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Feng Ying, Directrice du Ballet National de Chine
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Une
nouvelle génération d’étoiles s’est
emparée de la direction artistique de bon nombre de compagnies
de ballet à travers le monde : Faroukh Rouzimatov, Nina
Ananiashvili, Igor Zelensky, Kader Belarbi, Manuel Legris, Sergueï
Filin… En Chine, c’est Feng Ying qui est venue rejoindre
ce cercle d’élus...
Comment avez-vous découvert le monde de la danse?
C’est
une vieille histoire... Je suis née dans une famille
ouvrière de Ha’erbin, la principale ville de la province
de Heilongjian, dans le Nord-Est de la Chine. Dans ma famille, personne
ne s’intéressait de près ou de loin au ballet, mais
dès mon plus jeune âge, j’adorais sauter, chanter et
danser. En 1973, les choses étaient très
différentes de maintenant. La plupart des Chinois n’avait
pas la moindre idée de ce qu’était un ballet. Ils
connaissaient tout au plus Le Détachement féminin rouge et La Fille aux cheveux blancs.
Les professeurs de l'Académie de danse de Pékin se sont
rendus dans notre école et ils nous ont observées durant
le cours de gymnastique. Nous avons fait quelque exercices, des sauts,
des étirements des jambes, et on a évalué notre
condition physique. Puis, certaines d’entre nous ont
été convoquées pour une audition à la
Maison Communale de l’Enfance, et la chance a voulu que je sois
sélectionnée. Notre professeur de sport nous a alors
emmenées à la Maison de l’Enfance, et nous avons
subi trois séries d’épreuves : exercices de base,
enchaînements et imitation. Nous devions préparer
nous-mêmes le programme de notre présentation, et pour la
plupart d’entre nous ne savions absolument pas comment
faire… Puis nous avons dû nous plier à une sorte de
jeu collectif, qui permettait au jury d’examiner nos
réactions. C’était en juin. On nous a
demandé de patienter jusqu’à la publication des
résultats et, en août, j'avais reçu la notification
de mon admission. C’était comme dans un rêve! Mes
parents ne savaient absolument pas ce que cela représentait, ils
se disaient simplement que c’était une bonne chose pour
leur fille si elle allait à Pékin. Mais lorsque le moment
est arrivé de prendre le train pour la capitale, ils ont
changé d’avis et n'ont plus voulu me laisser partir. Il y
avait au total dix-huit enfants de Ha’erbin qui étaient
admis à l’Académie de danse, et nous nous sommes
mis à pleurer dans le train. Nos professeurs ont eu toutes les
peines du monde à nous réconforter un par un!
J’ai débarqué à l’Académie de
danse de Pékin sans connaître quoi que ce soit à la
danse, et j’ai immédiatement débuté ma
formation de base. Nous devions nous lever très tôt le
matin, à cinq heures et quart. Nous nous entraînions
à longueur de journées et, au début, les
séances étaient assez sinistres et pas du tout
intéressantes. J’ai commencé à avoir
sérieusement le mal du pays. A partir du niveau II [en Chine,
les classes vont du niveau I pour les débutants au niveau VI
pour les plus avancés, ndlr], les cours sont devenus plus
variés, et j’ai commencé à m’y
habituer. De plus, à cette époque, nous avons
entamé l’étude d’autres styles de danse,
notamment les danses classiques et folkloriques chinoises, et nous
faisions de la gymnastique au trampoline. C’est aussi à ce
moment-là que nous avons pu travailler les premières
œuvres du répertoire, comme Les Abeilles et l’Ours, La Petite fille aux allumettes ou Les Enfants des prairies. Et à partir de 1978, nous avons commencé à répéter Le Lac des cygnes et d’autres ballets classiques occidentaux.

En 1979, après avoir obtenu mon diplôme de
l’Académie de danse, j’ai été
immédiatement engagée au Ballet National de Chine. Nous
étions la première génération
d’élèves à entrer dans la troupe depuis la
Révolution culturelle, une génération totalement
nouvelle donc. Nous avons eu la chance d’arriver à une
époque où la Chine a commencé à se
réformer et à s’ouvrir sur le monde occidental.
Nous avons pu danser un répertoire très vaste, faire de
nombreuses tournées. En une même soirée, il nous
arrivait de danser quatre grands ouvrages, par exemple le
deuxième acte du Lac des cygnes, suivi de La Mort du cygne, du Pas de quatre et d’Etudes.
