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Mikhaïl Messerer, maître de ballet au Théâtre Mikhaïlovsky (Saint-Pétersbourg)
21
juillet 2010 : rencontre avec Mikhaïl Messerer, maître
de ballet en chef du Théâtre Mikhaïlovsky de
Saint-Pétersbourg
Mikhaïl
Messerer est issu d'une célèbre dynastie de danseurs. Parmi les figures
illustres qui composent sa famille, on peut notamment citer sa mère,
Sulamith Messerer, danseuse étoile du Bolchoï, son oncle, Assaf
Messerer, maître de ballet au Bolchoï et pédagogue renommé, sa cousine
enfin, qui n'est autre que Maïa Plissetskaïa. Il fait lui-même ses
études à Moscou, à l'Académie du Bolchoï, dont il sort diplômé en 1969.
Après une carrière de danseur, il s'oriente vers l'enseignement.
A partir de 1980, il s'installe avec sa famille en Occident, où il
devient professeur invité dans de nombreuses compagnies de ballet à
travers le monde : l'American Ballet Theatre, le Ballet de l'Opéra de
Paris, le Ballet du Kirov-Mariinsky, le Ballet du Théâtre de la Scala
de Milan, le Ballet du Théâtre Stanislavsky de Moscou, l'English
National Ballet, le Birmingham Royal Ballet, le Ballet Royal du
Danemark, le Ballet Royal de Suède, le Ballet de Stuttgart, l'Australian
Ballet, le Ballet de Monte-Carlo, etc... Mikhaïl Messerer a également
été professeur invité au Royal Ballet de Londres durant plus de
vingt-cinq ans.
En 2009, il a été nommé maître de ballet en chef de la troupe du Ballet
du Théâtre Mikhaïlovsky, succédant à ce poste à Farukh Ruzimatov.
Cette saison, il a remonté pour la troupe Le Lac des cygnes dans la version d'Alexandre Gorsky revue par Assaf Messerer, et Laurencia,
un ballet de Vakhtang Chabukiani, deux oeuvres présentées par ailleurs
dans le cadre du riche programme de la tournée du Mikhaïlovsky à
Londres.

Pourquoi avez-vous souhaité remonter un nouveau Lac des cygnes pour la troupe du Mikaïlovsky et pourquoi avoir choisi cette version de 1956 en particulier?
En fait, ce n'est pas moi qui ai pris la
décision. C'est la direction générale du théâtre qui avait exprimé le
souhait de monter une nouvelle version du Lac
bien avant que je ne devienne maître de ballet en chef de la troupe du
Mikhaïlovsky [ndlr : Mikhaïl Messerer a pris ses fonctions courant 2009
et Le Lac des cygnes a ouvert
la saison 2009-2010]. On m'a ensuite demandé de proposer une version
chorégraphique. Notre troupe est installée à Saint-Pétersbourg, où se
trouve aussi le célèbre Théâtre Mariinsky, et je savais dès le départ
qu'il nous fallait éviter la version de Konstantin Serguéïev. C'est une
grande version du Lac des cygnes
et l'une des oeuvres majeures du répertoire de ce théâtre, mais à mes
yeux, il ne fallait pas essayer d'entrer dans une compétition avec eux
sur ce terrain. On n'aurait pas nécessairement fait mieux! A la
différence d'autres personnes du théâtre qui auraient aimé que l'on
remonte une version liée à l'histoire de Saint-Pétersbourg, je ne
voulais pas d'une redite, raison pour laquelle j'ai d'abord suggéré des
versions occidentales, comme celles de Matthew Bourne, Mats Ek ou John
Neumeier. Je ne connaissais pas bien la compagnie à l'époque, et le fait
est qu'elle n'était pas vraiment formée à un style de danse
contemporain – que l'on commence d'aborder plus sérieusement maintenant –
et qu'elle est évidemment plus à l'aise dans le langage classique que
dans le moderne. Il leur fallait une version classique du Lac
et j'ai donc opté pour la version de Moscou de 1956. C'est durant les
répétitions que le théâtre m'a proposé de devenir maître de ballet en
chef de la compagnie et j'ai accepté le poste.
Quelle est, en gros, l'histoire de cette version?
