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entretiens
Pathé Live / Le Nederlands Dans Theater au cinéma, avec Paul Lightfoot

15 novembre 2012 : Filmer la danse contemporaine, rencontre avec Paul Lightfoot


Paul Lightfoot est né en 1966 à Kingsley, dans le Cheshire (Angleterre). Formé à la Royal Ballet School de Londres, il est, en 1985, repéré par Jiří Kylián, et engagé au NDT2, jadis compagnie «junior» du Nederlands Dans Theater, réservée aux artistes âgés de 17 à 22 ans.

En 1988, il fait ses premières armes de chorégraphe au sein de l’atelier organisé annuellement au sein du NDT, et dès la saison suivante, il créé
The Bard of Avon pour la compagnie. De cette même année datent les débuts de sa collaboration avec Sol León, qui perdure encore aujourd’hui. Symboliquement, les titres de tous les ouvrages postérieurs à The Bard of Avon, et réalisés en commun avec Sol León, débutent par la lettre «S». En 2002, le duo est appointé en qualité de «chorégraphe résident» au NDT, et se voit récompensé d’un Prix Benois de la Danse pour Signing Off à Moscou en 2005. En septembre 2011, enfin, il succède à Jim Vincent en tant que Directeur artistique du Nederlands Dans Theater. Après une première expérience fin mai 2012, il se lance à présent, avec le NDT et la société Pathé Live, dans un ambitieux projet de retransmission cinématographique de l’intégralité d’une saison de danse contemporaine. Lever de rideau le 15 novembre 2012.






Le 31 mai 2012, pour la première fois, un spectacle du NDT a été retransmis – du moins partiellement – en direct dans de nombreux cinémas à travers le monde. Jusqu’alors, il s’agissait d’un «privilège» réservé aux compagnies les plus prestigieuses, telles le Bolchoï, le Royal Ballet ou l’Opéra de Pairs. Comment avez-vous décidé de relever un tel défi? Etait-ce une initiative personnelle, ou cela faisait-il suite à une proposition de la maison de production Pathé Live?


Il s’agissait d’une proposition de Pathé Live. Tout est parti de Thierry Fontaine [directeur général de la firme cinématographique, ndlr.], qui a suggéré de porter également à l’écran un peu de danse contemporaine. La solution de facilité aurait été de se contenter de présenter du ballet [classique], ce  qui, d’un point de vue commercial, est sûrement plus efficace. Mais [Thierry] estimait qu’il était de sa responsabilité de promouvoir aussi de la danse contemporaine, et il considérait que le Nederlands Dans Theater était la compagnie adéquate pour cela.

[En français dans le texte] Je suis super super content avec l’idée. Quand j’ai vu le résultat de Move to Move j’ai vu immédiatement que c’était la bonne décision de le faire parce que je crois qu’il y a le niveau artistique, dont le spectateur peut juger. Bien sûr [le cinéma] ce n’est pas comme si on était au théâtre, mais en même temps quand j’ai vu ce qu’ils ont fait chez Pathé Live, je me suis dit que c’est intéressant, parce que c’est créatif. C’est une autre façon d’exprimer une intention artistique. Et je trouve que c’était une chose très importante de le faire. On est une compagnie avec de multiples facettes. On vient une fois tous les cinq ans à Paris, on ne peut montrer qu’une toute petite partie de ce que l’on fait. On est une compagnie du présent, on ne vit pas dans la tradition, mais dans l’instant actuel. En cinq ans tout change énormément, il y a beaucoup de chorégraphes nouveaux.

Internationalement, la compagnie est très connue, pour son niveau, son intégrité artistique, mais beaucoup de gens ne savent pas réellement ce que nous faisons. Sur le plan national, en Hollande, les choses sont très claires, le public a accès à une grande variété d’ouvrages représentatifs de notre travail. Maintenant, on a l’opportunité de montrer cela au monde entier, et par un media qui lui-même permet une grande créativité. Le cinéma «live» offre des possibilités très intéressantes. Il permet une plus grande proximité avec les artistes, ça permet de faire ressentir au public la concentration, la réflexion du danseur, beaucoup plus efficacement que si on se trouve dans la salle de spectacle.