En 1982, dans le cadre d’un programme d’échanges
culturels franco-chinois, j’ai été envoyée
à l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris, pour
suivre une formation d’un an en compagnie de deux autres
collègues du Ballet National de Chine, Ying Runsheng, mon
partenaire à la scène, et Bai Shuxiang [la
première danseuse chinoise qui ait interprété
Odette / Odile dans Le Lac des cygnes.
En vue de ses débuts dans le rôle, elle a
répété spécialement avec le Ballet de
l’Opéra de Paris, ndlr]. Nous sommes arrivés
à Paris en juin. Comme en juillet et août, le corps de
ballet est en vacances, nous en avons profité pour suivre des
stages d’été intensifs, trois semaines
d’abord chez Maurice Béjart, puis quatre autres semaines
chez Rosella Hightower, à Cannes. Maurice Béjart assurait
lui-même le cours et les séances de travail. A la fin du
stage, il y avait un spectacle avec quelques œuvres courtes du
chorégraphe à l'affiche. Béjart voulait que je
danse son Roméo et Juliette
à Bruxelles, mais j’ai dû y renoncer pour des
problèmes d’emploi du temps. Cependant, grâce
à Béjart, j’ai découvert une nouvelle
conception de la chorégraphie, ainsi qu’un langage
corporel qui m’était jusqu’alors inconnu, et qui
m’a permis de m’exprimer à travers des musiques de
styles très variés. Avec Rosella Hightower, nous avions
des cours de classique, de jazz et de pédagogie. Puis, en
septembre, j’ai intégré la première division
à l’Ecole de danse de l’Opéra de Paris, aux
côtés de six élèves français. Ce qui
m’a le plus impressionnés, ce sont les pieds, si beaux et
expressifs, de mon professeur. Elle insistait particulièrement
sur la rapidité, la précision et la fluidité des
enchaînements de pas. C’était très
différent de la méthode russe, qui est enseignée
en Chine. Cette année de formation en France m’a
apporté énormément, et j’ai pu faire
d’énormes progrès.
Qu’est ce qui vous a le plus marquée ou influencée dans votre carrière?
Eh
bien, beaucoup de choses… Ce sont tout d’abord mes
professeurs à l’Académie de danse de Pékin
qui ont forgé ma compréhension du ballet. En 1978, Ben
Stevenson [ancien soliste du Royal Ballet et actuel directeur du
Houston Ballet Theatre, ndlr] est venu pour la première fois
à l’Académie de danse, et nous a fait
découvrir une méthode d’enseignement totalement
nouvelle, très différente de l’école russe.
La méthode russe traditionnelle requérait une position
des pieds aussi en-dehors que possible, et des extensions maximales
des jambes, même au prix d’un placement
défectueux de tout le corps. Stevenson nous demandait au
contraire de commencer par faire travailler les muscles de la hanche,
pour ensuite prolonger le mouvement de rotation à la jambe, puis
aux pieds. Grâce à lui, nous avons appris à
combiner les techniques classique et contemporaine, pour parvenir
à une expression alliant élégance et
spontanéité, comme dans son Prélude par exemple.
En matière artistique, je pense que c’est Galina Oulanova
qui m’a le plus influencée. Je ne l’ai jamais
rencontrée en chair et en os, mais j’ai
étudié ses interprétations de La Fontaine de Bahkchissaraï, de Giselle, du Lac des cygnes, de La Fleur de pierre ou de Roméo et Juliette
grâce à des vidéos et de vieux films. Son lyrisme,
son sens poétique m’ont touchée au plus profond du
cœur. Je rêvais de devenir la «Oulanova
chinoise» C’est elle qui m’a fait comprendre
l’importance de la musicalité, et tout simplement de
l’expression artistique dans la danse.
L’année de formation passée à Paris
m’a aussi été très bénéfique.
Je prenais des notes après chaque cours, j’allais voir les
représentation de ballet depuis le poulailler au Palais Garnier,
je visitais les musées… Paris est la capitale des arts,
c’est une ville très dynamique, et j’ai beaucoup
aimé l’atmosphère créatrice qui y
régnait. Je me rappelle, à Versailles, je me suis
promenée dans le parc, les rayons du soleil qui dardaient
à travers les branchages m’ont fait penser à une
valse, et je me suis dit que les gens devraient se mettre à
danser ici.
Et puis, il y a eu Nouréev. Grâce à Mme Dai Ailian
[1916 – 2006, danseuse chinoise d’origine anglaise,
première directrice de l’Académie de danse de
Pékin, ndlr], Nouréev a été invité
au Ballet National de Chine. En 1985, il nous a fait cadeau de
«son» Don Quichotte.
