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entretiens
Evguénia Obraztsova, Etoile du Bolchoï

27 juin 2013 : Mes Sylphides (et autres héroïnes), par Evguénia Obraztsova


Si la simplicité et la sincérité sont les marques du classicisme, alors Evguénia Obraztsova pourrait être l’incarnation même de la beauté classique. De cette beauté qui semble trop souvent avoir déserté le monde du ballet et que représentait en son temps une Irina Kolpakova. Cette beauté, par ailleurs si russe, ne peut que nous réunir. En un instant, elle vous guérit de tout cynisme – de toute attitude blasée. Soudain, on veut de nouveau y croire. Dans sa danse – ce miracle -, dans son être social, on retrouve la même absence d’affectation, le même naturel solaire, associés au plus grand raffinement. Mais par-delà la bonne éducation, par-delà le joli sourire de la Sylphide, c’est peut-être la détermination et la force de caractère qui frappent le plus chez elle. Evguénia sur les traces de Tatiana – l'héroïne qu’elle va bientôt interpréter?








Quelle importance La Sylphide a-t-elle eu dans votre carrière de danseuse? 


Je danse La Sylphide de Bournonville et La Sylphide de Lacotte et ce sont pour moi deux ballets complètement différents. Ils correspondent par ailleurs à deux étapes différentes de ma carrière. J’ai  dansé pour la première fois La Sylphide, celle de Bournonville, en janvier 2004, et celle de Pierre Lacotte, je l’ai dansée en 2011. Le personnage de la Sylphide n’a rien à voir dans ces deux ballets, non seulement sur le plan de la chorégraphie, mais aussi sur le plan dramatique.

Quand j’ai dansé La Sylphide de Bournonville, j’étais très jeune, j’avais dix-neuf ans. C’était mon deuxième grand rôle après celui de Juliette dans Roméo et Juliette. C’était un rôle à la fois très important et très difficile pour moi. En fait, je n’avais pas de problèmes avec la technique : les sauts, les tours, le travail à terre, tout cet aspect-là, ça allait. Il n’y a pas non plus de grand duo avec le partenaire, cela facilite les choses. Pour une jeune danseuse, je pense que c’est un bon rôle pour débuter. Maintenant, il y a beaucoup de détails complexes à maîtriser sur le plan dramatique. Ce rôle, je l’ai préparé avec mon professeur, Ninel Kurgapkina. Elle était très stricte avec moi, tout en me donnant tous les conseils qu’il fallait. On a vraiment fait un très bon travail ensemble sur ce ballet. Plus tard, j’ai retrouvé Pierre Lacotte et Ghislaine Thesmar pour faire La Sylphide, mais c’était un spectacle complètement différent, une autre histoire aussi.


Quelles sont les différences entre ces deux versions, en termes de technique, de style, de drame?

Je dirais que la différence principale, c’est que la Sylphide de Bournonville est une enfant, une fille de l’air, alors que celle de Pierre Lacotte est une femme. La Sylphide de Bournonville est très légère, elle sourit tout le temps, elle n’est que pureté. Quand vous êtes jeune, ce n’est peut-être pas tellement difficile de vous montrer ainsi au public. La Sylphide dans la version de Pierre Lacotte est un autre personnage. Ghislaine Thesmar, avec qui j’ai travaillé le rôle, m’a dit que cette Sylphide avait des choses mauvaises en elle, qu’elle était en quelque sorte une «femme fatale». D’ailleurs, elle se comporte comme une vraie femme avec James, elle joue avec lui, elle attend quelque chose de lui, elle le veut dans sa vie. En même temps, elle reste une enfant qui ne comprend pas ce qu’elle fait. Elle est mystérieuse. La Sylphide de Bournonville est un esprit de l’air, elle ne veut pas être un obstacle dans la vie de James. Elle l’aime, même si ce n’est peut-être pas d’un amour humain. Elle joue avec lui, mais à la manière d’un esprit. Pour moi, la Sylphide de Bournonville est la plus facile à appréhender.


