Vous connaissez Beatrice Knop? Elle est
très gentille. Une fois on discutait ensemble d’Onéguine. Je précise qu’Onéguine,
c’est à la fois mon livre et mon opéra
préférés. Cette discussion avec elle était
très intéressante, car elle m’a permis de
comprendre comment une danseuse allemande pouvait se représenter
Tatiana. Elle dansait le rôle de Tatiana à Berlin et elle
participait à une rencontre avec des amateurs de ballet. Elle
leur parlait du rôle de Tatiana, elle leur expliquait comment
elle le préparait… A un moment, un spectateur lui a
demandé de lire la lettre de Tatiana à Onéguine.
Elle ouvre le livre, commence à lire. Bien sûr, elle
connaissait le texte et l’histoire. Mais en la lisant à
haute voix, elle a été tellement impressionnée par
les mots qu’elle s’est mise à pleurer devant les
gens. Elle comprenait tout à coup des détails
qu’elle n’avait pas saisis auparavant. Elle s’est
arrêtée de lire car elle pleurait vraiment! A partir de
là, elle a compris qu’elle faisait fausse route et a
complètement changé son interprétation de Tatiana.
Tout cela pour dire qu’il est vraiment nécessaire de se
plonger dans le personnage et dans le livre pour montrer au public
à quel point cette héroïne est pure, profonde,
à quel point elle s’élève au-dessus
d’Onéguine. C’est vraiment bien que l’on ait
ce ballet maintenant au Bolchoï. Mais cela va sûrement
être très différent des interprétations
occidentales.
Evguénia Obraztsova - Propos recueillis et retranscrits par Bénédicte Jarrasse
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Entretien
réalisé le 27 juin 2013 - Evguénia Obraztsova © 2013,
Dansomanie
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