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Pathé Live / Le Nederlands Dans Theater au cinéma, avec Paul Lightfoot
15 novembre 2012 : Filmer la danse contemporaine, rencontre avec Paul Lightfoot
Paul
Lightfoot est né en 1966 à Kingsley, dans le Cheshire
(Angleterre). Formé à la Royal Ballet School de Londres,
il est, en 1985, repéré par Jiří Kylián, et
engagé au NDT2, jadis compagnie «junior» du
Nederlands Dans Theater, réservée aux artistes
âgés de 17 à 22 ans.
En 1988, il fait ses premières armes de chorégraphe au
sein de l’atelier organisé annuellement au sein du NDT, et
dès la saison suivante, il créé The Bard of Avon
pour la compagnie. De cette même année datent les
débuts de sa collaboration avec Sol León, qui perdure
encore aujourd’hui. Symboliquement, les titres de tous les
ouvrages postérieurs à The Bard of Avon,
et réalisés en commun avec Sol León,
débutent par la lettre «S». En 2002, le duo est
appointé en qualité de «chorégraphe
résident» au NDT, et se voit récompensé
d’un Prix Benois de la Danse pour Signing Off à Moscou en
2005. En septembre 2011, enfin, il succède à Jim Vincent
en tant que Directeur artistique du Nederlands Dans Theater.
Après une première expérience fin mai 2012, il se
lance à présent, avec le NDT et la société
Pathé Live, dans un ambitieux projet de retransmission
cinématographique de l’intégralité
d’une saison de danse contemporaine. Lever de rideau le 15
novembre 2012.

Le 31 mai 2012, pour la première fois, un spectacle du NDT a
été retransmis – du moins partiellement – en
direct dans de nombreux cinémas à travers le monde.
Jusqu’alors, il s’agissait d’un
«privilège» réservé aux compagnies les
plus prestigieuses, telles le Bolchoï, le Royal Ballet ou
l’Opéra de Pairs. Comment avez-vous décidé
de relever un tel défi? Etait-ce une initiative personnelle, ou
cela faisait-il suite à une proposition de la maison de
production Pathé Live?
Il
s’agissait d’une proposition de Pathé Live. Tout est
parti de Thierry Fontaine [directeur général de la firme
cinématographique, ndlr.], qui a suggéré de porter
également à l’écran un peu de danse
contemporaine. La solution de facilité aurait été
de se contenter de présenter du ballet [classique], ce
qui, d’un point de vue commercial, est sûrement plus
efficace. Mais [Thierry] estimait qu’il était de sa
responsabilité de promouvoir aussi de la danse contemporaine, et
il considérait que le Nederlands Dans Theater était la
compagnie adéquate pour cela.
[En français dans le texte] Je
suis super super content avec l’idée. Quand j’ai vu
le résultat de Move to Move j’ai vu immédiatement
que c’était la bonne décision de le faire parce que
je crois qu’il y a le niveau artistique, dont le spectateur peut
juger. Bien sûr [le cinéma] ce n’est pas comme si on
était au théâtre, mais en même temps quand
j’ai vu ce qu’ils ont fait chez Pathé Live, je me
suis dit que c’est intéressant, parce que c’est
créatif. C’est une autre façon d’exprimer une
intention artistique. Et je trouve que c’était une chose
très importante de le faire. On est une compagnie avec de
multiples facettes. On vient une fois tous les cinq ans à Paris,
on ne peut montrer qu’une toute petite partie de ce que
l’on fait. On est une compagnie du présent, on ne vit pas
dans la tradition, mais dans l’instant actuel. En cinq ans tout
change énormément, il y a beaucoup de chorégraphes
nouveaux.
Internationalement, la compagnie est très connue, pour son
niveau, son intégrité artistique, mais beaucoup de gens
ne savent pas réellement ce que nous faisons. Sur le plan
national, en Hollande, les choses sont très claires, le public a
accès à une grande variété d’ouvrages
représentatifs de notre travail. Maintenant, on a
l’opportunité de montrer cela au monde entier, et par un
media qui lui-même permet une grande créativité. Le
cinéma «live» offre des possibilités
très intéressantes. Il permet une plus grande
proximité avec les artistes, ça permet de faire ressentir
au public la concentration, la réflexion du danseur, beaucoup
plus efficacement que si on se trouve dans la salle de spectacle.
