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entretiens
Kader Belarbi, chorégraphe, Etoile du Ballet de l'Opéra National de Paris

27 janvier 2010 : à la rencontre de Kader Belarbi





Comment concevez-vous votre rôle de  chorégraphe?

J’ai attendu très longtemps avant de décider de me considérer comme chorégraphe. Je peux le dater très précisément de 1998. Je considère les expériences qui avaient précédé comme des essais chorégraphiques qui prolongeaient mon activité de danseur, même si certains, comme par exemple Le Bol est rond, un ballet humoristique pour 14 danseurs, ou bien Giselle et Willy, avaient très bien marché.

En 1998, j’ai eu l’opportunité de créer une production entière au Japon, sur le thème de Picasso et la danse. Je m’inspire d’ailleurs toujours de la peinture pour mes chorégraphies. A cette occasion je présentais Icare de Serge Lifar, dont c’était la création au Japon, Le Rendez-vous de Roland Petit, que je dansais avec Fanny Gaïda, puis L’après-midi d’un Faune de Nijinski, pour lequel je mettais en regard le rideau d’avant-scène de Picasso avec celui de Bakst. Pour la quatrième pièce du programme, Les Saltimbanques,  je m’étais inspiré du tableau de Picasso «Famille de saltimbanques», ainsi que d’une des Elégies de Duino, de Rilke, qui évoque précisément ce tableau. J’ai cherché à faire une évocation poétique des personnages à partir de différentes études de Picasso sur le monde du cirque. La musique était jouée à l’accordéon associé à un sampler. Il y avait aussi des bruitages avec des ustensiles de cuisine. Les danseurs étaient de plusieurs générations : Michaël Denard, Cyril Atanassoff, Claire-Marie Osta, Eleonora Abbagnato, Jérémie Bélingard. 

Le retour était très favorable et je me suis dit que je pouvais peut-être prétendre être chorégraphe.
J’essaie de rechercher une écriture véritable, d’être un écrivain chorégraphique, de distinguer d’un côté le corps et les expériences, de l’autre l’écriture et le mouvement, même si ces entités peuvent parfois s’entremêler ou converger. C’est ensuite que j’ai fait en 2001 Liens de table pour le Ballet du Rhin, mais qui pour moi, par manque de temps, n’était pas complètement abouti. C’est pourquoi je présente une re-création à Toulouse.

Les Français connaissent Hurlevent, mais j’ai fait aussi la Bête et la Belle au Canada, Entrelacs en Chine, le Mandarin merveilleux à Genève. J’ai eu un très bon dialogue avec Brigitte Lefèvre pour pouvoir mener de front ma carrière de danseur et mon activité de chorégraphe, en respectant les différentes propositions que je recevais.

Je suis totalement ouvert aux propositions et pour chaque pièce que je crée, la démarche est différente. J’utilise le vocabulaire classique, mais avec une sensibilité contemporaine sur les corps et l'actualité d'aujourd'hui. Je travaille la ligne, le mouvement, avec de la technique issue du classique.


kader belarbi


Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le  spectacle que vous présentez à Toulouse?

Tout est parti d’une proposition de La Comète, Scène Nationale de Châlons en Champagne, d’être artiste associé sur deux saisons, 2009/2010 et 2010/2011. J’ai trouvé intéressant de travailler sur une durée, plutôt qu’une seule création. J’ai pu rencontrer un théâtre, une équipe et un public.

Pour la première saison, j’ai proposé de travailler sur trois axes : une soirée classique, une soirée contemporaine, et un atelier chorégraphique qui s’appelle « Osons danser ». Je tiens beaucoup à la cohérence de cet ensemble.

La soirée classique est en partenariat avec le Ballet du Capitole car c’était le souhait de Frédéric Chambert, le directeur artistique du Théâtre. Les danseurs du Capitole iront donc à Châlons, mais la création se fait à Toulouse. Frédéric Chambert  a souhaité que le titre de cette pièce en création, A nos amours soit aussi le titre du spectacle. Il rappelle le thème du lien qui est le thème de la saison entière à La Comète.

