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Bertrand Normand, cinéaste, réalisateur du film documentaire "Ballerina"
27 août
2008 : Bertrand Normand raconte la genèse de Ballerina
Comment est né le film Ballerina?
J’ai voulu découvrir la Russie à travers ce
qu’elle a de meilleur. Dans les années 1990, lors de la
chute du Mur, j’ai éprouvé la curiosité de
connaître ce pays. J’ai eu la possibilité
d’effectuer plusieurs voyages en Russie avec des amis et de
découvrir Saint-Pétersbourg. Cela se passait en hiver, la
ville était sous la neige, et c’était magique.
J’ai vraiment été fasciné par cette
cité. Tous les soirs, je me rendais au Théâtre
Mariinsky et j’assistais à un spectacle. A
l’époque, on l’appelait encore le Kirov.
C’était en 1995, l’année même où
le Kirov est redevenu le Mariinsky. J’ai été
émerveillé par ce théâtre, à la fois
par le public, jeune, familial, élégant, par les
spectacles et les interprètes, mais aussi par tout le reste, la
salle, le hall d’entrée, le bâtiment. Des
années plus tard, j’ai décidé de retourner
à Saint-Pétersbourg pour explorer à nouveau ce
théâtre. C’est en ayant accès aux couloirs,
aux salles de répétition, aux coulisses, que j’ai
remarqué les ballerines. Très vite, j’ai compris
que je voulais en faire le sujet d’un film.
Comment s’est fait le choix de vos cinq héroïnes?
Cette période était particulièrement
intéressante pour ce qui concerne les ballerines du
Théâtre Mariinsky. La troupe possédait alors trois
grandes étoiles : Ouliana Lopatkina, Diana Vichneva et Svetlana
Zakharova. Très peu de temps après le tournage du film,
cette dernière est d’ailleurs partie pour le Bolchoï.
Les autres étoiles féminines étaient Zhanna
Ayupova, Yulia Makhalina et Irma Nioradze. Pour moi, le choix
était quand même assez évident. Je pense
qu’il est rare d’avoir simultanément dans un
théâtre tant d’artistes de ce niveau.
J’ai aussi eu envie de montrer l’éclosion
d’une ballerine. Pour moi, il ne s’agissait pas de faire
uniquement un film sur les étoiles, quand bien même
l’étoile est ce qui brille le plus - et ce qu’on
connaît le mieux du Mariinsky à l’étranger.
Je suis donc allé à l’école de danse
[Académie Vaganova], j’ai assisté à une
classe et j’ai décidé de suivre une
élève de dernière année et de la filmer au
cours de ses ultimes semaines de scolarité, en faisant le pari
qu’elle serait engagée dans la troupe du Mariinsky. Cette
élève s’appelait Alina Somova. Evgenia Obraztsova,
quant à elle, était déjà dans la troupe
depuis un an, six mois seulement lors des premiers repérages.
J’ai retenu cinq danseuses, cinq danseuses qui m’ont
inspiré. Ce choix est très subjectif. J’ai
passé des jours entiers dans ce théâtre à
regarder et à filmer les unes et les autres, avant
d’arrêter mon choix. Le film se ferait donc avec ces
cinq-là.
Je les ai choisies et c’est ensuite que je me suis rendu compte
que ces cinq artistes étaient très différentes. De
plus, elles étaient toutes à des étapes distinctes
de leur carrière. Ouliana Lopatkina en représentait
peut-être le stade ultime. Elle incarnait vraiment la ballerine
dans son plein accomplissement. Elle avait temporairement mis sa
carrière entre parenthèses, en raison d’une
blessure. Elle s’était mariée et avait eu une
fille. Je l’ai rencontrée au moment où elle avait
décidé de faire son retour sur scène. Elle venait
de se faire opérer de la cheville aux Etats-Unis, et
après deux ans d’interruption, elle se sentait capable de
danser à nouveau. Diana Vichneva était une étoile
reconnue qui commençait véritablement une carrière
à l’étranger [avec le Ballet de Berlin et
l’American Ballet Theatre]. Elle était invitée au
Palais Garnier pour la première fois, et cela faisait longtemps
qu’une ballerine du Mariinsky n’avait pas dansé sur
la scène de l’Opéra de Paris. Elle devait y
interpréter L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan aux
côtés de Manuel Legris. Svetlana Zakharova était un
peu plus jeune, mais c’était déjà une grande
étoile. Elle ressentait le besoin de bouger, ce qu’elle
avait déjà fait en partant de Kiev pour aller à
Saint-Pétersbourg, et elle s’apprêtait à
franchir une nouvelle étape dans sa carrière. Evgenia
Obraztsova était dans le corps de ballet depuis quelques mois.