Thierry Fontaine a débarqué et a dit : «vous savez, vous êtes ceux avec qui on devrait faire cela». Mais c’est aussi une décision qui a été prise en partie par le directeur administratif de la compagnie. Lui, sa préoccupation c’était la logistique : comment va-t-on faire ceci ou cela, est-ce que ça va marcher comme prévu? Bien sûr, ça demande une planification sérieuse, il faut trouver l’argent, mais sur le plan artistique, c’était avant tout une démarche volontariste de la part de Thierry Fontaine, pour tisser un vrai lien avec nous. Et personnellement, je pense que c’est une bonne chose d’avoir aussi bien des compagnies très classiques, telles le Bolchoï, et, à côté, des troupes contemporaines comme le NDT. Ça permet de varier les programmes des retransmissions [au cinéma].  Je suis très fier que Thierry Fontaine ait décidé de courir ce risque. Nous connaissons tous les a priori de certaines personnes : «Oh, je ne comprends rien à la danse contemporaine, qu’est ce que cela signifie, ce truc-là?». Le plus dur, c’est de les faire venir au théâtre, après, la partie est gagnée. Mais le cinéma, ça peut être aussi un moyen fantastique de montrer aux gens les beautés de la danse contemporaine. Moi, ce que j’aime, c’est quand les gens qui viennent au NDT en ressortent en me disant : «Whaou! Je n’aurais jamais imaginé que c’était comme cela!»…


Avant de prendre une décision, en avez vous discuté avec Sol León, avec d’autres danseurs de la compagnie, ou encore avec Jiří Kylián, même s’il a quitté le NDT en 2004?

En fait, on en a discuté avec toutes sortes de gens. Il est clair que nous vivons à une époque où les arts visuels – et les réseaux sociaux, c’est votre rayon d’ailleurs! – ont acquis une grande influence, et nous, je crois, nous sommes une compagnie qui doit être tournée vers le futur. J’en ai parlé à Sol, évidemment, mais j’ai aussi discuté avec Jiří [Kylián], les danseurs ont été mis au courant. Et lorsque nous avons pris la décision, ceux-ci ont bien compris qu’il s’agirait d’une aventure très excitante. Par ailleurs – on se trouve là sur un plan plus intime, mais tout aussi important -, il faut garder en mémoire que j’emploie un groupe de quarante-six danseurs, au sein duquel sont représentées plus de vingt nationalités différentes. Et combien, parmi eux, sont originaires de pays dans lesquels leurs familles, leurs proches, n’ont jamais eu la possibilité de voir concrètement ce qu’ils ont fait de leur vie? Toutes ces heures passées à conduire les enfants au cours de danse, à les encourager, pour qu’ensuite, ils quittent leur terre natale pour venir chez nous, dans notre compagnie, si loin? J’ai en tête la très jolie histoire d’une Italienne, venue de Turin, une danseuse magnifique. Sa grand-mère n’avait plus la possibilité de voyager. Elle est allée au cinéma lors de la première retransmission, le 31 mai dernier, et le hasard a voulu qu’elle soit assise à côté du premier professeur de danse de sa petite fille, Valentina, qui passait à l’écran! A la fin du spectacle, elle a pris son téléphone et l’a appelée pour lui dire «maintenant, je sais enfin  ce que tu fais, c’est formidable, je n’en n’avais pas idée». Pour Valentina, c’était très émouvant de pouvoir se dire qu’en tant qu’artiste, elle avait réussi à toucher les personnes qui l’ont soutenue, qui ont construit sa personnalité. De ce point de vue, nous formons une petite communauté internationale, et je pense que nous reflétons la société actuelle. Vous et moi, nous nous trouvons en ce moment à Paris, mais il n'y a pas que des Français ici, il y a des personnes de cultures et d’horizons très différents, et c’est pareil pour nos danseurs.


Avez-vous choisi le programme spécifiquement pour le cinéma? Considériez-vous les quatre ballets retenus pour la première retransmission (Left Right - Left Right, Silent Screen, Secus, Shine a light) comme particulièrement représentatifs du répertoire post- Kylián au NDT?