La chorégraphie d'origine est en fait d'Alexandre
Gorsky, elle date de 1901, elle a subi plusieurs révisions dans les
années 10 et 20, et elle a été remontée pour le Bolchoï en 1937 par
l'élève de Gorsky, Assaf Messerer, qui était aussi mon oncle. Cette
version a été la version dansée au Bolchoï durant plusieurs décennies,
bien avant celle de Grigorovitch [ndlr : 1970], et même par la suite,
elle a continué d'y être donnée parallèlement à cette dernière pendant
un certain temps. Assaf Messerer en a offert plus tard une révision
complète, avec de nouveaux décors [ndlr : décors et costumes de Simon
Virsaladze], à l'occasion de la toute première tournée du Bolchoï en
Occident, en 1956, à Londres. Cette tournée y a déclenché une véritable
tempête! Pour en revenir au Lac,
c'est une version que je connais bien, je l'ai moi-même
dansée, je l'ai transmise à d'autres, et je l'aime
beaucoup.
Ce n'était pas un problème d'apporter un Lac moscovite à Saint-Pétersbourg?
Elle a reçu un très bon accueil auprès du public
de Saint-Pétersbourg. Nous l'avons également présentée en tournée à
l'étranger, à Venise, au Théâtre de la Fenice, où elle a également
obtenu un grand succès. Les critiques ont été excellentes en Russie, les
journaux de Saint-Pétersbourg, mais aussi ceux de Moscou sans aucune
exception, avaient envoyé leurs critiques pour la première. A vrai dire,
je ne m'attendais pas à ce qu'il y ait autant d'intérêt porté à ce Lac.
Quelles
sont les caractéristiques de cette version
«moscovite» par rapport à d'autres versions russes,
et notamment celle de Serguéïev, dansée à
Saint-Pétersbourg par le Mariinsky, qui reste quand même
l'une des plus connues aujourd'hui, y compris auprès du public
occidental?
Elles sont quand même assez proches. En fait,
Konstantin Serguéïev avait lui-même dansé la version d'Assaf Messerer
aux côtés de Galina Oulanova dans les années 30. Quand mon oncle a
remonté Le Lac des cygnes de
Gorsky en 1937, il faisait partie des premières distributions. Il
connaissait donc cette version et la sienne, montée en 1950 pour le
Kirov, en a subi de nombreuses influences. Il a certes modifié l'acte
IV, mais il en a repris la fin heureuse, introduite par Gorsky. Le rôle
du Bouffon y est assez similaire, le Mauvais Génie meurt à la fin, la
Danse espagnole est identique - les autres danses de caractère sont en
revanche différentes. J'aime beaucoup la version de Serguéïev, c'est une
grande version, mais je pense que celle de Gorsky/Messerer est plus
correcte dramatiquement et musicalement parlant. L'acte II notamment -
celui des Cygnes – y est un peu différent et selon moi plus précis sur
le plan musical. Par rapport au classicisme de Petipa, on dira que le
style de Gorsky est davantage « Art Nouveau ». Il faut dire à ce sujet
que Gorsky avait été très marqué par le Théâtre d'Art de Moscou, avec
lequel il avait collaboré et où il avait monté son Lac
dans les années 20, et par les expérimentations théâtrales de
Konstantin Stanislavsky et Vladimir Nemirovitch-Danchenko [ndlr : tous
deux fondateurs à la toute fin du XIXème siècle du Théâtre d'Art de
Moscou, qui défendait un théâtre naturaliste, appuyé sur la sincérité et
l'émotion de l'acteur, plus que sur la grandiloquence des effets]. Ils
ont fait évoluer le jeu dramatique vers quelque chose de différent de ce
qu'on aurait pu avoir à l'époque de Petipa.
Pourquoi avoir choisi de remonter ensuite un ballet de l'époque soviétique comme Laurencia?
Je pense qu'il y a deux raisons principales qui
se sont combinées : tout d'abord, le centième anniversaire de la
naissance de Vakhtang Chabukiani et ensuite, la tournée du Théâtre
Mikhaïlovsky à Londres. Lorsque j'ai été nommé maître de ballet en chef
de la compagnie, j'ai obtenu la possibilité de réaliser les projets qui
me tenaient à coeur. Pour moi, il est important de pouvoir faire revivre
les ballets oubliés de notre répertoire. Le directeur général du
théâtre, Vladimir Kekhman, m'a demandé d'élaborer un programme pour la
nouvelle saison, qui comprenait également cette tournée à Londres. Nous
souhaitions offrir le programme le plus varié possible, un programme
permettant de montrer les différentes facettes de notre répertoire. Il
nous fallait notamment présenter trois grands ballets narratifs. J'ai
proposé Le Lac des cygnes dans la nouvelle version que j'ai remontée, mais aussi la Giselle
de Nikita Dolgushin [ndlr : Isabelle Ciaravola était
initialement prévue pour danser le rôle-titre à
Londres], un ballet que j'aime beaucoup qui avait déjà
été à l'affiche de la précédente
tournée à Londres en 2008. Pour Giselle,
ça n'a pas été facile de le reprogrammer. Etant donné que le ballet
avait déjà été donné, la direction ne le souhaitait pas, pensant que ça
serait de trop, et il m'a vraiment fallu discuter pour les convaincre...