Elle commençait donc à connaître la troupe et se
projetait dans ces figures d’étoile. Elles étaient
en quelque sorte son modèle, car elle se voyait
déjà étoile. Quant à Alina Somova, elle
était sur le point d’entrer dans la compagnie – en
fait, elle n’était pas encore certaine d’y entrer -,
et son but était dans un premier temps d’être prise
dans le corps de ballet. Elle s’identifiait alors à
Evgenia Obraztsova. C’est cela qui a guidé la construction
du film. J’ai décidé de commencer par la plus
jeune, qui n’était pas encore membre de la troupe, et de
remonter jusqu’à la plus confirmée.
Avez-vous été guidé ou orienté dans vos choix?
Le directeur de la troupe du Mariinsky, Makhar Vaziev, est venu me voir
et m’a dit : «Dans votre film, il faudra parler d’une
telle, mais pas de telle autre». Il est heureux que mes choix
aient coïncidé avec les siens, du moins en partie. Il
m’aurait été impossible de faire de l’une des
ballerines qu’il m’avait désigné l’une
des héroïnes du film, si moi-même je n’y avais
pas pensé et ne l’avais pas voulu personnellement. Je
n’ai pas sélectionné Daria Pavlenko, à
l’époque première danseuse, que Vaziev
m’avait signalée. Elle est très bien, mais cinq
ça suffisait, et j’ai suivi mon instinct. Il se trouve
donc que pour certaines d’entre elles mon choix a
coïncidé avec celui de la direction. Pour d’autres
non. Il y en a une notamment qu’il ne voulait pas que je filme.
J’ai attendu plusieurs mois, et là, je me suis permis de
la filmer et de la suivre avec ma caméra, sans rien dire.
C’était Evgenia Obraztsova, aujourd’hui
première soliste du Mariinsky. Sa carrière est devenue un
exemple pour beaucoup. Elle a assuré un certain nombre de
premières, des créations comme Ondine [ballet remonté par Pierre Lacotte pour le Ballet du Mariinsky en 2006] et Le Réveil de Flore
[ballet de Marius Petipa et Lev Ivanov, sur une musique de Ricardo
Drigo, remonté par Sergeï Vikharev en 2007], et elle est
absolument extraordinaire dans un certain répertoire. Il est
néanmoins exact - c’était même assez curieux
– que Makhar Vaziev voulait influer sur mes choix et
préférait que je m’intéresse à
d’autres. C’est là que je me suis un peu
écarté de la route qu’on voulait me faire suivre.
Ce dont je lui suis reconnaissant, c’est qu’il m’ait
laissé une très grande liberté pour filmer.
C’est du reste l’un des grands privilèges dont
j’ai bénéficié pour ce tournage. A partir du
moment où les portes de ce théâtre m’ont
été ouvertes, j’ai pu y circuler comme je voulais,
j’ai eu accès à toutes les salles, et il n’y
avait personne pour me surveiller. J’avais fait le choix de
filmer seul, sans équipe et sans assistant. J’entrais dans
le théâtre avec ma caméra dans un sac – qui
aurait pu contenir tout à fait autre chose! - et personne ne
savait que j’allais filmer, même si, évidemment,
j’avais une autorisation. J’ai ainsi tourné la
plupart de mes séquences dans la plus grande discrétion.
Au bout de quelque temps, j’étais quasiment devenu le
Fantôme de l’Opéra. Je connaissais les moindres
recoins du théâtre, j’y passais des journées
entières. Cette liberté m’a permis de choisir les
personnages que je voulais filmer, et a également
créé une intimité avec le théâtre et
les artistes, inimaginable si j’avais eu autour de moi une
équipe de sécurité ou un service de presse
accompagnant chacun de mes pas. 75% du film tel qu’il existe, je
l’ai tourné seul avec ma caméra.
.
Quelle a été la durée du tournage?