Thierry Fontaine a débarqué et a dit : «vous savez,
vous êtes ceux avec qui on devrait faire cela». Mais
c’est aussi une décision qui a été prise en
partie par le directeur administratif de la compagnie. Lui, sa
préoccupation c’était la logistique : comment
va-t-on faire ceci ou cela, est-ce que ça va marcher comme
prévu? Bien sûr, ça demande une planification
sérieuse, il faut trouver l’argent, mais sur le plan
artistique, c’était avant tout une démarche
volontariste de la part de Thierry Fontaine, pour tisser un vrai lien
avec nous. Et personnellement, je pense que c’est une bonne chose
d’avoir aussi bien des compagnies très classiques, telles
le Bolchoï, et, à côté, des troupes
contemporaines comme le NDT. Ça permet de varier les programmes
des retransmissions [au cinéma]. Je suis très fier
que Thierry Fontaine ait décidé de courir ce risque. Nous
connaissons tous les a priori de certaines personnes : «Oh, je ne
comprends rien à la danse contemporaine, qu’est ce que
cela signifie, ce truc-là?». Le plus dur, c’est de
les faire venir au théâtre, après, la partie est
gagnée. Mais le cinéma, ça peut être aussi
un moyen fantastique de montrer aux gens les beautés de la danse
contemporaine. Moi, ce que j’aime, c’est quand les gens qui
viennent au NDT en ressortent en me disant : «Whaou! Je
n’aurais jamais imaginé que c’était comme
cela!»…
Avant
de prendre une décision, en avez vous discuté avec Sol
León, avec d’autres danseurs de la compagnie, ou encore
avec Jiří Kylián, même s’il a quitté
le NDT en 2004?
En fait, on en a discuté avec toutes sortes de
gens. Il est clair que nous vivons à une époque où les arts visuels – et les
réseaux sociaux, c’est votre rayon d’ailleurs! – ont acquis une grande
influence, et nous, je crois, nous sommes une compagnie qui doit être tournée
vers le futur. J’en ai parlé à Sol, évidemment, mais j’ai aussi discuté avec
Jiří [Kylián], les danseurs ont été mis au courant. Et lorsque nous avons pris
la décision, ceux-ci ont bien compris qu’il s’agirait d’une aventure très
excitante. Par ailleurs – on se trouve là sur un plan plus intime, mais tout
aussi important -, il faut garder en mémoire que j’emploie un groupe de
quarante-six danseurs, au sein duquel sont représentées plus de vingt
nationalités différentes. Et combien, parmi eux, sont originaires de pays dans
lesquels leurs familles, leurs proches, n’ont jamais eu la possibilité de voir
concrètement ce qu’ils ont fait de leur vie? Toutes ces heures passées à
conduire les enfants au cours de danse, à les encourager, pour qu’ensuite, ils
quittent leur terre natale pour venir chez nous, dans notre compagnie, si loin?
J’ai en tête la très jolie histoire d’une Italienne, venue de Turin, une
danseuse magnifique. Sa grand-mère n’avait plus la possibilité de voyager. Elle
est allée au cinéma lors de la première retransmission, le 31 mai dernier, et
le hasard a voulu qu’elle soit assise à côté du premier professeur de danse de
sa petite fille, Valentina, qui passait à l’écran! A la fin du spectacle, elle
a pris son téléphone et l’a appelée pour lui dire «maintenant, je sais
enfin ce
que tu fais, c’est formidable,
je n’en n’avais pas idée». Pour Valentina,
c’était très émouvant de pouvoir se
dire qu’en tant qu’artiste, elle avait réussi
à toucher les personnes qui l’ont
soutenue, qui ont construit sa personnalité. De ce point de vue,
nous formons
une petite communauté internationale, et je pense que nous
reflétons la société
actuelle. Vous et moi, nous nous trouvons en ce moment à Paris,
mais il n'y a
pas que des Français ici, il y a des personnes de cultures et
d’horizons très
différents, et c’est pareil pour nos danseurs.
Avez-vous
choisi le programme spécifiquement pour le cinéma?
Considériez-vous les quatre ballets retenus pour la
première retransmission (Left Right - Left Right, Silent Screen, Secus, Shine a light) comme particulièrement représentatifs du répertoire post- Kylián au NDT?