Elle est plus facile à danser?

Elle est plus facile pour moi sur le plan dramatique. Sur le plan technique, je crois que ça dépend des danseuses.


Vous avez une préférence?

J'aime les deux! Mais maintenant que j’ai dansé la version de Pierre Lacotte, peut-être que je trouve celle-ci plus intéressante, car elle me demande un véritable travail dramatique. La Sylphide de Bournonville est encore proche de moi, de ma vie. Dans celle de Lacotte, c’est un moi qui n’est pas moi que l’on voit sur la scène.

evguénia obraztsova


Vous avez développé une véritable relation avec Pierre Lacotte tout au long de votre carrière, indépendamment même de La Sylphide. Comment vous êtes-vous rencontrés tous les deux?


On s’est rencontrés à Paris. C’était à l’occasion d’une grande tournée du Mariinsky au Théâtre du Châtelet en 2002. Il assistait à notre classe. Il venait repérer des danseurs pour le nouveau ballet qu’il devait monter au Mariinsky, Ondine. Après la classe, il est venu me voir et il m’a dit qu’il voulait me distribuer sur toutes les petites parties de soliste du ballet. On a commencé à travailler sur le ballet, et puis au bout d’un certain temps, les répétitions se sont arrêtées. On n’a plus entendu parler de Pierre pendant deux ans. Et puis, il est revenu au Mariinsky. Je suis allée le voir et je lui ai demandé s’il voulait encore me distribuer sur les petits rôles dans son ballet. Il m’a dit que non, que maintenant c’était dans le rôle principal qu’il voulait me voir! J’ai donc dansé le rôle principal d’Ondine. J’étais même à l’époque la seule titulaire du rôle. Il y a eu des problèmes, des danseuses malades, enfin, je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé. C’était une période très difficile pour moi et en même temps très importante. Je crois au fond que Pierre m’aimait bien, peut-être même avant Ondine, et moi je l’aimais aussi. C’est pour ça aussi qu’on a beaucoup travaillé ensemble. Par la suite, on a fait La Sylphide, Les Trois Mousquetaires, La Fille du Pharaon, et il y aura bientôt Marco Spada, dans lequel je vais danser le rôle d’Angela.


Pierre Lacotte parle souvent de son professeur, Lubov Egorova, qui était, comme vous l’avez été, danseuse au Mariinsky. Pensez-vous qu’il y a une connexion particulière entre Paris et Saint-Pétersbourg?

Oh oui, bien sûr! Pierre connaît très bien le ballet classique, il sait exactement ce qu’il veut, il comprend tout. Il n’aime pas les danseurs qui n’ont pas une «bonne école». Je le sais et on se comprend là-dessus. Je peux dire qu’on est vraiment sur la même longueur d’onde.

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Qu’est ce que vous aimez dans son travail?

La pure technique classique! C’est la danse classique dans toute sa pureté! Mais c’est aussi un créateur. Avec lui, ce n’est jamais la même chose. Avec certains chorégraphes, on a l’impression de toujours voir le même ballet. Ils reproduisent les mêmes phrases d’une oeuvre à l’autre. Pierre ne procède pas ainsi. Avec lui, c’est toujours nouveau. Les quatre ballets que j’ai faits avec lui n’ont rien à voir. C’est pareil pour les rôles : Constance, ce n’est pas la Sylphide, la Sylphide, ce n’est pas Aspicia, Aspicia, ce n’est pas Ondine… Ondine et la Sylphide sont proches, c’est vrai, mais pas plus que ça. Je dirais aussi qu’il a très bon goût. Il aime mettre en valeur sur scène la femme, la ballerine. Par exemple, si vous regardez les costumes que portent les ballerines dans ses ballets, c’est toujours magnifique, y compris les matières. Il aime tellement les ballerines. Il veut leur offrir ce qu’il y a de mieux. Bon, c’est aussi un Français, il a forcément bon goût! Il y a des chorégraphes, à l’inverse, qui ont des goûts étranges, ils ne savent jamais ce qu’ils veulent, beau ou laid, c’est pareil pour eux on dirait.


