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entretiens
Le Prix de Lausanne côté finances : rencontre avec Beth Krasna

31 janvier 2013 : à la rencontre de Beth Krasna, Présidente du Conseil de Fondation

Si le Prix de Lausanne est largement médiatisé et connu des 
professionnels de la danse et des balletomanes sous son aspect artistique, il repose sur une organisation financière rigoureuse, sans laquelle le concours annuel ne pourrait avoir lieu. C'est à Beth Krasna, aujourd'hui Présidente du Conseil de Fondation, qu'échoit la lourde tâche de réunir chaque année les fonds nécessaires au bon déroulement des épreuves et d'en superviser l'organisation administrative avec toute la rigueur et la minutie qui font la réputation de la Suisse dans le monde.







Bonjour Beth Krasna, pouvez-vous évoquer avec nous votre parcours? Il me semble que vous venez de l’industrie pharmaceutique, vous avez une formation d’ingénieur, qu’est-ce qui vous a incité à passer du monde des affaires, dur, plutôt «masculin» à celui de la danse, considéré – à tort peut-être – comme davantage «féminin»? 


Je suis en effet ingénieur chimiste, j’ai travaillé dans plusieurs branches de l’industrie et c’est vrai que j’adore les usines, mais ma première passion, c'est le ballet. J’en ai fait pendant des années, mais vers vingt ans, j’ai dû choisir entre la danse et les études universitaires. Je suis restée à l’université… J’ai toujours suivi le Prix de Lausanne, d’abord en tant que spectatrice, puis, au cours des vingt-cinq dernières années, comme membre du «Conseil de Fondation». C’est ainsi que je suis finalement arrivée à la présidence de cette organisation qui vient en aide aux jeunes danseurs.


Vous évoquez votre passé de membre du Conseil de Fondation, justement, comment avez-vous été amenée à intégrer ce Conseil? Qu’est-ce qui vous a poussé à vous impliquer de la sorte dans l’organisation et l’administration du Prix de Lausanne?

Un ancien camarade de classe connaissait ma passion pour le ballet ; il était déjà membre du Conseil de Fondation, comme il était… le directeur du Théâtre de Beaulieu. Il m’a introduite auprès du fondateur [Philippe Braunschweig, ndlr]. Nous avons eu quelques échanges, puis il m’a demandé de l’aider un peu à trouver des fonds. Quand j’avais un peu de temps libre, nous travaillions ensemble. Nous nous sommes liés d’amitié, nous avons collaboré de plus en plus fréquemment, et, de fil en aiguille, il m’a invitée à rejoindre la fondation. Mais il s’agit d’un travail de pur bénévolat, et je n’ai pas abandonné le côté «masculin» de ma vie professionnelle. Je suis toujours active dans des conseils d’administration de banques, de sociétés d’ingénierie. Je peux donc assouvir mes deux passions, la technique, le business d’un côté, et de l’autre, l’art et le soutien aux jeunes qui ont du talent. Cela dit, je n’ai plus de poste «opérationnel» dans l’industrie, et c’est comme ça que j’ai réussi à dégager du temps pour m’occuper de la fondation. Quand je travaillais à plein temps dans les usines, je n’avais pas beaucoup de loisirs à consacrer au ballet. Maintenant, comme je ne siège plus que dans des conseils d’administration, c’est plus facile. Il y a des périodes qui sont entièrement bloquées, mais entre, il y a des creux, et j’ai du temps pour moi, que je peux investir dans le Prix de Lausanne.


Sous l’impulsion de ses trois directeurs successifs, le fondateur, Philippe Braunschweig, puis Charles Gebhard, et maintenant vous-même, le Prix de Lausanne a bien sûr évolué, mais y-a-t-il néanmoins une certaine continuité dans la gestion de la fondation, ou, au contraire, chaque personnalité a-t-elle imprimé un style de direction très différent?