Il s’agissait d’un projet de longue haleine. Le tournage
s’est étalé sur trois ans. J’ai dû
faire une dizaine de séjours à Saint-Pétersbourg
durant ces trois années. Parfois simplement pour régler
des questions juridiques. La durée de ces séjours pouvait
varier d’une semaine à un mois. J’ai aussi
travaillé parallèlement sur le film de Cédric
Klapisch, Les Poupées Russes.
J’étais réalisateur de la seconde équipe et
conseiller artistique. C’est d’ailleurs moi qui ai
présenté Evgenia Obraztsova à Cédric
Klapisch, qui l’a choisie, parmi d’autres danseuses, pour
le rôle de Natacha.
Dès le départ, j’ai décidé de faire
ce film en association avec un producteur. Nous ne disposions ni de
soutiens financiers ni d’accords avec une chaîne de
télévision ou un distributeur. Nous nous sommes
résolus à partir et à tourner quand même.
Les solutions pour financer le film ont été
trouvées assez tardivement ; dans l’attente des fonds,
nous avons néanmoins voulu avancer le tournage aussi vite que
possible. Au départ, je n’imaginais pas qu’il me
faudrait autant de temps, mais finalement j’en ai pris mon parti.
Du moment où il a fallu retourner un certain nombre de fois
à Saint-Pétersbourg, pour résoudre des questions
juridiques ou des questions de droits d’auteur, mal
éclaircies au départ, ou des problèmes
contractuels avec le Théâtre Mariinsky, beaucoup plus
complexes qu’on ne l’imaginait, nous en avons
profité pour continuer à filmer, d’autant que ce
qui se passait dans la vie de ces jeunes femmes était
intéressant. Je voulais aussi aller plus loin dans le portrait
de mes cinq ballerines. Il ne s’agissait pas seulement de montrer
un petit moment de leur carrière. Je voulais en quelque sorte en
décrire un pan entier. J’ai d’ailleurs pu voir et
constater une transformation chez plusieurs d’entre elles.
C’est ce qui a été le plus gratifiant dans ce
projet.
Quel regard portiez-vous
sur elles au moment où vous les avez découvertes et quel
regard portez-vous aujourd’hui, des années après,
sur chacune d’entre elles ?
Au départ, pour être franc, je n’étais pas du
tout connaisseur en matière de ballet. Ainsi, la première
fois que j’ai vu Alina Somova, c’était lors
d’une classe de dernière année à
l’Académie Vaganova. Elle était là avec six
de ses camarades, elles étaient toutes habillées de la
même façon, et elles faisaient exactement les mêmes
gestes. Au premier regard, je n’y ai vu que des clones. Mais au
bout de quelques minutes, j’ai commencé à voir des
différences – ces différences étaient en
fait évidentes -, et au bout d’un quart d’heure, je
n’en ai plus regardé qu’une jusqu’à la
fin du cours. C’était Mlle Somova. Après la classe,
j’ai demandé son nom à son professeur, Ludmila
Safronova, en la désignant. Elle m’a fait un grand sourire
me faisant comprendre que j’avais repéré celle
qu’il fallait. Lorsque je l’ai contemplée pour la
première fois lors de cette classe, j’ai vu en elle une
jeune fille extrêmement gracieuse qui me faisait rêver.
Elle était à la charnière de deux grands moments
de sa vie : elle terminait ses études et s’apprêtait
à entamer sa carrière de danseuse. Elle m’a
vraiment beaucoup charmé. Ensuite, j’ai eu
l’occasion de la connaître, de la suivre, de la filmer,
ça n’a pas toujours été facile, car elle
avait son caractère… Ce qui a surtout été
compliqué, c’est qu’elle était filmée
à un moment extrêmement délicat et elle avait donc
énormément de pression sur les épaules : elle
n’était pas certaine d’être prise dans la
troupe du théâtre, elle n’était pas certaine
qu’on lui donnerait les rôles qu’elle voulait, elle
n’était pas certaine d’être bien
acceptée… Je sais qu’elle a été
gênée par le fait qu’il y ait une caméra un
peu intrusive braquée sur elle. Elle était aussi mal
à l’aise vis-à-vis des autres, parce que dans un
théâtre de la taille du Mariinsky, tout est politique. Il
y a des jalousies, des rivalités, et l’on ne veut pas
forcément attirer l’attention. Maintenant, je sais
qu’elle a avancé à grands pas. Elle aussi est
première soliste aujourd’hui. Mais à peine un an
après avoir rejoint la troupe [Les élèves de
huitième et dernière année sont convoqués
à l’issue du spectacle de fin d’études dans
le bureau du directeur de la troupe, qui leur annonce qu’ils sont
pris], on lui donnait son premier grand rôle dans Le Lac des cygnes.