Oui
et non, car notre saison était déjà bouclée
lorsque Pathé nous a contactés. Nous leur avons dit :
«très bien, quel programme vous conviendrait le
mieux?» Il fallait évidemment prendre en compte leurs
exigences, mais il y avait aussi des contraintes organisationnelles.
Nous avons essayé de choisir le programme qui nous paraissait le
plus solide, le plus fort, artistiquement parlant. Naturellement, nous
avons voulu qu’il y ait une création de Sol [León]
et de moi. Mais en même temps, c’était un gros
risque, car nous vivons un peu dans notre monde, et nos
chorégraphies sont adaptées spécifiquement au
Nederlands Dans Theater. Cela formait en tout cas un contraste fort
avec Secus, d’Ohad Naharin. J’étais aussi persuadé que ce serait fantastique de montrer, au travers de Left Right - Left Right,
le travail d’Alex [Alexander Ekman, ndlr.], car il
représente la génération montante, et qu’il
faisait de surcroît appel aux artistes du NDT II [la compagnie
«junior» du NDT, ndlr.]. J’ai pensé que ce
programme serait suffisamment varié pour constituer en quelque
sorte une mise en bouche pour le public. Toutes les pièces me
paraissaient aussi intéressantes sur le plan visuel. Dans la
chorégraphie que nous avons réalisée, Sol et moi [Silent screen,
ndlr.], nous avons eu recours à de nombreux effets de
lumière et d’optique, et je pensais que cela pouvait
apporter une plus-value dans le cadre d’un projet
cinématographique. Mais je n’ai pas décidé
autoritairement, un beau jour, que je voulais précisément
ces quatre ballets pour Pathé. Ça aurait pu en être
d’autres, ou dans un ordre différent.
Avez-vous
eu des retours de la part de spectateurs qui ont vu les retransmissions
au cinéma, et qui n’étaient pas des habitués
du NDT?
Nous avons eu de nombreuses réactions. C’était
vraiment bien. Certes, le spectacle n’était pas retransmis
dans un très grand nombre de pays, car c’est encore un
marché émergent, mais ce que les gens qui ont vu la
représentation m’ont rapporté était
enthousiasmant. Il y a eu des anecdotes plus personnelles, comme celle
de Valentina, mais j’ai aussi eu des retours de nombreuses
personnes qui ont été enchantées de la
qualité de notre compagnie et heureuses d’avoir compris
les œuvres qui leur étaient présentées.
C’était aussi très important pour nos
chorégraphes «maison», car grâce au
cinéma, ils ont pu véritablement expliquer leurs
créations au public le plus large. Imaginez que vous êtes
au musée, que vous contemplez un tableau, et que tout à
coup, Miró ou Léonard de Vinci se tient à
côté de vous dit : «vous voyez, à
l’origine, je voulais faire comme cela, mais ça ne me
plaisait pas, alors j’ai modifié ceci et cela…
Voilà ce que je voulais réellement peindre».
Immédiatement, vous regardez le tableau d’un tout autre
œil. Là, pour les chorégraphies, c’est la
même chose. C’est très instructif, que
d’apprendre ce que les créateurs avaient en tête
lorsqu’ils se sont mis à la tâche. Ça aide
vraiment à la compréhension de la danse contemporaine.
Cela a une valeur éducative évidente, même si
l’artistique doit toujours garder le primat sur la
pédagogie.
Les opinions exprimées par le public ont-elle été
prises en compte pour choisir ce qui allait ensuite être
filmé au cours de la saison 2012-2013? Et comment avez-vous pris
la décision de retransmettre cette fois non plus un, mais quatre
spectacles différents au cinéma?
Je
pense que dans toute relation, la continuité est primordiale, et
pour moi, il était important de ne pas monter qu’un seul
projet par an. Nous avons ici l’opportunité de montrer
davantage ce dont nous sommes capables. Nos saisons au NDT sont
très riches. Evidemment, c’est aussi assez risqué,
car certaines productions que nous allons montrer [au cinéma]
n’existent pour le moment que sur le papier, et nous ne savons
pas nous-mêmes à quoi elle vont ressembler. Nous ignorons
ce que seront ces ballets, et en fait, c’est comme ça que
nous travaillons : nous créons de l’art au jour le jour,
ce qui est important, c’est ce processus créatif, et
c’est pour le faire ressentir au public qu’il est pertinent
de présenter plusieurs spectacles constitutifs d’une
saison, et non de nous cantonner à un seul programme.