En fait, je suis le quatrième directeur. A l’origine, il y avait simultanément Philippe Braunschweig et son épouse Elvire, qui était une ancienne danseuse. L’administratif et l’artistique, grâce au couple Braunschweig, étaient ainsi réunis à la tête du Prix de Lausanne. Ils sont restés à leur poste durant vingt-cinq ans, puis ont cédé la place à Franz Blankart, le Secrétaire d’Etat [Franz Blankart, économiste et diplomate suisse, a occupé de 1986 à 1998 le poste de Secrétaire d’Etat au Commerce extérieur au sein du gouvernement helvétique, ndlr]. Il est resté en fonction un peu moins de cinq ans, avec à ses côtés, comme directeur artistique, Jan Nuyts [ancien danseur au Ballet Royal de Flandre, à Anvers, ndlr.]. Jan Nuyts a constitué un «comité artistique» chargé de définir les choix du Prix de Lausanne, en matière artistique, justement. Donc, pour résumer, il y a eu quatre Présidents de la Fondation : P. Braunschweig, F. Blankart, C. Gebhard, B. Krasna, et trois Directeurs – ou Présidents – de la Commission artistique, qui ont donné vraiment l’orientation du Prix : Elvire Braunschweig, Jan Nuyts, puis Mavis Staines, qui est la directrice de l’Ecole Nationale de Ballet du Canada. C'est elle qui a développé tout l’aspect «éducatif» du concours, et on est aujourd’hui beaucoup plus «soft» avec les enfants, on les «sélectionne», on ne les «élimine» plus.


Le Prix de Lausanne, qui avait un fonctionnement quasi-artisanal lors de sa création, et était financé en quasi-totalité sur les deniers personnels de Philippe Braunschweig, est devenu un grand concours international, qui nécessite, de par sa «professionnalisation», des fonds beaucoup plus importants. Quelle est aujourd’hui la part de votre activité consacrée à la recherche de cet argent, et n’est-ce pas une gageure que de réunir les moyens pécuniaires indispensables au fonctionnement d’une telle organisation?


C’est vrai, le budget en cash du Prix est de 1,3 millions de Francs suisses [1,06 millions d’Euros, ndlr], et si on y ajoute tout le bénévolat et les dons en nature que nous font certaines entreprises, on arrive autour de 2 millions [1,62 millions d’Euros, ndlr]. Chaque année, il nous faut trouver cette somme. Un tiers des 1,3 millions de cash provient de la Ville de Lausanne, du Canton de Vaud et de la Loterie Romande, un second tiers est donné par les sponsors qui offrent des bourses aux candidats, et un dernier tiers a pour origine des fondations, des mécènes, et même des dons – parfois de petites sommes – de particuliers qui veulent soutenir le Prix de Lausanne et qui forment le «Cercle des amis». Je touche du bois, nous arrivons en ce moment à réunir l’argent sans difficultés majeures, le Prix de Lausanne jouit d’une bonne réputation, les gens voient notre travail, et on essaye aussi, de plus en plus, de ne pas mettre en avant les seules performances lors de la Finale, mais aussi tout ce qui est fait en amont, de valoriser les écoles partenaires – qui forment les talents de demain. Mais ma priorité n’en reste pas moins d’assurer la continuité et la pérennité du concours. Donc je cherche à la fois à réunir les fonds nécessaires pour financer l’édition de l’année en cours et à constituer des réserves pour l’avenir.


Dans cette perspective, justement, avez-vous la possibilité de conclure des accords avec vos partenaires publics et privés pour sécuriser le Prix de Lausanne sur le plan financier, sinon à long terme, au moins à horizon de quatre ou cinq ans?

En ce qui concerne les bourses, nous essayons de signer des contrats de trois ans. La première année constitue ainsi, pour les mécènes, une «période d’observation» ; la deuxième année, ils sont déjà plus à l’aise avec les habitudes du Prix de Lausanne, et la troisième année, ils peuvent vraiment exploiter pleinement le partenariat qu’ils ont conclu avec nous. Après, nous leur proposons bien évidemment la reconduction du contrat. Mais il est clair que par exemple une banque telle que Julius Bär, qui nous a sponsorisés durant six ans, peut avoir envie ensuite de se tourner vers un autre événement susceptible d’intéresser ses clients. Eux aussi ont besoin d’innover, de changer. Et quand on les perd, on doit se remettre au travail pour chercher un nouveau mécène, qu’on va essayer de garder sur deux, voire trois périodes successives de trois ans si on a de la chance. Mais le noyau stable de nos sponsors est constitué de la Ville de Lausanne, le Canton et la Loterie Romande, qui nous garantissent le tiers de nos ressources.


Vous êtes-vous déjà trouvée face à la situation où le budget n’aurait pas été bouclé à temps, et où vous vous demanderiez comment faire pour que le concours ait lieu tout de même?

En fait, en prévision de ce genre de souci, nous avons créé une seconde fondation qui peut, les années difficiles, contracter des prêts bancaires afin de nous permettre d’organiser malgré tout le concours dans des conditions satisfaisantes. On essaye de la sorte d’anticiper le risque d’une levée de fonds insuffisante, notamment en période de crise économique.