Que représentait le Ballet de l’Opéra de Paris pour vous avant cette invitation?

J’avais de très bonnes relations avec des danseurs de la troupe avant de venir. Ensemble, on a fait des galas, on a fait également Les Trois Mousquetaires de Pierre Lacotte. Cela a été l’occasion de nouer de bonnes relations avec les danseurs engagés dans cette création. Je connais aussi très bien Mathieu Ganio. On a dansé Giselle ensemble à Moscou. Je peux même dire que je le connais personnellement. C’est vraiment quelqu’un de très gentil et on parlait souvent ensemble de l’Opéra de Paris, du Bolchoï, du Mariinsky…



C’est Brigitte Lefèvre qui vous a invitée ou Pierre Lacotte?

J’ai reçu une invitation de la direction de l’Opéra, mais c’est très certainement une idée de Pierre Lacotte, puisque c’est son ballet.


Quels ont été vos répétiteurs?

J’ai travaillé avec Ghislaine Thesmar, Pierre et aussi Laurent Hilaire.


Avez-vous regardé différentes interprètes de la Sylphide, celles du passé – en vidéo – ou celles du présent?

Oui, bien sûr. J’ai regardé les vidéos avec Elisabeth Platel, le film avec Ghislaine Thesmar évidemment, celui avec Aurélie Dupont, que j’aime beaucoup. J’aime aussi beaucoup Ludmila Pagliero. J’ai vu la répétition générale avec Dorothée Gilbert. Je les aime toutes en fait. Elles apportent toutes quelque chose de différent.

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Qu’appréciez-vous en particulier chez l’une ou chez l’autre?

J’adore le travail de pied de Ludmila, elle est stupéfiante! Je crois qu’elle a le plus beau pied qui soit. Isabelle Ciaravola, j’aime beaucoup aussi. Elle a exactement ce qu’il faut à la Sylphide et ce qu’il faut à une ballerine aussi. Aurélie Dupont, comme je l’ai dit, je l’adore, c’est l’une de mes danseuses préférées dans le monde. J’ai regardé la vidéo avec elle et quand je la vois danser, je vois le texte de Ghislaine. Tout ce que Ghislaine me demande, Aurélie le fait. C’est intéressant, parce que je peux lire le texte de Ghislaine dans la Sylphide d’Aurélie. Si vous regardez sa Sylphide, vous voyez une vraie femme qui parle à James, qui n’est pas que gentillesse et bonté, qui parfois peut être stricte, en colère, qui change sans cesse d’attitude. C’est très important tout ça, c’est ce qui fait que ce rôle est si intéressant.


Quand avez-vous commencé les répétitions du ballet à Paris?

Le 7 juin.


Le travail de répétition vous semble-t-il très différent à Paris par rapport au Bolchoï?

Oui. Enfin, disons que ce n’est pas très différent, mais différent. A Moscou, on répète tout en même temps. C’est une maison folle! Les danseurs ont un planning infernal. On passe, par exemple, d'Onéguine à Don Quichotte, de Don Quichotte à Giselle, de Giselle à Marco Spada, qui est une création… Ce n’est pas bon, les danseurs en deviennent eux-mêmes un peu fous. A Paris, le ballet La Sylphide est programmé et les danseurs travaillent uniquement sur ce ballet. C’est très bien, parce que votre esprit est libre, vous pouvez vraiment mettre votre âme dans le ballet. Cela vous évite de vous disperser en passant brutalement d’un héros à un autre. C’est très difficile en ce moment, parce que je danse La Sylphide – c’est nécessaire et très important pour moi – et je répète en même temps Onéguine. Dans ma tête, c’est compliqué. Je dois être à un moment la Sylphide et puis l’instant d’après Tatiana. Il faut donc que je nettoie ma tête très vite. C’est mieux, je pense, pour l’esprit et pour la santé physique de se consacrer à un seul ballet à la fois.