C’est comme cela que nous bâtirons une relation [avec le
public]. Mais, pour en revenir à la question initiale, non, je
n’ai pas choisi les pièces diffusées au
cinéma en fonction des réactions des spectateurs, non.
A
nouveau, comment avez vous choisi les œuvres qui devaient
être filmées? Ont-elle une importance particulière
dans le répertoire du NDT? Parmi les ballets
présentés, il n’y a qu’une seule [recte :
deux] pièce(s) de Kylián, qui, paradoxalement, est le
chorégraphe le plus connu du grand public. Est-ce
délibéré? Vouliez-vous promouvoir en
priorité des artistes de votre compagnie, comme Mehdi
Walerski?
Je pense que tout compte. Jiří [Kylián] est un
génie, c’est une figure emblématique, quasiment le
nom le plus connu de toute l’histoire du Nederlands Dans Theater.
Mais il est le premier à considérer qu’il ne doit
pas être une entrave à l’évolution de la
compagnie. En fait, ce n’est pas une volonté
délibérée, si nous n’avons programmé
qu’une seule œuvre de Jiří. C’est
simplement le hasard qui a fait que dans cette saison, il n’y en
avait qu’une qui figurait à l’affiche. Il est
parfaitement possible qu’à l’avenir, nous
programmions une soirée entière consacrée
à Jiří, je n’en sais rien. Mais Jiří
tient à ce que son nom ne devienne pas un fardeau que le NDT
aurait à porter. Il estime qu’il est
préférable que ses relations avec la troupe se distendent
un peu, pour qu’elle puisse «vivre sa vie»,
qu’elle ait toute liberté pour aller de l’avant, en
s’attelant à des projets très divers, et non en
regardant derrière elle, en direction d’on ne sait quel
âge d’or révolu. Je n’ai pas à le
juger. Comme nous tous au NDT, j’admire son œuvre, et il
n’y a pas de raison de le considérer comme un obstacle.
Mais en même temps, il faut qu’on puisse se donner du
champ, et je pense qu’il partage ce point de vue. Ceci
étant dit, ces considérations n’ont pas
influencé le choix des œuvres [pour les retransmissions au
cinéma]. En fait, d’ailleurs, il y a deux pièces de
Kylián au programme [de la soirée du 15 novembre 2012],
car elles étaient prêtes pour cette saison.
J’espère que l’année prochaine, nous pourrons
aussi montrer quelque chose de lui. Mais je suis aussi très
excité à l’idée de montrer d’autres
talents, comme Mehdi [Walerski]. Ce sera une magnifique
expérience pour moi de voir aboutir la création de [Chamber].
Je suis très enthousiaste à l’idée de voir
l’œuvre de quelqu’un de si frais, de si innovant dans
le monde de la chorégraphie être diffusée à
une si large échelle. Et je pense que Pathé Live nous
donne une réelle opportunité pour que de jeunes
créateurs développent leurs talents et en obtiennent une
reconnaissance.
Est-ce la première chorégraphie de Mehdi Walerski?
Non, c’est sa troisième chorégraphie, et la seconde qu’il réalise pour le NDT I.
Les balletomanes ont la réputation d’être
plutôt conservateurs. Comment comptez-vous attirer dans les
cinémas des gens qui sont plus enclins à applaudir Le Lac des cygnes ou Casse-Noisette que la première mondiale d’une chorégraphie de Crystal Pite?