Dans la scène où on la voit répéter le
rôle principal du ballet, je voulais montrer comment Makhar
Vaziev [directeur de la troupe], Olga Chenchikova et Gennadi Selutsky
[maîtres de ballet] façonnent une ballerine, les efforts
qu’ils exigent et la pression qu’ils mettent sur celle
qu’ils ont choisie pour en faire une étoile.
C’est chez Evgenia Obraztsova que j’ai constaté
l’évolution la plus marquante, en particulier pour ce qui
est de la maturité artistique. Au début, elle dansait
surtout des rôles d’ingénue – elle y
était très bien -, comme le pas de deux de la Fête des Fleurs à Genzano. On la voyait aussi dans les quatre Petits cygnes ou la Danse napolitaine du Lac des cygnes.
Progressivement, je l’ai vu s’emparer de rôles plus
ambitieux, et un jour, peut-être deux ans et demi après
l’avoir rencontrée pour la première fois, je
l’ai retrouvée à Londres, à Covent Garden,
dans Roméo et Juliette,
qui est aussi mon ballet préféré, que ce soit dans
la version de Lavrovsky ou celle de Noureev. Là, je peux dire
que j’ai été bluffé. C’est vraiment
l’une de mes plus grandes expériences en tant que
spectateur. Elle a réussi à incarner ce rôle dans
sa totalité, non seulement le côté ingénu du
début qu’elle possédait déjà
naturellement, mais aussi la gravité, la maturité, le
drame inhérents à ce ballet. C’est aussi
quelqu’un de très curieux et de très ouvert. Ce
n’est d’ailleurs pas par hasard si elle a été
choisie pour tourner dans un long métrage [Les Poupées Russes
de Cédric Klapisch, cf. supra], car elle est très
charismatique. C’est aussi quelqu’un avec qui on peut
vraiment échanger quelque chose, ce qui n’est pas
forcément évident dans cet univers-là. Par
exemple, elle va voir des opéras régulièrement, ce
qui n’est pas très courant chez les danseurs. Elle lit
énormément, elle s’intéresse aux autres
arts. C’est peut-être celle que j’ai réussi
à connaître le mieux.
Les étoiles, c’est plus compliqué, parce
qu’elles se protègent et parce qu’elles essaient de
maintenir une certaine distance, un certain mystère. Avec
Ouliana Lopatkina en particulier, ce n’était pas
forcément simple, car le tournage coïncidait avec le moment
où elle avait décidé de faire son retour sur
scène. Elle n’était pas sûre d’elle,
elle n’était pas certaine non plus d’y arriver, et
même si finalement tout s’est très bien
passé, pendant tous ces mois où elle
répétait, où elle faisait ses exercices, elle ne
voulait pas forcément qu’on la regarde, et encore moins
qu’on la filme. Pour son retour, elle a dansé La Mort du Cygne à Saint-Pétersbourg, puis Shéhérazade et Diamants
au cours de la tournée américaine. On en voit
d’ailleurs des extraits dans le film. Ses prestations ont du
reste été très bien accueillies par le public. Je
ne peux pas comparer avec la période qui a
précédé son arrêt, mais pour ma part, je
l’ai aussi trouvée excellente. Ce qui
m’intéressait, c’était de fixer ce retour sur
la pellicule, étape par étape. Mais un certain nombre de
fois, elle m’a dit « non, s’il te plaît
». Bien sûr, j’ai accepté et j’ai
compris. Il est vrai que parfois il faut qu’elle se
protège.
J’ai découvert Diana Vichneva dans La Bayadère.