Dans Liens de table, il s’agit du lien familial, symbolisé par la table du repas dominical, qui peut déboucher sur une forme de cannibalisme. J’ai imaginé ce ballet en écoutant un quatuor de Chostakovitch, expressif et violent, qui m’a bouleversé. Après la création, j’avais le sentiment de ne pas être allé au bout de l’idée du ballet. Il me semblait qu’il y avait une autre dynamique, un autre sens dans le mouvement  à trouver Je n’ai en revanche rien changé à la structure d’ensemble. Mais j’ai abordé certains mouvements ou personnages d’une autre manière.
 
Pour A nos amours, c’est le lien conjugal. Je suis parti d’un pas de deux, Entre d’eux, que j’avais créé pour Marie-Agnès Gillot et Jiří Bubeníček sur l’Elégie de Fauré. Cela m’a donné l’envie d’associer une même confrontation entre un homme et une femme à trois âges différents. Un couple est symboliquement représenté par trois couples. La musique sera jouée à ma demande par un pianiste et un violoncelliste de Toulouse. C’est très important pour moi car la musique est un moteur essentiel dans la création pour chercher les cohérences, les adéquations ou les décalages. Le couple jeune évoluera sur Spiegel im Spiegel d’Arvo Pärt, le couple adulte sur Fauré, et le couple vieux sur la Sonate pour violoncelle de Kodály, puis l’interaction de ces trois couples sur l’Heure exquise de Reynaldo Hahn.

Pour moi l’instant capital de la création c’est l’échange avec les danseurs dans un studio, c’est le moment où on éveille l’esprit et le corps de l’autre, à travers le geste, à travers un mouvement. C’est comme un jeu d’orgue avec plein de niveaux sur lesquels on peut jouer : technique, esthétique, humain, jusqu’à l’âme quelquefois. Il y a plein de choses qui sont dans l’imperceptible, dans le non-dit. C’est un travail passionnant où il faut être ouvert à la spontanéité, mais aussi prendre du recul pour analyser, et créer avec la matière vivante que sont les danseurs.

J’ai proposé aussi dans le cadre de cette thématique du lien de compléter le programme avec la Pavane du Maure, que je n’ai jamais dansé à l’Opéra.  Ce ballet fait partie de l’histoire de la danse. Il est écrit, stylé, élégant, d’une grande sobriété pour exprimer des sentiments shakespeariens. C’est un langage du corps mais ce n’est pas de l’illustration du théâtre. C’est ce que j’aime dans la danse : chercher à effacer, ou décanter, le quotidien ou l’illustration pour faire apparaître, transpirer, le simple mouvement qui donne un sens. Martha Graham ou Mats Ek disent en ce sens «Le corps ne ment pas». Il faut laisser apparaître le «cœur» de la danse qui s’exprimera. C’est un chemin à trouver. C’est celui que je recherche comme chorégraphe.


C'est donc le programme classique que nous verrons à Toulouse?

Et en avril à la Comète il y aura la production d’une soirée contemporaine, pour laquelle j'ai réuni des danseurs contemporains. Je vais préparer la création d’un pas de deux de Mats Ek, Tulip, que je danserai avec mon épouse Laure Muret, sujet à l’Opéra, j’en suis très heureux. Je ferai aussi la reprise pour cette soirée d’un de mes anciens ballets que j’ai donné à l’Opéra, Salle des pas perdus, sur de la musique pour piano de Prokofiev, jouée par une pianiste de l’Opéra. C’est très important que la pianiste connaisse aussi la danse. Cette pièce est une sorte de huis-clos à quatre personnages, des étrangers l’un à l’autre qui se rencontrent et qui regardent leur passé, symbolisé par leur valise. On est donc toujours dans la thématique du lien. Je reprendrai aussi le duo Les Epousés sur l’ Adagietto de Mahler, qui avait été créé par Wilfried Romoli, Nicolas Le Riche et Norah Krief, sur le lien fraternel entre Vincent et Théo van Gogh. Enfin une création, Room, sur le thème des accessoires qui peuvent servir d’intermédiaire entre deux personnes. J’utiliserai des musiques de Pärt et de Gorecki.