Je
pense qu’il est temps pour nous de briser ces barrières,
c’est un vrai défi. Mais je crois que nous pouvons le
relever, car les pièces que nous présentons
répondent aux préoccupations de la vie moderne. Je ne
veux pas dire que Casse-Noisette ou La Belle au bois dormant
n’ont plus de pertinence aujourd’hui. Mais leur pertinence
est d’ordre historique. Ces œuvres ne nous parlent plus de
la même façon que celles de Crystal Pite, par exemple
[Crystal Pite, chorégraphe canadienne, sera à
l’affiche de la retransmission prévue le 7 février
2013, ndlr.]. Crystal est l’une des personnalités les plus
incroyables de la scène chorégraphique actuelle. Oui,
évidemment, cela ne sera pas facile de concurrencer le
Bolchoï au box office avec ça, mais je pense que je dois
faire preuve d’honnêteté,
d’intégrité artistique, et de ne pas
déterminer la programmation uniquement en fonction
d’impératifs commerciaux. Il faut avoir l’esprit
chevaleresque, et accepter cette responsabilité. Il faut montrer
des œuvres comme celles de Crystal, car elles existent, tout
comme celles d’autres artistes contemporains, et on ne peut leur
dénier ce droit à exister. Elles sont incontournables. On
ne peut pas s’en tenir uniquement aux chefs-d’œuvre
du passé. C’est très important de faire
connaître des gens comme elle. Et je suis sûr que
même [financièrement parlant], c’est un
marché en devenir. Ça ne se fera pas du jour au
lendemain, parce que, comme je l’ai dit, il y a des gens qui sont
effrayés par la danse contemporaine, qui se sentent un peu
déstabilisés parce qu’ils ne la comprennent pas
entièrement. Mais le jour où ces gens franchiront le pas,
et s’apercevront qu’il y a énormément de
place laissée à l’imagination dans cet univers
[artistique], et qu’ils peuvent y projeter leurs propres
désirs, leurs propres fantaisies, alors les choses
évolueront vraiment. Je suis persuadé que lorsque vous
verrez des chorégraphies comme celles de Crystal, les peurs
s’estomperont, les distances disparaîtront, et vous
réaliserez qu’elle sont tout simplement
différentes. Magnifiques aussi, [comme les ballets classiques],
mais différentes. Vous pouvez apprécier la viande et le
poisson, même si ce sont deux choses très
différentes. Alors, là, j’espère que vous
prendrez aussi un peu de poisson, pour changer de la viande.
Est-ce
que vous avez, vous et Pathé Live, l’espoir de tirer un
quelconque bénéfice pécunier de ces
retransmissions? Bénéficiez-vous de subventions
publiques? Etes-vous soutenus par des sponsors, pour vous aider
à relever le défi financier que constitue cette
entreprise? Ou, du moins, pensez-vous que le prestige associé
à ces diffusions mondiales pourraient inciter le gouvernement
néerlandais à augmenter – ou à ne pas
diminuer – la dotation budgétaire du NDT, et
également, persuader des entreprises privées de vous
donner de l’argent?
Les
réponses se trouvent dans votre question! Oui, nous
espérons tout cela. Mais soyons sérieux, nous ne nous
attendons pas à réaliser un profit quelconque.
Pathé a été très clair sur ce point : ce
serait parfait si nous parvenions aussi à gagner de
l’argent, mais notre priorité n’est pas là.
L’impératif, c'est de donner à la danse moderne une
réelle visibilité, et qui sera enrichissante pour le
public. Certes, nous supportons des coûts de production que nous
aimerions couvrir. Pour le moment, nous y parvenons grâce au
concours de sponsors privés. Par ailleurs, comme vous le
suggériez, il y a le gouvernement néerlandais, qui doit
attendre de voir quelles seront les retombées de tout cela. Nous
sommes établis aux Pays-Bas depuis longtemps, ils nous
connaissent bien, mais ils ne se rendent pas toujours compte de
l’importance de ce que nous faisons. En nous faisant ainsi
connaître internationalement, nous attirerons forcément
l’attention sur notre travail, sur nos activités. Je sais
que la situation est assez difficile en Hollande, en ce moment ; nous
nous en sommes plutôt bien tirés, et nous n’avons
pas subi de coupes budgétaires pour les trois exercices à
venir. Mais le monde change, et même aux Pays-Bas, sur le plan de
la culture, ce n’est plus aussi facile qu’auparavant.
Enfin, j’espère du moins que ce genre d’initiative
ne va pas seulement inciter le gouvernement à contempler avec
satisfaction les fruits de son engagement passé, mais
qu’il prendra aussi conscience du chemin parcouru, en
matière de danse contemporaine, grâce au soutien
accordé à des compagnies telles que la nôtre. Je
pense que le NDT a une place à part dans le monde. Je ne
voudrais pas paraître arrogant, mais honnêtement, je crois
que c’est l’une des meilleures compagnies de danse
contemporaine qui soient, et nous devons faire office de modèle
pour le reste du monde. Ce serait vraiment une bonne chose, si ce
projet que nous montons avec Pathé Live pouvait encourager notre
gouvernement et les milieux financiers à porter un regard neuf
sur le travail que nous faisons.