Comment les répétitions se sont-elles passées avec votre partenaire, Mathias Heymann?

Ça s’est bien passé. C’était notre deuxième spectacle ensemble. Auparavant, on avait fait Les Trois Mousquetaires : il était d’Artagnan et moi Constance. Je l’aime bien. Il est jeune, il est un peu tout-fou. C’est très bien qu’il danse comme ça, sans crainte.  


Vous avez eu des réactions, suite à la première?

Oui, notamment lors du dîner qui a eu lieu après le spectacle dans le Grand Foyer. C’était merveilleux pour moi. Il y avait Pierre Lacotte et Ghislaine Thesmar, mais j’ai rencontré aussi Jiří Kylián, Marina Vlady, Michel Legrand, Michael Denard…

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Pourquoi avez-vous quitté le Mariinsky pour le Bolchoï?

Pour de meilleures perspectives de travail. J’avais fait tout ce que je pouvais faire au Mariinsky. Cela s’est simplement arrêté un jour. Ce n’était plus intéressant pour moi. C’est pour cela que j’ai décidé de partir, pour faire autre chose. Si vous regardez, je fais des choses bien plus intéressantes aujourd’hui qu’avant. Attention, avant d’être au Bolchoï, j’ai fait beaucoup de choses intéressantes au Mariinsky. J’y ai été très heureuse. J’aime le Mariinsky, c’est ma maison, c’est ma ville, c’est tout le reste… Les meilleurs professeurs que j’ai eus étaient là. Mais ça s’est arrêté. En quelque sorte, j’en avais fait le tour.


Vous n’êtes pas la première danseuse du Mariinsky à rejoindre le Bolchoï. Pouvez-vous expliquer pourquoi les danseurs russes font toujours le chemin dans ce sens, de Saint-Pétersbourg à Moscou, jamais dans le sens contraire?


Oui, je peux l’expliquer. Moscou, c’est la capitale. Saint-Pétersbourg, c’est aussi une capitale, mais ce n’est pas LA capitale. Les choses vivantes, c’est à Moscou qu’elles se passent. Vous pouvez faire le mieux du monde à Saint-Pétersbourg, personne n’en entendra jamais parler. Vous faites une toute petite chose à Moscou, la ville, mais aussi la Russie et le monde entier en entendront parler. La vie, elle est à Moscou, pas à Saint-Pétersbourg. J’en suis désolée, mais c’est la vérité.


Avez-vous eu des difficultés à vous adapter à ce nouveau théâtre, pour ce qui est du style ou de l’atmosphère?

Non, ça n’a pas été difficile. Je reste une ballerine de Saint-Pétersbourg. Par mes professeurs, par l’Académie Vaganova. Rien n’a changé pour moi. Mon professeur au Bolchoï est Nadezhda Gracheva. Elle est extrêmement stricte. C’est un très bon professeur. Avant, j’ai aussi travaillé avec Ludmila Semenyaka, qui vient de Saint-Pétersbourg. La relation est encore très forte. C’est pour cela que je ne pense pas en termes de «style de Moscou» ou de «style de Saint-Pétersbourg». J’ai mon style de Saint-Pétersbourg et je l’ai pour toujours.


Moscou n’a pas changé votre style de danse?

Neuf années passées à Saint-Pétersbourg ont fait de moi une ballerine. Je ne peux plus changer. Si j’ai un tant soit peu d’intelligence, je sais ce qui est bien, je sais ce qui ne l’est pas. Si je suis stupide, alors oui, je vais changer. De toute façon, il n’y a pas tant de différences que ça entre Saint-Pétersbourg et Moscou. Pour moi, la seule différence, c’est celle entre les bons et les mauvais danseurs. A Moscou, justement, il y a tellement de merveilleux danseurs! Mon professeur, Nadezhda Gracheva, a été la première interprète de Nikiya au Bolchoï dans La Bayadère de Grigorovitch, en 1991. Elle est simplement magnifique. Je n’ai jamais eu envie de lui demander si elle était de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. Sa danse est propre, belle, lyrique… elle a tout.