Elle a une expressivité assez exacerbée, une
sensualité animale et un sens du drame très
développé. Je crois que ces attributs la distinguent des
autres. Avec elle, les rapports furent amicaux. L’avantage de
retourner à Saint-Pétersbourg à plusieurs
reprises, c’est que cela permettait de lier vraiment connaissance
et de gagner la confiance des artistes. La confiance, on ne
l’obtient pas immédiatement. On doit faire ses preuves en
quelque sorte. Le jour où l’on commence à se
tutoyer et à boire un verre ensemble, c’est quand
même très agréable et tout prend une autre
dimension.
Svetlana Zakharova est malheureusement celle que j’ai le moins
connue, puisqu’elle est partie ensuite à Moscou. Je
n’ai alors plus eu la possibilité de suivre son parcours.
Pourtant, je crois que c’est celle qui m’a le plus
impressionné par sa technique, notamment lorsque je l’ai
admirée dans Le Lac des cygnes.
Je l’ai revue une fois à Paris environ un an et demi
après son départ pour le Bolchoï. Je l’ai
d’ailleurs interviewée à cette occasion, mais
finalement je n’ai pas utilisé la séquence dans le
film.
Quelle était votre
expérience de la danse avant le tournage? Aviez-vous
visionné personnellement des films de danse ou des films sur la
danse? Avez-vous été influencé par une
manière de filmer la danse?
Mon expérience de la danse était limitée et je
n’étais pas particulièrement balletomane.
C’est avant tout une curiosité pour la Russie qui
m’a conduit vers le ballet. Mais dès lors que j’ai
fait la connaissance de cet univers et que j’y ai eu
accès, très vite, c’est devenu une passion. A force
de voir et de découvrir des choses, la curiosité
s’aiguise, et l’on veut toujours aller plus loin. Lorsque
j’ai décidé de tourner, je me suis mis à
regarder des films sur la danse et j’en ai vu en effet un certain
nombre. Je ne dirais pas que j’ai été
influencé par tel ou tel film, tout simplement parce que ce que
j’ai voulu relater suivait mon propre parcours et accompagnait ma
découverte, ainsi que le vécu des artistes tel que
j’ai pu l’entrevoir. Il est vrai que les films de danse que
j’ai vus m’ont permis de déterminer ce que je
voulais faire ou ne pas faire en matière
cinématographique. De fait, je ne pense pas que Ballerina
s’inspire d’un film particulier, même si
lorsqu’on veut réaliser un documentaire
généraliste sur la danse, il y a forcément
un certain nombre de lieux communs auxquels on ne peut échapper.
Parmi ceux que j’avais vus, j’avais tout
particulièrement apprécié les films de
Jérôme Laperrousaz, A l’école des
étoiles, ainsi que son portrait de Nicolas Le Riche.
J’aime beaucoup les films de François Roussillon sur les
ballets repris par Noureev à l’Opéra de Paris.
J’ai vu aussi le film de Nils Tavernier et d’autres encore,
mais ceux qui m’ont le plus marqué sont ceux de
Laperrousaz et de Roussillon.

Comment,
d’après vous, doit-on filmer la danse? Aviez-vous des
théories là-dessus avant de filmer? Au moment du
tournage, quelles techniques et quels types de plans avez-vous choisi
de privilégier?
Je n’avais pas de théorie, c’était
complètement empirique et intuitif. Je trouve que la danse est
un art extrêmement cinématographique. C’est
certainement ce qui m’a attiré dans la danse et m’a
motivé à faire ce film sur les danseuses. C’est un
art qui se prête à être filmé et qui est
intéressant lorsqu’on le voit filmé, ou en tout cas
qui peut l’être, contrairement à d’autres arts
où le film leur enlève quelque chose.
L’opéra par exemple est moins intéressant à
filmer que le ballet.
Je ne pense pas qu’il y ait une seule façon de filmer la
danse, mais il y a toutefois certaines règles à
respecter. Lorsqu’un mouvement concerne tout le corps, il est
important de le filmer dans son intégralité. Il faut se
concentrer sur des détails, comme les mains, uniquement lorsque
cela ne nuit pas au rendu global de l’image. Je suis partisan de
prendre un peu de champ et de faire des plans pied (on voit la danseuse
des pieds à la tête et des pieds aux doigts). En revanche,
il est parfois essentiel de filmer une expression du visage, ou encore
les mains, mais ce sont des moments vraiment particuliers, par exemple
au moment d’une pose, lorsque le corps se fige. Mais une fois de
plus, la façon dont j’ai filmé est très
intuitive. Je n’arrivais pas avec une sorte de théorie que
j’essayais de plaquer. J’ai au contraire tenté de
trouver ma façon de filmer.