Ces
questions d’argent mises à part, pensez-vous que les
retransmissions en direct dans les cinémas du monde entier vont
contribuer à faire mieux connaître le NDT hors des cercles
relativement restreints des habitués du ballet?
Bien
sûr. Pour le directeur artistique que je suis, ce serait la plus
belle des récompenses. Le profit financier, ce n’est
pas cela qui importe vraiment. Je serais comblé de bonheur si
nous parvenions à élargir notre audience et notre
renommée. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement du
NDT, mais de la danse en général, de ce qu'elle peut
apporter aux gens, de l'importance qu'elle peut avoir dans leurs vies.
C'est vers cela que tendent tous nos efforts.
Pensez-vous
que la publicité faite autour de ces retransmissions peut aussi
contribuer à faire venir des danseurs et des chorégraphes de
talent au NDT?
Certainement.
C'est comme un jeu de dominos. Vous en poussez un et il fait tomber le
suivant, etc.., et tout à coup naît un mouvement
qu’on ne peut plus arrêter. Je pense que ça aura un
effet de catalyseur. Cela nous ouvrira de multiples horizons : non
seulement nos propres artistes, nos propres chorégraphes
– dont certains n’auraient jamais pu percer autrement
– se feront connaître à travers le monde, mais,
inversement, cela attirera des talents, des collaborateurs de valeur,
vers le NDT : compositeurs, éclairagistes, cinéastes...
pas seulement des chorégraphes ou des danseurs, bref, tout ceux
dont la créativité peut intéresser le NDT. Bien
sûr, tout cela serait bienvenu.
La
première retransmission, fin mai 2012, a été
filmée de manière originale et intéressante, en
tout cas très différente de l’alternance de plans
rapprochés et de vues en plongée, dans laquelle sont
souvent cantonnées les captations de ballet classique. Avez-vous
débattu avec le réalisateur de la manière dont
vous vouliez que les danseurs soient filmés?
Non,
pas systématiquement . Ce sont les chorégraphes
concernés qui l’ont fait eux-mêmes, comme par
exemple Alexander Ekman. Il s’est assis à
côté du réalisateur, et lui a exposé ses
desiderata. Je ne voulais pas me mêler de ça. Je suis
intervenu uniquement lorsque cela concernait ma propre œuvre,
avec Sol [León]. Comme nous disposons, aux fins d’archive,
pour chaque ouvrage, d’une vidéo complète en plan
fixe, nous l’avons filée entièrement, et nous
indiquions chaque fois que nécessaire ce que nous voulions :
« bien, ça, c’est important, ça aussi,
là, vous voyez ça, il faudrait vraiment le prendre sous
cet angle, là, il faut filmer telle personne, ici, ce serait le
bon endroit pour zoomer, là, il faut un plan large pour
qu’on voit tout». N’oubliez pas que quand on est
assis dans un théâtre, on porte nos yeux sur ce que nous
voulons voir. Certes, je peux tenter d’attirer
l’attention en augmentant l’intensité de la
lumière, le volume du son, ou en dégageant davantage
l’espace scénique, mais on ne peut jamais vraiment
contrôler ce que le public va regarder, alors qu'avec la
caméra, si. Parfois c'est un avantage, parfois c'est un
inconvénient. Et il faut vraiment déterminer avec
précision les passages qui doivent captiver le regard du
spectateur, et ceux où on peut lui laisser une plus grande
liberté. Sol et moi, nous sommes du même avis : tout est
de savoir quand nous devons intervenir de manière
impérative, et quand il est préférable de laisser
davantage de champ libre.. Mais on n’a pas le droit
d’être trop directif non plus, car le public, lui, est
notre captif. Il y a là une grande différence [avec une
représentation purement scénique], mais c'est source de
grande créativité. En fait, dans un film, on peut
vraiment prendre plaisir à découvrir ce que l'on veut
montrer, et c'est complètement différent d'un spectacle
en direct.
A
votre avis, de telles retransmissions de ballet au cinéma
pourraient-elles avoir une influence quant à la manière
dont les œuvres chorégraphiques seront mises en
scène à l’avenir? En d’autres termes,
adaptez-vous, ou envisagez-vous d’adapter, dans une certaine
mesure, des chorégraphies aux besoins spécifiques de la
réalisation cinématographique?