Pour le troisième ballet, je voulais quelque chose de vraiment neuf, un
ballet nous appartenant en propre et qui n'est, par exemple, ni au
répertoire du Royal Ballet ni du Mariinsky. Il est à mes yeux très
important que notre compagnie puisse montrer quelque chose de différent
au public. Le Mikhaïlovsky possède à cet égard un répertoire
chorégraphique d'une très grande richesse, mais quand j'ai été nommé
maître de ballet, de nombreux ouvrages qui figuraient à son répertoire
n'étaient malheureusement plus du tout dansés. J'en avais seulement
entendu parler, même si étant jeune, j'en avais vu certains. Pour le
reste, il se trouve que 2010 est l'année du centenaire de la naissance
de Vakhtang Chabukiani. Et j'ai alors pensé qu'il serait intéressant de
remonter Laurencia
pour célébrer cet anniversaire. Ce nouveau ballet a ainsi
pu venir compléter l'affiche de la tournée londonienne.
Comment une telle reconstruction est-elle rendue possible?
Pour Laurencia,
il y a tout d'abord de nombreux survivants avec lesquels nous avons
discuté du ballet, des gens du Mariinsky ou de Géorgie. Deux anciens
danseurs géorgiens – les Abashidze -, qui avaient travaillé avec
Chabukiani, nous ont notamment aidés à recréer le ballet. Chabukiani
avait en effet monté Laurencia à
Tbilissi en 1948 [ndlr : où il est toujours dansé par le Ballet
National de Géorgie]. Nous avons également fait venir Boris Bregvadze,
qui a été l'un des interprètes du rôle de Frondoso, ainsi que Tatiana
Legat, un très grand professeur – et la petite-fille de Nikolaï Legat -,
qui de son côté avait dansé le rôle de Pascuala au Théâtre Mariinsky.
Elle est venue spécialement des Etats-Unis pour participer à cette
reconstruction. On pourrait citer d'autres personnes encore... Il existe
également un film de vingt-quatre minutes réalisé pour la télévision,
avec Chabukiani lui-même, qui date de 1955. Il ne s'agit pas du ballet
complet, qui durait deux heures, mais de différentes séquences du ballet
présentées dans le désordre. Dans l'optique de restaurer l'oeuvre,
c'est une aide extraordinaire. Nous montrons d'ailleurs quelques
extraits de ce film durant notre spectacle. Il nous reste aussi de très
nombreuses photographies. Néanmoins, le plus important à mes yeux, c'est
la personne même de Chabukiani, que j'ai eu la chance de rencontrer
étant jeune. Il se trouve qu'il avait dansé Don Quichotte et Flammes de Paris
sur la scène du Bolchoï avec ma mère, Sulamith. Dans les années 70, il
venait nous voir dans notre maison de Moscou, il discutait beaucoup avec
ma mère de Laurencia, qu'il
projetait de monter à Tokyo, et je me rappelle très exactement tout ce
qu'ils disaient. Tous les détails de leurs conversations, à propos du
livret, de la mise en scène, des changements d'accents, etc..., restent
gravés dans ma mémoire pour l'éternité. Il faut dire aussi que c'était
un homme de génie, pas seulement sur scène, mais aussi en tant que
personne. Il était l'un de ces êtres qui vous marque à vie. En gardant
tous les détails de ces conversations en mémoire, j'ai voulu remonter le
ballet en lui donnant une dynamique moderne pour l'adapter au public
d'aujourd'hui.
Comment s'arrange-t-on aujourd'hui avec la morale soviétique qui se trouve au coeur de l'histoire?