Oui et non, car notre saison était déjà bouclée lorsque Pathé nous a contactés. Nous leur avons dit : «très bien, quel programme vous conviendrait le mieux?» Il fallait évidemment prendre en compte leurs exigences, mais il y avait aussi des contraintes organisationnelles. Nous avons essayé de choisir le programme qui nous paraissait le plus solide, le plus fort, artistiquement parlant. Naturellement, nous avons voulu qu’il y ait une création de Sol [León] et de moi. Mais en même temps, c’était un gros risque, car nous vivons un peu dans notre monde, et nos chorégraphies sont adaptées spécifiquement au Nederlands Dans Theater. Cela formait en tout cas un contraste fort avec Secus, d’Ohad Naharin. J’étais aussi persuadé que ce serait fantastique de montrer, au travers de Left Right - Left Right, le travail d’Alex [Alexander Ekman, ndlr.], car il représente la génération montante, et qu’il faisait de surcroît appel aux artistes du NDT II [la compagnie «junior» du NDT, ndlr.]. J’ai pensé que ce programme serait suffisamment varié pour constituer en quelque sorte une mise en bouche pour le public. Toutes les pièces me paraissaient aussi intéressantes sur le plan visuel. Dans la chorégraphie que nous avons réalisée, Sol et moi [Silent screen, ndlr.], nous avons eu recours à de nombreux effets de lumière et d’optique, et je pensais que cela pouvait apporter une plus-value dans le cadre d’un projet cinématographique. Mais je n’ai pas décidé autoritairement, un beau jour, que je voulais précisément ces quatre ballets pour Pathé. Ça aurait pu en être d’autres, ou dans un ordre différent.


Avez-vous eu des retours de la part de spectateurs qui ont vu les retransmissions au cinéma, et qui n’étaient pas des habitués du NDT?


Nous avons eu de nombreuses réactions. C’était vraiment bien. Certes, le spectacle n’était pas retransmis dans un très grand nombre de pays, car c’est encore un marché émergent, mais ce que les gens qui ont vu la représentation m’ont rapporté était enthousiasmant. Il y a eu des anecdotes plus personnelles, comme celle de Valentina, mais j’ai aussi eu des retours de nombreuses personnes qui ont été enchantées de la qualité de notre compagnie et heureuses d’avoir compris les œuvres qui leur étaient présentées. C’était aussi très important pour nos chorégraphes «maison», car grâce au cinéma, ils ont pu véritablement expliquer leurs créations au public le plus large. Imaginez que vous êtes au musée, que vous contemplez un tableau, et que tout à coup, Miró ou Léonard de Vinci se tient à côté de vous dit : «vous voyez, à l’origine, je voulais faire comme cela, mais ça ne me plaisait pas, alors j’ai modifié ceci et cela… Voilà ce que je voulais réellement peindre». Immédiatement, vous regardez le tableau d’un tout autre œil. Là, pour les chorégraphies, c’est la même chose. C’est très instructif, que d’apprendre ce que les créateurs avaient en tête lorsqu’ils se sont mis à la tâche. Ça aide vraiment à la compréhension de la danse contemporaine. Cela a une valeur éducative évidente, même si l’artistique doit toujours garder le primat sur la pédagogie.


Les opinions exprimées par le public ont-elle été prises en compte pour choisir ce qui allait ensuite être filmé au cours de la saison 2012-2013? Et comment avez-vous pris la décision de retransmettre cette fois non plus un, mais quatre spectacles différents au cinéma?

Je pense que dans toute relation, la continuité est primordiale, et pour moi, il était important de ne pas monter qu’un seul projet par an. Nous avons ici l’opportunité de montrer davantage ce dont nous sommes capables. Nos saisons au NDT sont très riches. Evidemment, c’est aussi assez risqué, car certaines productions que nous allons montrer [au cinéma] n’existent pour le moment que sur le papier, et nous ne savons pas nous-mêmes à quoi elle vont ressembler. Nous ignorons ce que seront ces ballets, et en fait, c’est comme ça que nous travaillons : nous créons de l’art au jour le jour, ce qui est important, c’est ce processus créatif, et c’est pour le faire ressentir au public qu’il est pertinent de présenter plusieurs spectacles constitutifs d’une saison, et non de nous cantonner à un seul programme. C’est comme cela que nous bâtirons une relation [avec le public]. Mais, pour en revenir à la question initiale, non, je n’ai pas choisi les pièces diffusées au cinéma en fonction des réactions des spectateurs, non.