C’était pour moi un vrai défi en termes de
virtuosité et de style, car mon tempérament était
plus doux, plus lyrique. Nouréev exigeait que tout soit
surjoué, avec des hyper-extensions, des mouvements de
très grande ampleur. Les cinquièmes devaient être
complètement fermées, les pas exécutés
très rapidement et avec la plus grande précision.
Nouréev était passionné par le travail de
répétition ; il était un danseur accompli et avait
réussi à synthétiser des écoles et des
méthodes très diverses.
Danseuse,
puis maître de ballet, et enfin directrice de compagnie, comment
avez vous vécu ces changements de fonction?
J’ai été danseuse durant dix-huit ans, de 1979
à 1997 ; cela m’a permis d’interpréter
quasiment tout le répertoire de la troupe, des ballets
classiques aux créations contemporaines en passant par les
ouvrages chinois. J’ai dû quitter la scène à
la suite d’une blessure, et je suis devenue professeur au sein de
la compagnie. En 1994, on m’a envoyée dans le Michigan,
aux USA, suivre un stage d’été de quatre semaines
pour y apprendre la pédagogie de la danse, aux
côtés de Wang Caijun [danseur étoile masculin du
Ballet National de Chine, aujourd’hui secrétaire du
Conseil d’administration de la compagnie, ndlr]. Nous avons suivi
les cours d’un professeur allemand, un certain M. Schneider. Je
prenais des notes précises lors de chaque séance. A cette
époque déjà, je commençais à me
préparer à devenir professeur, et lorsqu’en 1997,
les choses se sont précipitées, la transition vers cette
nouvelle fonction s’est faite naturellement.
En tant que danseuse, je n’avais qu’à me
préoccuper des répétitions et des spectacles, de
la conception et de l’interprétation des rôles. A
partir de mars 2009, lorsque je suis devenue directrice, ça a
été une toute autre affaire. J’étais
inexpérimentée, et la gestion d’une compagnie
était une chose très dure pour moi, car
jusqu’alors, je n’avais fait qu’une chose : danser.
Maintenant, je dois me préoccuper de toutes les tâches
administratives, les tableaux de service, les budgets, trouver des
ressources financières, les relations publiques, le marketing,
la communication… La pression ne vient plus seulement des
problèmes artistiques, mais aussi des affaires du quotidien,
comment promouvoir la troupe, obtenir des contrats… Un directeur
a une fonction à la fois économique et sociale.
Comment,
en votre qualité de directrice, vous jugeriez
l’état actuel du Ballet National de Chine, que ce soit du
point de vue des effectifs, du répertoire, de la
créativité, des relations internationales?
En fait, ce sont les personnes de
l’extérieur qui devraient répondre à cette
question… Des générations d’artistes ont
contribué à édifier la compagnie. Ce qui nous fait
encore défaut, ce sont des chorégraphes attachés
à la maison, mais nous devons aller de l’avant. Nous avons
une responsabilité dans la transmission et la diffusion du
ballet classique. Depuis 1964, nous sommes partis à la
conquête du répertoire chinois. Le Détachement féminin rouge
en a été l’œuvre fondatrice. Chaque compagnie
doit posséder son style propre, directement lié aux
chorégraphes en résidence et à leurs
créations. C’est ce que l’on constate dans les
institutions de rang mondial : Balanchine, et ses ballets
«symphoniques» au New York City Ballet, John Neumeier
à Hambourg, avec ses ouvrages si en phase avec notre
époque ; en France, il y a Pierre Lacotte, Roland Petit
[l’interview a été réalisée avant le
décès du chorégraphe, ndlr] et Maurice
Béjart…
Au cours des dernières années, le Ballet National de Chine a créé Raise the Red Lantern et Le Pavillon des Pivoines,
avec lesquels nous cherchons à trouver notre propre style.
Depuis l’année dernière, nous avons mis en place un
«atelier», afin de permettre aux jeunes danseurs de
révéler leurs talents, et aussi de découvrir et de
former nos propres chorégraphes. Grâce à ces
ateliers, nous espérons aussi trouver des décorateurs,
des costumiers et même des compositeurs. Et, en dépit du
fait que nous n’avons pas encore déniché la perle
rare, nous avons lancé la machine. A terme, ce concept
d’atelier («workshop») nous permettra de disposer
d’un vivier de chorégraphes pour le ballet chinois, et
nous sommes persuadés que les œuvres de qualité
seront appréciées du public.
Quels sont vos projets pour la compagnie?