C'est
très intéressant, parce que pour la soirée
«Move to Move» [diffusée le 31 mai 2012, ndlr.], Sol
et moi avons créé une nouveau ballet, intitulé Shine a Light. Shine a Light
a été monté très très rapidement, en
l’espace de deux semaines. Et nous savions depuis longtemps que
ça devait être filmé par Pathé. Et,
curieusement, oui, ça a eu une influence sur l’ouvrage. On
a chorégraphié selon notre manière habituelle,
tout en étant très conscients du fait que ça
passerait au cinéma. Je me risquerais à dire que le
ballet fonctionne presque mieux sur un écran que sur la
scène, car nous avons été influencés par
des considérations intrinsèquement liées au
cinéma. Et des quatre pièces présentées,
c'était vraiment celle dont le rendu à
l’écran se rapprochait le plus de la substance de
l’œuvre. Du fait qu’elle a été
conçue pour ainsi dire lors du tournage, c'est devenu un ballet
très cinématographique, où la caméra a
permis d’explorer en profondeur les personnages, davantage que
dans les autres pièces, qui, elles, avaient déjà
été parachevées avant qu’il soit question
d’en faire un film. Dans le cas de Shine a Light,
il y a eu des interactions, des croisements d’idées. Et
donc, effectivement, ça a eu une influence, une influence qui
peut s’avérer positive si l’on en use à bon
escient.
Avez-vous déjà des plans pour filmer d’autres représentations du NDT, durant la saison 2013-2014?
Oui,
assurément, nous avons des plans. Je ne veux pas que cette
relation soit une relation à court terme. Je suis
persuadé que nous pouvons grandement développer le champ
créatif de la compagnie. Ce que nous proposons, ce n’est
pas un spectacle au sens traditionnel, il peut y avoir un ballet, suivi
de quelque chose d’autre, qui n’est pas vraiment du ballet,
puis de nouveau un ballet. Il y a beaucoup à faire pour
développer ce concept, et ce serait pour moi une perspective
heureuse que de placer une soirée entière sous le sceau
de nouvelles formes de création.
Une
question peu diplomatique, si vous permettez : quelles sont vos
relations avec l’autre grande compagnie de ballet aux Pays-Bas,
le Het Nationale Ballet? Etes vous rivaux, ou une coopération
serait-elle envisageable, à l’avenir, y compris pour la
captation de spectacles chorégraphiques (par exemple, une saison
mixte, où alterneraient des soirées avec le NDT et le Het
Nationale Ballet)?
Il
n'y a pas de rivalité avec le Het Nationale Ballet, parce que
franchement, nous sommes deux entités complètement
différentes. Le Het Nationale Ballet est une compagnie de ballet
classique, qui, même si elle s’intéresse aussi au
répertoire contemporain, évolue dans un monde totalement
différent du nôtre. Je n’ai jamais été
gêné du fait que certains de nos programmes aient pu se
recouper, car nos personnalités sont vraiment
différentes, et on doit les respecter. En même temps, je
ne pense pas que ça aurait forcément un
intérêt d’alterner à l’affiche [des
cinémas] ou de présenter des spectacles communs.
Personnellement, ce qui m'intéresse le plus, c'est d'explorer
les relations spécifiques qu’entretient le NDT avec l'art
de la danse. C'est déjà suffisamment compliqué, vu
le grand nombre de chorégraphes que nous avons ici. Je tiens
vraiment à ce que le groupe forme une masse fusionnelle :
l’âme du NDT, ce n'est ni le chorégraphe, ni le
directeur artistique, ni qui que ce soit d’autre, ce sont les
danseurs. Ce projet avec Pathé Live me tient tant à
cœur, parce qu'il vous donne, il nous donne vraiment la
possibilité de connaître les artistes de façon
beaucoup plus intime et profonde. Donc pour moi, c'est quelque chose
que je voudrais mettre davantage en avant. Je n'ai rien contre
quiconque, que ce soit le Het Nationale Ballet, le ballet de Francfort,
la Forsythe Company ou l'Opéra de Paris... mais il y a
déjà tellement de richesse au NDT que cela ferait
vraiment trop de choses à gérer.
Il n’existe absolument aucune hiérarchie dans la troupe?