Il y a quand même des différences. Quand on vous voit danser, ce n’est pas pareil que quand on voit danser Maria Alexandrova!

Bien sûr, Maria Alexandrova est très très moscovite, je comprends ce que vous voulez dire. [rires] Mais Nadezhda Gracheva, de Moscou elle aussi, était une danseuse complètement différente. Je crois que tout cela est une question de style et de goût. Certaines danseuses ont du goût, d’autres pas. A Saint-Pétersbourg, on peut voir des danseuses dont le style est vraiment étrange et n’a, je suis désolée, rien à voir avec le style de Saint-Pétersbourg. Ce sont des choses qui arrivent. Cela vient en partie des professeurs, en partie de l’esprit des danseuses en question… Nous avons la même école. Sans doute que Moscou est plus dans la bravoure et Saint-Pétersbourg dans la pureté et la finesse… Mais la vraie différence n’est pas entre Moscou et Saint-Pétersbourg, elle est dans la personnalité des danseurs.


En ce qui concerne le public de ces deux théâtres, est-ce que vous avez ressenti des différences?

A Saint-Pétersbourg, j’avais mon cercle de fans. Mais parfois, j’avais le sentiment que le public du théâtre était un peu endormi, peut-être à cause du froid, peut-être pour d’autres raisons, je ne sais pas… Tout le monde sait que le public de Saint-Pétersbourg est parfois un peu ennuyeux. On a l’impression que rien ne les intéresse. Je ne dirais pas que le public est froid. Il ne l’est pas. Quand ils aiment quelqu’un, ils l’aiment vraiment! A Moscou, les gens sont plus chaleureux et ouverts. Il y a quand même ce phénomène – la claque – qui a été une surprise pour moi. A Saint-Pétersbourg, la claque n’existe pas. Si l’on danse bien, on est bien applaudi, si l’on danse un peu moins bien, parce que l’on est dans un mauvais jour par exemple, on est simplement un peu moins applaudi, mais à Moscou, cette «claque» applaudit toujours, quoique fasse le danseur, même si ce n’est vraiment pas extraordinaire! Que le danseur soit moyen ou fabuleux, c’est pareil. C’est vraiment étrange. J’ai beaucoup de mal à comprendre ça.


Quelles sont les nouveautés auxquelles vous avez eu accès au Bolchoï?

J’ai beaucoup plus de travail ici. J’ai accès à de nouveaux ballets, de nouveaux rôles, comme celui de Nikiya dans La Bayadère, qui m’intéresse beaucoup. C’est aussi plus facile d’aller en scène. Je ne ressens pas cette atmosphère qu’il y avait au Mariinsky, une atmosphère un peu pesante pour moi - et pas que pour moi du reste, tout le monde peut vous en parler… A Saint-Pétersbourg, tout était un peu étrange, et ça l’est toujours, à cause notamment de l'administration. Les gens sont plus ouverts ici. C’est bien, ce n’est pas bien, vous comprenez ce qu’il en est, vous savez ce qu’ils pensent. Je me sens plus à l’aise sur scène à Moscou. J’apprécie davantage mes représentations.


Vous avez des partenaires préférés à présent au Bolchoï?

J’en ai eu plusieurs que j’aime bien, mais je ne peux pas dire qu’il y en a un que je préfère. Je les aime bien tous. Ce que je peux dire, c’est que les garçons au Bolchoï sont beaucoup plus attentionnés que ceux du Mariinsky, tout au moins pour moi. C’est une vraie différence. Les danseurs de l’Opéra de Paris sont un peu comme ceux du Bolchoï de ce point de vue. Ils sont concentrés, ils essayent d’aider si quelque chose ne va pas. Mais bon, comme à Paris, on n’a pas de partenaire attitré au Bolchoï. Moi j’aime bien les couples comme Noureev et Fonteyn.