J'ai essayé de transformer le conflit social en
un conflit inter-personnel, autrement dit de mettre l'accent sur les
personnalités. J'admire énormément Alexeï Ratmansky et ce qu'il a fait
avec Flammes de Paris, mais il a en quelque sorte recréé un autre ballet par rapport à l'original, alors que notre version de Laurencia
se veut quand même assez proche de sa source, qui est
elle-même diverse. En effet, Chabukiani a monté plusieurs
versions de Laurencia,
en 1939 au Kirov, en 1948 à Tbilissi, en 1956 à Moscou, avec Maïa
Plissetskaïa..., et changé la chorégraphie du ballet au fil du temps. Je
me suis inspiré de ces différentes versions pour monter ma propre
adaptation de Laurencia, celle
de 2010. Mais je n'ai pas voulu modifier fondamentalement l'esprit du
ballet. Disons que j'ai cherché une sorte d'équilibre dans la
recréation, de sorte que le ballet n'apparaisse ni trop neuf ni trop
désuet pour le public d'aujourd'hui.
Comment
vous situez-vous par rapport à cette tendance
générale en Russie qui consiste à reconstruire des
ballets du passé plutôt qu'à créer du neuf?
Vous savez, j'ai vécu pendant trente ans en
Occident, je connais très bien le répertoire contemporain occidental, je
l'ai moi-même enseigné, je l'aime beaucoup et j'aimerais aussi faire
venir certaines oeuvres en Russie. Mais en même temps, je crois que nous
les Russes nous devons d'abord penser à notre propre histoire, nous ne
devons pas oublier le répertoire du passé, tout particulièrement celui
de l'époque soviétique. Ce serait une erreur de penser qu'il faut s'en
débarrasser en raison du contexte politique terrible de ces années-là.
En d'autres termes, je crois qu'on ne peut pas jeter le bébé avec l'eau
du bain. Il faut savoir qu'il y a eu de véritables chefs d'oeuvre créés à
cette époque et qu'on n'a pas le droit de laisser se perdre ce pan du
répertoire qui fait partie intégrante de notre mémoire collective. Cela
ne nous empêche pas du reste de nous intéresser à des oeuvres
d'aujourd'hui et de proposer des oeuvres de style contemporain, comme
c'est le cas à l'occasion du programme mixte de cette tournée [ndlr : le
« Triple Bill » de la tournée londonienne comprend Halte de Cavalerie, In a Minor Key / En mode mineur, sur une musique de Scarlatti, et une série de divertissements], qui a permis de présenter au public londonien In a Minor Key,
un ballet d'aujourd'hui, chorégraphié spécialement pour le Mikhaïlovsky
par Slava Samodurov [ndlr : ancien danseur étoile du Mariinsky et du
Royal Ballet]. Cette oeuvre de commande est un premier pas pour moi,
pour les danseurs aussi, et j'ai l'intention dans les années à venir
d'ouvrir davantage le répertoire de la compagnie à des oeuvres
contemporaines et à des chorégraphes venus de l'extérieur. Le Théâtre
Mikhaïlovsky a aussi une très riche histoire, liée à l'avant-garde, un
répertoire très vaste qui lui appartient en propre, avec des ballets
comme la Halte de Cavalerie, Esmeralda, ou encore Spring Waters
d'Assaf Messerer, et il nous faut songer à en prendre soin. Il n'y a
pas de reconstruction prévue pour la saison prochaine, et l'on va donc
s'efforcer d'améliorer le niveau de la compagnie avec le répertoire
actuel et ses exigences particulières.
A
ce propos, on vous présente souvent comme la deuxième
compagnie de ballet de Saint-Pétersbourg, après la troupe
du Théâtre Mariinsky, que tout le monde connaît.
Quelle est la spécificité du Mikhaïlovsky à
Saint-Pétersbourg?
C'est sans doute aux personnes d'en juger... Mais
avec ses 140 danseurs, le Mikhaïlovsky est une troupe beaucoup plus
modeste que celle du Mariinsky. D'autre part, le Mariinsky est une
grande institution nationale, alors que nous, nous avons besoin de fonds
privés pour exister et survivre. Financièrement, la compagnie n'a été
reprise en mains que depuis peu. Nous sommes différents, je crois, et
sur ce plan-là en particulier, nous ne pouvons simplement pas les
concurrencer.
Mihaïl Messerer - Propos recueillis par B. Jarrasse
Entretien
réalisé le 21 juillet 2010 - Mikhaïl Messerer © 2010,
Dansomanie
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