Nous allons essayer de structurer chaque année en quatre
«saisons» chorégraphiques : printemps,
été, automne et hiver. Durant la saison dite «de
printemps», nous nous produisons essentiellement à
Pékin dans des créations – pour certaines, issues
des «workshops» -, nous faisons entrer de nouvelles
pièces à notre répertoire et nous remontons celles
qui y figurent déjà. C’est aussi l’occasion
d’auditionner les danseurs [pour les promotions internes, ndlr]
et de participer au festival annuel franco-chinois
«Croisements», qui en est à sa sixième
édition. La saison d’été est dévolue
aux tournées en Chine et à l’étranger, ainsi
qu’au programme pédagogique national «Les Arts
à la rencontre des universités et des
lycées», destiné à faire découvrir le
ballet aux étudiants. En automne, nous programmons
essentiellement des reprises d’ouvrages du répertoire,
avec de nouvelles mises en scènes. Il y a aussi quelques
créations, et d’ordinaire, deux tournées en-dehors
de la Chine métropolitaine. Et la saison d’hiver, nous la
mettons à profit pour préparer les spectacles du Nouvel
An, ainsi que le Festival [de ballet] chinois du printemps.
La force du Ballet National de Chine, c’est d’être
une sorte de «canard à trois pattes» : ballet
classique, contemporain, et danse chinoise. Les compagnies
étrangères ne peuvent s’appuyer que sur deux
jambes, le classique et le contemporain. Ces dernières
années, la part du classique s’est amenuisée, car
nous cherchons à maintenir l’équilibre entre nos
trois points d’appui, et développer nos
caractéristiques propres.
Le
public chinois se plaint que la troupe n’a pas mis à
l’affiche de nouveaux ballets d’une soirée
entière depuis deux ans. Quelles réflexions cela vous
inspire-t-il?
Souvent, les grandes compagnies internationales de ballet se contentent
de «recycler» leur répertoire [au travers de
productions refaites]. Au Ballet National de Chine, nous sommes
obligés d’importer ce répertoire, que nous ne
possédons pas encore, même si, d’une certaine
manière, les ouvrages issus des «workshops» sont
aussi des ouvrages nouveaux. Un ballet d’une soirée
entière est une pièce complexe, qui est régie par
de nombreux facteurs, et les aspects artistiques, commerciaux et
financiers entrent souvent en conflit. Un nouveau ballet, outre le
processus de création proprement dit, requiert au moins deux
mois de répétitions, durant lesquels on ne peut assurer
de spectacles et faire rentrer d’argent dans les caisses. Durant
ces périodes, il faut disposer de suffisamment de
trésorerie pour boucher les trous, car la compagnie ne
génère aucune ressource propre. Les subventions
gouvernementales ne couvrent que les grosses dépenses
d’investissement, et pour boucler notre budget de fonctionnement,
nous devons assurer au moins cent cinquante représentations par
an. Et en Chine, il n’existe pas non plus de système
permettant de faire des donations à des entreprises artistiques.
Mais lors de nos congrès réunissant des directeurs de
ballets, je m’aperçois que la plupart des compagnies dans
le monde doivent faire face à ce genre de situation…
Vous avez choisi de présenter Raise the Red Lantern à Hambourg en juillet, puis Le Pavillon des pivoines à Edimbourg en août, pour les tournées à l’étranger, cette année. Pourquoi?
Ce
sont ceux qui nous invitent qui décident in fine du programme.
D’ordinaire, le choix découle d’un accord mutuel.
C’est ce qui s’est passé par exemple lors de notre
dernière tournée en France. Nous avions
suggéré Le Détachement féminin rouge et Sylvia,
et l’Opéra de Paris a approuvé. Si
l’organisateur de la tournée ne connaît pas bien
notre histoire et notre répertoire, nous proposons parfois une
sélection d’ouvrages chinois pour constituer une
soirée de trois ballets : Le Fleuve Jaune, Les Papillons amoureux (Butterfly Lovers)…
Et que voudriez-vous dire aux balletomanes étrangers qui nous lisent?
Le
Ballet National de Chine est moins connu et populaire que certaines
autres grandes compagnies de par le monde. Lorsque nous avons la
possibilité de nous produire hors de notre pays, nous incitons
vivement le public à découvrir les œuvres du
répertoire chinois, pour voir ce que nous sommes capables
d’y montrer et d’apporter à l’art du ballet au
niveau mondial.
Feng Ying - Propos recueillis par Enya Chen
Nous
remercions tout particulièrement Mme Chen Li’e, professeur
au Ballet National de Chine, pour l’aide qu’elle nous a
apportée.
Entretien réalisé par Enya Chen le 19 mai 2011 © 2011, Dansomanie
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