La troisième partie de mon projet, «Osons danser» est un atelier sur quatre jours, qui a eu lieu à Toulouse en janvier, ouvert à tout le monde, de tous ages et de toutes origines. Vient qui veut faire un acte dansé. J’ai choisi de travailler le premier jour avec deux groupes. J’ai incité les gens à rechercher à travers leur propre histoire des gestes, des traces de danse, des mouvements, conduits par quatre danseurs du Ballet du Capitole. Je souhaitais vraiment que des professionnels viennent rencontrer des amateurs. J’étais assisté de Jean-François Kessler, ancien maître de ballet au grand théâtre de Genève. Mireille, la responsable des ateliers travaille dans l’éducation physique et pour la formation option danse du baccalauréat. Il fallait mélanger tous ces regards-là pour conduire, accompagner et amener les gens à coudre leur proposition. Le premier jour était consacré au solo, au territoire personnel. Le deuxième jour ils se rencontraient en duo, toujours sur leur proposition. Une semaine après il y avait un travail de mémoire. Et le quatrième jour les deux groupes fusionnaient pour que chacun soit à l’écoute de tout le monde. Ils ont pu faire un déroulé exact de plus de 25 minutes de ce qu’ils avaient appris. C’était formidable et très émouvant.

On n’a pas pu le faire à Toulouse par manque de salle disponible mais mon intention était de pouvoir emmener ce travail sur scène devant un public pour faire éprouver et ressentir le processus chorégraphique, pour qu’ils deviennent «transmetteurs» en agissant sur le public. A la Comète ce sera possible. Les danseurs amateurs iront chercher des volontaires parmi le public. C’est tout un processus d’apprentissage, d’appropriation de la danse, pour devenir aussi acteur sur le public. Plusieurs villes sont intéressées pour reprendre cette expérience, mais je souhaite qu’elle soit liée à la programmation, soit au programme classique, soit au contemporain.

La conférence sur le thème proposé par Frédéric Chambert : «Comment construire un ballet aujourd’hui?» fait aussi partie de mon projet. Je souhaite qu’il y ait également un débat, un échange avec le public, donc encore un lien, de nature plus intellectuelle.

J’ai des contacts, en France et à l’étranger, pour diffuser les deux spectacles, contemporain et classique, pour prolonger la rencontre, et continuer à les faire vivre.


Vous avez évoqué vos inspirations liées à la peinture, est-ce aussi le cas pour le spectacle de Toulouse?

Je pense que si je n’avais pas été danseur, j’aurais été peintre. J’essaie de faire une peinture par an quand j’ai le temps de m’y consacrer à plein. J’ai été épaulé dans cette voie par Monique Baroni, qui peint à l’acrylique des couleurs sublimes et qui est quelqu’un de très érudit dans le procédé de peinture.
 
Chaque fois que je crée un ballet, j’y associe toujours un peintre. C’est quelque chose qui intervient souvent en un deuxième temps, que je découvre après. Par exemple pour Hurlevent c’était Balthus, bien sûr Picasso pour Les Saltimbanques, Van Gogh mais aussi Bacon pour Les Epousés. Pour Liens de table, j’ai été inspiré par une rétrospective Rothko que j’ai vue à Bâle et que j’ai trouvée merveilleuse pour la vibration et la couleur. Pour A nos amours, j'ai pensé à Magritte, non pour le surréalisme, mais dans la scénographie, pour l’idée des correspondances et de la mise à distance.


Quelle est votre opinion sur le Ballet du Capitole?

Ce sont d’excellents danseurs, très réceptifs avec un véritable niveau technique, dans un très bel académisme.  Je tire mon chapeau à Nanette Glushak et à Michel Rahn pour le travail et la tenue de cette compagnie. Il y a vraiment une rigueur et une discipline académique excellentes. Pour moi le plus important c’était de partir de ce véhicule classique pour revenir à la simple notion de vie et de naturel des corps d’aujourd’hui, même à travers un travail totalement académique. Je ne veux pas d'une mécanique figée. C’était d’ailleurs la demande de Frédéric Chambert et de Nanette Glushak d'emmener les danseurs vers davantage de courbes, de rondeurs, et de ressenti.


Vous ne revendiquez donc aucune filiation.

Absolument pas. Je cherche mon élan personnel. J’ai évidemment eu des influences, de par mon vécu. Je préfère parler plutôt que d'une écriture personnelle, d'une écriture «à propos», en cohérence avec mon sujet, et les danseurs avec lesquels j'échange, ce qui est primordial comme je l'ai dit. Si je pensais d'emblée au résultat, je ferais un produit, et je m'y refuse. A chacun d'aimer ou pas.




Kader Belarbi - Propos recueillis par Jean-Marc Jacquin


kader belarbi




Entretien réalisé le 27 janvier 2010 - Kader Belarbi © 2010, Dansomanie


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