A nouveau, comment avez vous choisi les œuvres qui devaient être filmées? Ont-elle une importance particulière dans le répertoire du NDT? Parmi les ballets présentés, il n’y a qu’une seule [recte : deux] pièce(s) de Kylián, qui, paradoxalement, est le chorégraphe le plus connu du grand public. Est-ce délibéré? Vouliez-vous promouvoir en priorité des artistes de votre compagnie, comme  Mehdi Walerski?

Je pense que tout compte. Jiří [Kylián] est un génie, c’est une figure emblématique, quasiment le nom le plus connu de toute l’histoire du Nederlands Dans Theater. Mais il est le premier à considérer qu’il ne doit pas être une entrave à l’évolution de la compagnie. En fait, ce n’est pas une volonté délibérée, si nous n’avons programmé qu’une seule œuvre de  Jiří. C’est simplement le hasard qui a fait que dans cette saison, il n’y en avait qu’une qui figurait à l’affiche. Il est parfaitement possible qu’à l’avenir, nous programmions une soirée entière consacrée à  Jiří, je n’en sais rien. Mais Jiří tient à ce que son nom ne devienne pas un fardeau que le NDT aurait à porter. Il estime qu’il est préférable que ses relations avec la troupe se distendent un peu, pour qu’elle puisse «vivre sa vie», qu’elle ait toute liberté pour aller de l’avant, en s’attelant à des projets très divers, et non en regardant derrière elle, en direction d’on ne sait quel âge d’or révolu. Je n’ai pas à le juger. Comme nous tous au NDT, j’admire son œuvre, et il n’y a pas de raison de le considérer comme un obstacle. Mais en même temps, il faut qu’on puisse se donner du champ, et je pense qu’il partage ce point de vue. Ceci étant dit, ces considérations n’ont pas influencé le choix des œuvres [pour les retransmissions au cinéma]. En fait, d’ailleurs, il y a deux pièces de Kylián au programme [de la soirée du 15 novembre 2012], car elles étaient prêtes pour cette saison. J’espère que l’année prochaine, nous pourrons aussi montrer quelque chose de lui. Mais je suis aussi très excité à l’idée de montrer d’autres talents, comme Mehdi [Walerski]. Ce sera une magnifique expérience pour moi de voir aboutir la création de [Chamber]. Je suis très enthousiaste à l’idée de voir l’œuvre de quelqu’un de si frais, de si innovant dans le monde de la chorégraphie être diffusée à une si large échelle. Et je pense que Pathé Live nous donne une réelle opportunité pour que de jeunes créateurs développent leurs talents et en obtiennent une reconnaissance.


Est-ce la première chorégraphie de Mehdi Walerski?

Non, c’est sa troisième chorégraphie, et la seconde qu’il réalise pour le NDT I.



Les balletomanes ont la réputation d’être plutôt conservateurs. Comment comptez-vous attirer dans les cinémas des gens qui sont plus enclins à applaudir Le Lac des cygnes ou Casse-Noisette que la première mondiale d’une chorégraphie de Crystal Pite?