Pourquoi votre carrière était-elle bloquée au Mariinsky?

Au Mariinsky, si vous n’êtes pas grande, vous ne pouvez pas danser Le Lac des cygnes ou La Bayadère. C’est une chose tout à fait stupide. Partout ailleurs, si une danseuse en est capable, on lui donne ces rôles, qu’elle soit grande ou petite. Au Mariinsky, ce n’est pas la qualité de la danse qui prime, c’est la taille – tu es grande ou tu ne l’es pas. C’est d’autant plus stupide quand on pense que Natalia Makarova, l’une des meilleures Odette-Odile au monde, était toute petite. Pareil pour Dudinskaya ou Kurgapkina.


Quels rôles allez-vous aborder prochainement au Bolchoï? Odette?

Peut-être, oui. La saison prochaine, j’espère faire mes débuts dans la version de Grigorovitch que je n’ai jamais dansée. Je m’y prépare. J’ai dansé Le Lac des cygnes auparavant dans la version de Bourmeister, au Théâtre Stanislavsky, et dans celle de Sergueev – qui est aussi celle du Mariinsky -, à Athènes, avec le Ballet du Kremlin. Mais pour l’instant, je me concentre sur Onéguine et Marco Spada.


Vous répétez actuellement Onéguine, dont la première a lieu le 12 juillet. Ce n’est pas un peu compliqué de répéter le ballet en étant à Paris la moitié du temps?

Je vis en ce moment entre Paris et Moscou, puisque je répète dans deux théâtres. Je repars samedi matin [29 juin 2013] à Moscou, juste après ma représentation de La Sylphide. Mon vol est à 5h30 et l’après-midi, j’ai la répétition d’Onéguine au Bolchoï [répétition avec tous les danseurs et à l’issue de laquelle les distributions définitives ont été décidées, n.d.r.]. Je suis quand même très heureuse qu’Onéguine soit donné pour la première fois en Russie sur la scène du Bolchoï. C’était une situation un peu bizarre. La plupart des compagnies dans le monde dansent ce ballet, mais en Russie, il n’avait jamais été dansé.



Savez-vous pourquoi?

Je crois que les assistants de John Cranko se disaient que les danseurs russes aimaient bien changer les chorégraphies. D’autre part, c’est un ballet inspiré d’un classique russe, c’est l’œuvre de Pouchkine. Ils pensaient que les gens allaient critiquer, dire que ceci ou cela n’était pas correct, qu’il fallait changer. Et bien sûr que ce n’est pas correct! Le ballet est un tout petit peu différent du livre! [rires] Mais il n’empêche, je comprends tout à fait ce qu’a voulu faire Cranko. Il voulait avant tout que les spectateurs, qu’ils aient lu ou non Pouchkine, comprennent  ce qui se passe sur scène. Son ballet est très lisible, très compréhensible, avec des détails comme le duel, une histoire tournant autour de quatre personnages… Il a construit son ballet de manière très intelligente. Le problème en Russie, c’est que tout le monde a lu Onéguine. Tout le monde connaît et comprend l’intrigue. C’est la raison pour laquelle, je pense, les assistants de Cranko ne voulaient pas monter le ballet en Russie, par crainte de polémiques incessantes. Par exemple, à la toute fin du ballet, Onéguine a un maquillage et des cheveux gris qui lui donnent l’apparence d’un vieil homme. Les Russes arrivent et disent : «Pourquoi? Ouvrez le livre, il est écrit qu’il n’a que vingt-six ans à la fin! On peut faire ceci ou cela, mais pas en faire un vieil homme». Egalement, il porte une moustache. «Impossible, il n’y a que les militaires, comme Grémine, qui pouvaient porter une moustache comme ça! Onéguine, lui, est un jeune homme très riche, un oisif, un dandy qui ne fait rien de ses journées, à part sortir, dormir, faire le galant…». Bref, les assistants de Cranko craignaient ce genre de discussion avec les Russes. Dans le monde entier, on respecte la chorégraphie de Cranko et en Russie, forcément, pour eux, on n'arrêterait pas de la discuter L’œuvre est russe, c’est vrai, mais il se trouve que le ballet n’a pas été créé par un Russe, c’est comme ça.