Non,
parce que je recherche des artistes et parce que nous avons toujours
cherché des artistes à leur sommet. Il n'y a pas de corps
de ballet. Parfois, les gens dansent moins, parfois davantage. Si, au
NDT, en tant qu’artiste, vous n'êtes pas disposé
à cela, alors c'est que vous vous êtes trompé de
compagnie. Nous n'avons pas de stars. Enfin si, nous en avons, des
stars, mais alors, chacun en est une, avec son individualité
propre. Je crois qu'aujourd'hui il ne suffit plus d'être un
danseur talentueux ; il y a beaucoup, beaucoup, beaucoup,
beaucoup de talents, des centaines de danseurs talentueux dans le monde
entier. Mais je crois que ceux du NDT doivent avoir quelque chose de
spécial : ouverture d’esprit, créativité,
capacité à se dépasser, aptitude au travail
individuel et, l’instant d’après, soumission
à la discipline de groupe... Si vous n'y parvenez pas, vous
n'êtes pas fait pour le NDT. Oui, j'attends des danseurs une
technique brillante, une musicalité d’exception, une
intelligence vive... mais ce que je cherche par-dessus tout, c'est
cette chose que vous appelez «alchimie». Par
«alchimie», j’entends leur capacité à
lier leur formation artistique et leur culture, à
s’intégrer, aux côtés de leurs
collègues, dans l'environnement que nous façonnons. Je
pense que cela reflète bien la société dans
laquelle nous vivons aujourd’hui.
En guise de
conclusion – provisoire -, pourriez vous donner, en quelques
mots, les raisons pour lesquelles les amateurs de ballet doivent se
ruer dans les cinémas, pour assister, le 15 novembre, à
la première retransmission en direct de cette saison du NDT?
Dans quelle mesure les ouvrages de Medhi Walerski, Johan Inger et
Jiří Kylián qui figurent à l’affiche
peuvent-ils intéresser même des profanes en matière
de danse contemporaine?
C'est
un programme, je crois, vraiment attractif. C'est une sorte de buffet
pantagruélique, où seront servies des œuvres
très intéressantes. Les différentes parties de la
soirée seront très variées. C'est presque comme si
l'on allait voir trois compagnies différentes. Pour ce qui est
de la pièce de Mehdi, elle repose sur une partition
étonnante signée Joby Talbot. Mehdi et Joby ont, à
l’occasion du centième anniversaire du Sacre du printemps,
voulu s’inspirer de l’atmosphère de folie qui a
saisi Paris, et qui a changé la façon de concevoir la
danse et la musique de ballet, avec cette symbiose entre le
chorégraphe et le compositeur. Bref, c'est une pièce
stupéfiante que ce soit sur le plan scénique ou musical.
Ce type de collaboration est vraiment ce que recherche le NDT. Donc,
venez voir ça! Ensuite, il y a les deux pièces de
Jiří. Je crois que c'est un choix intéressant, parce que
ce n'est pas le Kylián le plus connu. C’est une autre
facette de son art. Il s’agit, je crois, de deux joyaux absolus
que l'on ne voit que rarement. L'imagerie qu'il y développe est
exquise, et la puissance avec laquelle il mêle deux mondes...
C'est génial. Ce sont vraiment des pièces intemporelles :
elles sont assez anciennes, elles datent de plus de vingt-huit ans et
elles n’ont pas vieilli. Elles poursuivent leur existence dans
leur petite bulle temporelle, elles sont fantastiques. Enfin, il y a la
nouvelle pièce de Johan Inger. Je ne sais pas à quoi elle
ressemble exactement, c'est une création, dont la
première n'a pas encore eu lieu. J'en ai tout juste vu quelques
bouts. C'est quelque chose de différent, quelque chose de
totalement passionnant, très vivant et très dans le vent.
Je pense que Johan a beaucoup d’humour et un vrai sens du
spectacle. Qu'on soit ou non balletomane, on ne peut retenir les rires.
Il a une approche chorégraphique pleine de chaleur et d'une
grande sincérité. Donc, voilà, dans ce programme,
chacun pourra y trouver quelque chose, il y a une palette artistique
très large [Pour des raisons de droits afférent aux
musiques utilisées, la création de Johan Inger, Sunset Logic, a dû être retirée du programme de la retransmission cinématographique, ndlr.].
Paul Lightfoot - Propos recueillis et traduits de l'anglais par Romain Feist
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Entretien
réalisé le 19 octobre 2012 - Paul Lightfoot © 2012,
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