Je pense qu’il est temps pour nous de briser ces barrières, c’est un vrai défi. Mais je crois que nous pouvons le relever, car les pièces que nous présentons répondent aux préoccupations de la vie moderne. Je ne veux pas dire que Casse-Noisette ou La Belle au bois dormant n’ont plus de pertinence aujourd’hui. Mais leur pertinence est d’ordre historique. Ces œuvres ne nous parlent plus de la même façon que celles de Crystal Pite, par exemple [Crystal Pite, chorégraphe canadienne, sera à l’affiche de la retransmission prévue le 7 février 2013, ndlr.]. Crystal est l’une des personnalités les plus incroyables de la scène chorégraphique actuelle. Oui, évidemment, cela ne sera pas facile de concurrencer le Bolchoï au box office avec ça, mais je pense que je dois faire preuve d’honnêteté, d’intégrité artistique, et de ne pas déterminer la programmation uniquement en fonction d’impératifs commerciaux. Il faut avoir l’esprit chevaleresque, et accepter cette responsabilité. Il faut montrer des œuvres comme celles de Crystal, car elles existent, tout comme celles d’autres artistes contemporains, et on ne peut leur dénier ce droit à exister. Elles sont incontournables. On ne peut pas s’en tenir uniquement aux chefs-d’œuvre du passé. C’est très important de faire connaître des gens comme elle. Et je suis sûr que même [financièrement parlant], c’est un marché en devenir. Ça ne se fera pas du jour au lendemain, parce que, comme je l’ai dit, il y a des gens qui sont effrayés par la danse contemporaine, qui se sentent un peu déstabilisés parce qu’ils ne la comprennent pas entièrement. Mais le jour où ces gens franchiront le pas, et s’apercevront qu’il y a énormément de place laissée à l’imagination dans cet univers [artistique], et qu’ils peuvent y projeter leurs propres désirs, leurs propres fantaisies, alors les choses évolueront vraiment. Je suis persuadé que lorsque vous verrez des chorégraphies comme celles de Crystal, les peurs s’estomperont, les distances disparaîtront, et vous réaliserez qu’elle sont tout simplement différentes. Magnifiques aussi, [comme les ballets classiques], mais différentes. Vous pouvez apprécier la viande et le poisson, même si ce sont deux choses très différentes. Alors, là, j’espère que vous prendrez aussi un peu de poisson, pour changer de la viande.


Est-ce que vous avez, vous et Pathé Live, l’espoir de tirer un quelconque bénéfice pécunier de ces retransmissions? Bénéficiez-vous de subventions publiques? Etes-vous soutenus par des sponsors, pour vous aider à relever le défi financier que constitue cette entreprise? Ou, du moins, pensez-vous que le prestige associé à ces diffusions mondiales pourraient inciter le gouvernement néerlandais à augmenter – ou à ne pas diminuer – la dotation budgétaire du NDT, et également, persuader des entreprises privées de vous donner de l’argent?

Les réponses se trouvent dans votre question! Oui, nous espérons tout cela. Mais soyons sérieux, nous ne nous attendons pas à réaliser un profit quelconque. Pathé a été très clair sur ce point : ce serait parfait si nous parvenions aussi à gagner de l’argent, mais notre priorité n’est pas là. L’impératif, c'est de donner à la danse moderne une réelle visibilité, et qui sera enrichissante pour le public. Certes, nous supportons des coûts de production que nous aimerions couvrir. Pour le moment, nous y parvenons grâce au concours de sponsors privés. Par ailleurs, comme vous le suggériez, il y a le gouvernement néerlandais, qui doit attendre de voir quelles seront les retombées de tout cela. Nous sommes établis aux Pays-Bas depuis longtemps, ils nous connaissent bien, mais ils ne se rendent pas toujours compte de l’importance de ce que nous faisons. En nous faisant ainsi connaître internationalement, nous attirerons forcément l’attention sur notre travail, sur nos activités. Je sais que la situation est assez difficile en Hollande, en ce moment ; nous nous en sommes plutôt bien tirés, et nous n’avons pas subi de coupes budgétaires pour les trois exercices à venir. Mais le monde change, et même aux Pays-Bas, sur le plan de la culture, ce n’est plus aussi facile qu’auparavant. Enfin, j’espère du moins que ce genre d’initiative ne va pas seulement inciter le gouvernement à contempler avec satisfaction les fruits de son engagement passé, mais qu’il prendra aussi conscience du chemin parcouru, en matière de danse contemporaine, grâce au soutien accordé à des compagnies telles que la nôtre. Je pense que le NDT a une place à part dans le monde. Je ne voudrais pas paraître arrogant, mais honnêtement, je crois que c’est l’une des meilleures compagnies de danse contemporaine qui soient, et nous devons faire office de modèle pour le reste du monde. Ce serait vraiment une bonne chose, si ce projet que nous montons avec Pathé Live pouvait encourager notre gouvernement et les milieux financiers à porter un regard neuf sur le travail que nous faisons.