Justement, même si la Suisse a été moins touchée que d’autres pays, avez-vous ressenti les effets de la crise mondiale qui sévit depuis deux ou trois ans, lors de vos démarches pour trouver de nouvelles sources de financement pour le Prix de Lausanne?

Nous avons des donateurs assez fidèles, qui se sont montrés compréhensifs, et nous avons eu la chance qu’ils n’aient pas réduit leur contribution. Nous avons réussi à les convaincre de l’importance de leur participation pour assurer l’avenir des jeunes artistes. Il ne s’agit pas uniquement d’une sorte de «fête de la danse» annuelle destinée au public lausannois. Une sorte de lien, d’identification entre le sponsor et la mission «sociale» du concours, se crée.


Comment expliquez-vous la représentation plutôt faible de la France au Prix de Lausanne, tant au niveau des candidats que des partenaires institutionnels et des mécènes, en dépit de la proximité géographique et culturelle qui existe entre notre pays et la Suisse romande?

Je pense que cela est dû à la combinaison de trois facteurs. D’abord, il y a en France des circuits institutionnels qui «aspirent» les jeunes talents dans le système national de formations (écoles de danse, conservatoires…). Ensuite, certaines écoles privées françaises, qui nous envoyaient des candidats, ont été, depuis, elles-mêmes subventionnées par l’Etat. Leurs élèves sont là aussi directement intégrés aux réseaux nationaux de formation professionnels. Enfin, nous manquons de visibilité dans les médias français. Ils ne s’intéressent plus à nous, nous ne parvenons plus à obtenir des passages sur les chaînes de télévision françaises, la presse écrite nous ignore, sans doute car nous ne sommes pas «français». Les médias français s’intéressent en priorité aux évènements nationaux, et délaissent ce qui se passe à l’étranger.


Question médias, dans quel(s) pays estimez-vous bénéficier de la meilleure visibilité?

Le Japon. C’est très clair lorsque nous observons l’origine géographique des personnes qui regardent notre site Internet et les différents réseaux sociaux sur lesquels nous sommes présents. Et les études montrent qu’il ne s’agit pas uniquement des jeunes : la tranche d’âge la plus représentée chez nos visiteurs japonais est celle des 35-55 ans. Au Japon, le ballet, c’est comme le football chez nous. Il y a un véritable engouement national pour cela, tout le monde s’y intéresse. Cette année, nous avons, au sein du jury, Tetsuya Kumakawa, ancien lauréat du Prix de Lausanne, et directeur du K-Ballet, à Tokyo. Dans son pays, il est aussi célèbre et adulé que par exemple George Clooney au Etats-Unis. C’est une véritable icône là-bas.


Et quels sont vos plans pour l’avenir? On note que cette année, un partenariat a été conclu avec la Palucca Schule de Dresde, que des auditions auront lieu en Allemagne et en Italie… S’agit-il d’une volonté de recentrage vers l’Europe, alors que ces dernières années, on a surtout vu un afflux de candidats asiatiques et sud-américains?

Nous voulons essayer de contrer la relative désaffection que marquent les Européens qui, paradoxalement, sont assez réticents à se déplacer jusqu’à Lausanne. Donc, nous irons maintenant à leur rencontre, en créant quelques événements, comme ces auditons, plus près d’eux. Et pour rebondir sur votre précédente question au sujet de la France, il faudrait aussi que nous y fassions quelque chose, afin d’être plus visibles et de relancer l’intérêt de vos compatriotes pour le Prix de Lausanne. Je voudrais par ailleurs préciser que nous n’allons pas organiser d’auditions en Italie, mais nous y tiendrons une conférence de présentation du concours, avec Frédéric Olivieri, le directeur de l’Ecole de danse de la Scala de Milan. Il est également ancien vainqueur du Prix de Lausanne. A Dresde, nous allons effectivement lancer des pré-sélections, afin de sensibiliser l’Allemagne et les pays de l’Est.


Est-ce que la nomination de Benjamin Millepied – qui avait été récompensé au Prix de Lausanne en 1994 – à la direction du Ballet de l’Opéra de Paris est susceptible de vous ouvrir de nouvelles perspectives en France?