Quoi qu’il en soit, je pense que les ballerines du Bolchoï vont être très intéressantes dans le rôle de Tatiana. Les danseurs dans le rôle d’Onéguine aussi, mais je pense que c’est surtout un ballet sur Tatiana. Pour moi, Onéguine n’est pas le personnage principal. Il ne change pas entre le début et la fin du ballet. Il n’a qu’un visage. C’est un beau visage, certes, mais il n’est pas plus que ça. Tatiana, elle, grandit tout au long du ballet. Au début, elle est un peu en-dessous d’Onéguine mais elle s’élève ensuite, elle s’élève même à une telle hauteur qu’Onéguine ne peut plus l’atteindre. C’est au-dessus de ses forces. Lui est un personnage beaucoup plus simple.


Vous rêviez de ce rôle?

Je ne dirais pas que c’était le rôle dont je rêvais. Pour vous dire la vérité, je n’aurais jamais imaginé qu’Onéguine soit donné un jour en Russie. Donc je n’en rêvais pas. Je me disais que ce ballet était dansé ailleurs dans le monde, qu’en Russie on ne l’avait pas et que je pouvais vivre sans. Mais évidemment, dès que j’ai appris qu’il allait entrer au répertoire du Bolchoï, c’est devenu mon rêve!


Vous avez regardé des vidéos du ballet?

Oui, j’en ai vu beaucoup. La version de Vienne, celle de l’Opéra de Paris, celle du Canada… Toutes très différentes, mais je les aime toutes.


Avec qui allez-vous danser?

Avec Alexander Volchkov. Et il est très bon!


A quoi va ressembler votre Tatiana?

C’est très difficile à expliquer maintenant, parce que j’ai encore beaucoup de choses à mettre dans ma Tatiana. Tout ce que je peux dire, ce dont je suis sûre, c’est que ce sera une Tatiana très russe. Cela me rappelle d’ailleurs une anecdote. Vous connaissez Beatrice Knop? Elle est très gentille. Une fois on discutait ensemble d’Onéguine. Je précise qu’Onéguine, c’est à la fois mon livre et mon opéra préférés. Cette discussion avec elle était très intéressante, car elle m’a permis de comprendre comment une danseuse allemande pouvait se représenter Tatiana. Elle dansait le rôle de Tatiana à Berlin et elle participait à une rencontre avec des amateurs de ballet. Elle leur parlait du rôle de Tatiana, elle leur expliquait comment elle le préparait… A un moment, un spectateur lui a demandé de lire la lettre de Tatiana à Onéguine. Elle ouvre le livre, commence à lire. Bien sûr, elle connaissait le texte et l’histoire. Mais en la lisant à haute voix, elle a été tellement impressionnée par les mots qu’elle s’est mise à pleurer devant les gens. Elle comprenait tout à coup des détails qu’elle n’avait pas saisis auparavant. Elle s’est arrêtée de lire car elle pleurait vraiment! A partir de là, elle a compris qu’elle faisait fausse route et a complètement changé son interprétation de Tatiana. Tout cela pour dire qu’il est vraiment nécessaire de se plonger dans le personnage et dans le livre pour montrer au public à quel point cette héroïne est pure, profonde, à quel point elle s’élève au-dessus d’Onéguine. C’est vraiment bien que l’on ait ce ballet maintenant au Bolchoï. Mais cela va sûrement être très différent des interprétations occidentales.




Evguénia Obraztsova - Propos recueillis et retranscrits par Bénédicte Jarrasse


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Entretien réalisé le 27 juin 2013 - Evguénia Obraztsova © 2013, Dansomanie


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