Ces questions d’argent mises à part, pensez-vous que les retransmissions en direct dans les cinémas du monde entier vont contribuer à faire mieux connaître le NDT hors des cercles relativement restreints des habitués du ballet?

Bien sûr. Pour le directeur artistique que je suis, ce serait la plus belle des récompenses.  Le profit financier, ce n’est pas cela qui importe vraiment. Je serais comblé de bonheur si nous parvenions à élargir notre audience et notre renommée. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement du NDT, mais de la danse en général, de ce qu'elle peut apporter aux gens, de l'importance qu'elle peut avoir dans leurs vies. C'est vers cela que tendent tous nos efforts.


Pensez-vous que la publicité faite autour de ces retransmissions peut aussi contribuer à faire venir des danseurs et des chorégraphes de talent au NDT?

Certainement. C'est comme un jeu de dominos. Vous en poussez un et il fait tomber le suivant, etc.., et tout à coup naît un mouvement qu’on ne peut plus arrêter. Je pense que ça aura un effet de catalyseur. Cela nous ouvrira de multiples horizons : non seulement nos propres artistes,  nos propres chorégraphes – dont certains n’auraient jamais pu percer autrement – se feront connaître à travers le monde, mais, inversement, cela attirera des talents, des collaborateurs de valeur, vers le NDT : compositeurs, éclairagistes, cinéastes... pas seulement des chorégraphes ou des danseurs, bref, tout ceux dont la créativité peut intéresser le NDT. Bien sûr, tout cela serait bienvenu. 


La première retransmission, fin mai 2012, a été filmée de manière originale et intéressante, en tout cas très différente de l’alternance de plans rapprochés et de vues en plongée, dans laquelle sont souvent cantonnées les captations de ballet classique. Avez-vous débattu avec le réalisateur de la manière dont vous vouliez que les danseurs soient filmés?

Non, pas systématiquement . Ce sont les chorégraphes concernés qui l’ont fait eux-mêmes, comme par exemple Alexander Ekman. Il s’est assis à côté du réalisateur, et lui a exposé ses desiderata. Je ne voulais pas me mêler de ça. Je suis intervenu uniquement lorsque cela concernait ma propre œuvre, avec Sol [León]. Comme nous disposons, aux fins d’archive, pour chaque ouvrage, d’une vidéo complète en plan fixe, nous l’avons filée entièrement, et nous indiquions chaque fois que nécessaire ce que nous voulions : « bien, ça, c’est important, ça aussi, là, vous voyez ça, il faudrait vraiment le prendre sous cet angle, là, il faut filmer telle personne, ici, ce serait le bon endroit pour zoomer, là, il faut un plan large pour qu’on voit tout». N’oubliez pas que quand on est assis dans un théâtre, on porte nos yeux sur ce que nous voulons voir.  Certes, je peux tenter d’attirer l’attention en augmentant l’intensité de la lumière, le volume du son, ou en dégageant davantage l’espace scénique, mais on ne peut jamais vraiment contrôler ce que le public va regarder, alors qu'avec la caméra, si. Parfois c'est un avantage, parfois c'est un inconvénient. Et il faut vraiment déterminer avec précision les passages qui doivent captiver le regard du spectateur, et ceux où on peut lui laisser une plus grande liberté. Sol et moi, nous sommes du même avis : tout est de savoir quand nous devons intervenir de manière impérative, et quand il est préférable de laisser davantage de champ libre.. Mais on n’a pas le droit d’être trop directif non plus, car le public, lui, est notre captif. Il y a là une grande différence [avec une représentation purement scénique], mais c'est source de grande créativité. En fait, dans un film, on peut vraiment prendre plaisir à découvrir ce que l'on veut montrer, et c'est complètement différent d'un spectacle en direct.


A votre avis, de telles retransmissions de ballet au cinéma pourraient-elles avoir une influence quant à la manière dont les œuvres chorégraphiques seront mises en scène à l’avenir? En d’autres termes, adaptez-vous, ou envisagez-vous d’adapter, dans une certaine mesure, des chorégraphies aux besoins spécifiques de la réalisation cinématographique?