Cela pourrait en tout cas améliorer nos relations avec la France. Il faut par ailleurs être conscient du fait que les pouvoirs publics français, qui soutiennent l’école et la compagnie parisienne, ont des critères très stricts, qui ne correspondent pas toujours à ce que nous-mêmes sommes en mesure d’offrir en matière de bourses et de formations. Par exemple, l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris exige que les candidats soient parfaitement francophones. De ce fait, cela restreint les possibilités pour d’éventuels lauréats du Prix de Lausanne de bénéficier d’une bourse d’étude à Paris, peu d’entre eux ayant appris le français à l’école. Ce sont essentiellement ces contraintes réglementaires qui font que nos relations avec l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris ne sont pas aussi étroites que nous l’aimerions, même si cette institution reste pour nous une référence dans le monde de la danse classique. Et nous – et nos candidats – serions très contents si nous pouvions nous rapprocher davantage de l’Opéra de Paris. Ceci étant, il faut aussi tenir compte du fait que le Prix de Lausanne a été créé à l’origine surtout pour venir en aide aux élèves des écoles de danse privées. Les jeunes qui sont à l’Opéra de Paris ou même à la Palucca Schule à Dresde n’ont pas forcément besoin d’une bourse, car ils sont déjà sur la bonne voie. Le but premier du Prix de Lausanne était de permettre aux élèves les plus talentueux des petites écoles privées de pouvoir accéder ensuite à une vraie formation professionnelle. Je ne veux pas du tout dire que ces écoles soient mauvaises, mais si vous venez d’un établissement situé au fin fond de la Floride, vous risquez d’avoir du mal a trouver un poste dans une grande compagnie. Si un élève issu d’un tel établissement obtient une bourse du Prix de Lausanne pour poursuivre ses études à Londres, par exemple, ses chances d’obtenir ensuite un engagement seront évidemment bien plus grandes.

Par ailleurs, notre présence sur les réseaux sociaux, les blogs, davantage que dans les médias institutionnels, nous permet de faire connaître le Prix de Lausanne auprès des jeunes danseurs, qui vont ensuite solliciter leur école en vue d’une participation au concours. Autrement, les écoles ne prendraient pas forcement d’elles-mêmes l’initiative de préparer des candidats au Prix de Lausanne.



S’il est encore relativement facile pour un jeune Français, un jeune Belge ou un jeune Allemand de venir passer une semaine à Lausanne – même si ce n’est pas à proprement parler bon marché -, pour participer au concours, qu’en est-t-il des candidats beaucoup plus éloignés géographiquement, et issus de pays où le niveau de vie n’est pas forcément équivalent à celui des pays occidentaux? Pour un Brésilien, un Chinois ou même un Japonais, vu le coût du voyage, cela peut représenter un sacrifice financier important, non?

Nous avons des sponsors qui demandent expressément que l’argent qu’ils nous versent serve à aider des jeunes dans le besoin. Toute personne dont la candidature a été retenue lors des pré-sélections sur DVD doit pouvoir participer au concours, quels que soient ses revenus. Si un jeune sélectionné nous informe qu’il a des soucis financiers pour se rendre à Lausanne, nous faisons en sorte qu’il puisse tout de même se déplacer. Nous contactons nos amis et mécènes, afin de prendre en charge le billet d’avion et/ou l’hébergement en Suisse.

Paradoxalement, les Japonais viennent en masse à Lausanne car il y a relativement peu de compagnies de ballet dans leur pays, et les salaires qui leur sont proposés sont souvent faibles. Pour faire carrière dans la danse, les jeunes Japonais sont quasiment obligés de s’expatrier. Pour eux, venir à Lausanne peut être un investissement rentable, car ils y ont la possibilité de rencontrer en une semaine un grand nombre de responsables d’écoles et de compagnies, en s’épargnant ainsi de nombreux déplacements pour passer des auditions.

Pour les Chinois, ce n’est pas un souci d’argent. Ils viennent d’écoles publiques, qui prennent en charge tous leurs frais de déplacement. Leur objectif n’est d’ailleurs pas non plus de chercher du travail dans des compagnies étrangères, car leur propre pays leur assure de nombreux débouchés. Il s’agit davantage de montrer au reste du monde l’excellence des écoles de danse chinoises. Pour les Brésiliens, les choses sont parfois plus difficiles. Pour les trois premiers candidats issus des présélections, le Prix de Lausanne assume les dépenses de déplacement. Pour les autres, on règle les choses au cas par cas, en fonction des situations individuelles. Nous savons pertinemment que certains candidats n’auraient même pas mangé à leur faim durant la semaine du Prix de Lausanne si nous ne les avions pas aidés.  Parfois, ils nous font part à l’avance de leurs difficultés, et nous pouvons prévoir le nécessaire, mais il arrive aussi qu’ils débarquent à Lausanne totalement démunis, sans avoir même un endroit ou se loger, et nous devons alors trouver une solution en urgence.




Beth Krasna - Propos recueillis par Romain Feist


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Entretien réalisé le 31 janvier 2013 - Beth Krasna © 2013, Dansomanie


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