C'est très intéressant, parce que pour la soirée «Move to Move» [diffusée le 31 mai 2012, ndlr.], Sol et moi avons créé une nouveau ballet, intitulé Shine a Light. Shine a Light a été monté très très rapidement, en l’espace de deux semaines. Et nous savions depuis longtemps que ça devait être filmé par Pathé. Et, curieusement, oui, ça a eu une influence sur l’ouvrage. On a chorégraphié selon notre manière habituelle, tout en étant très conscients du fait que ça passerait au cinéma. Je me risquerais à dire que le ballet fonctionne presque mieux sur un écran que sur la scène, car nous avons été influencés par des considérations intrinsèquement liées au cinéma. Et des quatre pièces présentées, c'était vraiment celle dont le rendu à l’écran se rapprochait le plus de la substance de l’œuvre. Du fait qu’elle a été conçue pour ainsi dire lors du tournage, c'est devenu un ballet très cinématographique, où la caméra a permis d’explorer en profondeur les personnages, davantage que dans les autres pièces, qui, elles, avaient déjà été parachevées avant qu’il soit question d’en faire un film. Dans le cas de Shine a Light,  il y a eu des interactions, des croisements d’idées. Et donc, effectivement, ça a eu une influence, une influence qui peut s’avérer positive si l’on en use à bon escient.


Avez-vous déjà des plans pour filmer d’autres représentations du NDT, durant la saison 2013-2014?

Oui, assurément, nous avons des plans. Je ne veux pas que cette relation soit une relation à court terme. Je suis persuadé que nous pouvons grandement développer le champ créatif de la compagnie. Ce que nous proposons, ce n’est pas un spectacle au sens traditionnel, il peut y avoir un ballet, suivi de quelque chose d’autre, qui n’est pas vraiment du ballet, puis de nouveau un ballet. Il y a beaucoup à faire pour développer ce concept, et ce serait pour moi une perspective heureuse que de placer une soirée entière sous le sceau de nouvelles formes de création.


Une question peu diplomatique, si vous permettez : quelles sont vos relations avec l’autre grande compagnie de ballet aux Pays-Bas, le Het Nationale Ballet? Etes vous rivaux, ou une coopération serait-elle envisageable, à l’avenir, y compris pour la captation de spectacles chorégraphiques (par exemple, une saison mixte, où alterneraient des soirées avec le NDT et le Het Nationale Ballet)?

Il n'y a pas de rivalité avec le Het Nationale Ballet, parce que franchement, nous sommes deux entités complètement différentes. Le Het Nationale Ballet est une compagnie de ballet classique, qui, même si elle s’intéresse aussi au répertoire contemporain, évolue dans un monde totalement différent du nôtre. Je n’ai jamais été gêné du fait que certains de nos programmes aient pu se recouper, car nos personnalités sont vraiment différentes, et on doit les respecter. En même temps, je ne pense pas que ça aurait forcément un intérêt d’alterner à l’affiche [des cinémas] ou de présenter des spectacles communs. Personnellement, ce qui m'intéresse le plus, c'est d'explorer les relations spécifiques qu’entretient le NDT avec l'art de la danse. C'est déjà suffisamment compliqué, vu le grand nombre de chorégraphes que nous avons ici. Je tiens vraiment à ce que le groupe forme une masse fusionnelle :  l’âme du NDT, ce n'est ni le chorégraphe, ni le directeur artistique, ni qui que ce soit d’autre, ce sont les danseurs. Ce projet avec Pathé Live me tient tant à cœur, parce qu'il vous donne, il nous donne vraiment la possibilité de connaître les artistes de façon beaucoup plus intime et profonde. Donc pour moi, c'est quelque chose que je voudrais mettre davantage en avant. Je n'ai rien contre quiconque, que ce soit le Het Nationale Ballet, le ballet de Francfort, la Forsythe Company ou l'Opéra de Paris... mais il y a déjà tellement de richesse au NDT que cela ferait vraiment trop de choses à gérer.


Il n’existe absolument aucune hiérarchie dans la troupe?

Non, parce que je recherche des artistes et parce que nous avons toujours cherché des artistes à leur sommet. Il n'y a pas de corps de ballet. Parfois, les gens dansent moins, parfois davantage. Si, au NDT, en tant qu’artiste, vous n'êtes pas disposé à cela, alors c'est que vous vous êtes trompé de compagnie. Nous n'avons pas de stars. Enfin si, nous en avons, des stars, mais alors, chacun en est une, avec son individualité propre. Je crois qu'aujourd'hui il ne suffit plus d'être un danseur talentueux ;  il y a beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup de talents, des centaines de danseurs talentueux dans le monde entier. Mais je crois que ceux du NDT doivent avoir quelque chose de spécial : ouverture d’esprit, créativité, capacité à se dépasser, aptitude au travail individuel et, l’instant d’après, soumission à la discipline de groupe... Si vous n'y parvenez pas, vous n'êtes pas fait pour le NDT. Oui, j'attends des danseurs une technique brillante, une musicalité d’exception, une intelligence vive... mais ce que je cherche par-dessus tout, c'est cette chose que vous appelez «alchimie». Par «alchimie», j’entends leur capacité à lier leur formation artistique et leur culture, à s’intégrer, aux côtés de leurs collègues, dans l'environnement que nous façonnons. Je pense que cela reflète bien la société dans laquelle nous vivons aujourd’hui.


En guise de conclusion – provisoire -, pourriez vous donner, en quelques mots, les raisons pour lesquelles les amateurs de ballet doivent se ruer dans les cinémas, pour assister, le 15 novembre, à la première retransmission en direct de cette saison du NDT? Dans quelle mesure les ouvrages de Medhi Walerski, Johan Inger et Jiří Kylián qui figurent à l’affiche peuvent-ils intéresser même des profanes en matière de danse contemporaine?


C'est un programme, je crois, vraiment attractif. C'est une sorte de buffet pantagruélique, où seront servies des œuvres très intéressantes. Les différentes parties de la soirée seront très variées. C'est presque comme si l'on allait voir trois compagnies différentes. Pour ce qui est de la pièce de Mehdi, elle repose sur une partition étonnante signée Joby Talbot. Mehdi et Joby ont, à l’occasion du centième anniversaire du Sacre du printemps, voulu s’inspirer de l’atmosphère de folie qui a saisi Paris, et qui a changé la façon de concevoir la danse et la musique de ballet, avec cette symbiose entre le chorégraphe et le compositeur. Bref, c'est une pièce stupéfiante que ce soit sur le plan scénique ou musical. Ce type de collaboration est vraiment ce que recherche le NDT. Donc, venez voir ça! Ensuite, il y a les deux pièces de Jiří. Je crois que c'est un choix intéressant, parce que ce n'est pas le Kylián le plus connu. C’est une autre facette de son art. Il s’agit, je crois, de deux joyaux absolus que l'on ne voit que rarement. L'imagerie qu'il y développe est exquise, et la puissance avec laquelle il mêle deux mondes... C'est génial. Ce sont vraiment des pièces intemporelles : elles sont assez anciennes, elles datent de plus de vingt-huit ans et elles n’ont pas vieilli. Elles poursuivent leur existence dans leur petite bulle temporelle, elles sont fantastiques. Enfin, il y a la nouvelle pièce de Johan Inger. Je ne sais pas à quoi elle ressemble exactement, c'est une création, dont la première n'a pas encore eu lieu. J'en ai tout juste vu quelques bouts. C'est quelque chose de différent, quelque chose de totalement passionnant, très vivant et très dans le vent. Je pense que Johan a beaucoup d’humour et un vrai sens du spectacle. Qu'on soit ou non balletomane, on ne peut retenir les rires. Il a une approche chorégraphique pleine de chaleur et d'une grande sincérité. Donc, voilà, dans ce programme, chacun pourra y trouver quelque chose, il y a une palette artistique très large [Pour des raisons de droits afférent aux musiques utilisées, la création de Johan Inger, Sunset Logic, a dû être retirée du programme de la retransmission  cinématographique, ndlr.].



Paul Lightfoot - Propos recueillis et traduits de l'anglais par Romain Feist


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paul lightfoot



Entretien réalisé le 19 octobre 2012 - Paul Lightfoot © 2012, Dansomanie


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