Pour les séquences de spectacles, nous avons utilisé
quelques films d’archives du Mariinsky, mais pas uniquement.
J’avais un opérateur avec moi qui a capté plusieurs
spectacles et à qui je donnais mes instructions. Pour les
spectacles, il est vrai que j’ai privilégié des
plans pied, des plans où l’on voit la danseuse dans son
intégralité. En ce qui concerne plus
précisément les extraits de ballets retenus dans le film,
je n’ai pas forcément choisi au tournage. Il se trouve que
c’était les ballets dans lesquels dansaient ou
répétaient les personnages que j’avais choisis au
moment où je pouvais les filmer. Au montage, j’ai
sélectionné ce qui me paraissait le meilleur dans ce que
j’avais filmé. Toute la diversité du
répertoire actuel du Mariinsky n’est d’ailleurs pas
forcément visible dans le documentaire pour de simples raisons
de droits. C’est vrai pour Forsythe, pour Neumeier et pour
d’autres chorégraphes encore. Il m’a aussi
semblé intéressant de montrer le ballet Légende d’Amour
[ballet de Youri Grigorovitch, sur la musique d’Arif Melikov
(1961)], car c’est justement un ballet emblématique de la
période soviétique, méconnu en Occident.
Pour les répétitions, je me permettais davantage de me
rapprocher de la danseuse, car ce qui est intéressant à
ce moment-là, c’est l’échange avec le
professeur, plus encore que la danse elle-même. Pour servir cet
échange de la meilleure façon, il faut le filmer de
près et là, je m’autorisais beaucoup plus de gros
plans que lors des séquences de spectacles. Il faut dire
à ce sujet qu’au Mariinsky, les professeurs sont
particulièrement respectés, et d’autant plus que
certains sont d’anciennes étoiles.
Généralement, ce ne sont pas les danseurs qui choisissent
les professeurs, mais les professeurs qui choisissent les danseurs.
Parfois, c’est le directeur de la troupe qui assigne tel
professeur à tel danseur. Il y a un rapport très proche,
un lien presque familial m’a-t-il semblé, entre le
maître et son élève. J’ai remarqué
aussi que les danseurs étaient fidèles à leur
professeur.
Ce film aurait-il pu être tourné dans un autre
théâtre? Auriez-vous pu vous intéresser à
une autre compagnie de ballet, qu’elle soit en Russie ou ailleurs?
Filmer une autre compagnie russe? J’imagine que oui. En revanche,
en France, et plus généralement en Europe occidentale et
en Amérique du Nord, je ne pense pas. J’ai eu un
accès privilégié au Théâtre
Mariinsky, j’ai pu filmer comme je voulais, sans être
accompagné, et sans limite de durée. Les choses ne se
seraient pas passées du tout comme ça dans un grand
théâtre d’opéra français - sans en
désigner aucun -, européen ou américain. Je
n’aurais pas eu cet accès privilégié et
l’organisation aurait été beaucoup plus
compliquée. Il aurait fallu planifier, avoir toujours
quelqu’un à côté de moi. Le film aurait aussi
coûté beaucoup plus cher.
Sur le plan artistique, il se trouve que j’ai commencé par
ce qu’il y a de plus élevé dans la
hiérarchie du ballet. La troupe du Mariinsky est, avec celle du
Bolchoï, le nec plus ultra en Russie. Cela dit, les artistes du
Mariinsky viennent de toute la Russie, de l’Ukraine, du Caucase
et de l’Asie centrale. Beaucoup notamment sont originaires
d’Ukraine : Svetlana Zakharova, Léonid Sarafanov, Ouliana
Lopatkina. Plusieurs d’entre eux sont passés par
l’école chorégraphique de Kiev. On peut donc
trouver ailleurs de très grands danseurs qui deviendront les
plus brillantes étoiles. A cet égard, je pense que cela
pourrait être très intéressant de faire un film sur
l’école de Kiev justement. Est-ce que j’aurais pu
faire le même film au Bolchoï? La question est en effet
très intéressante, mais je ne sais pas. Ce qui a
probablement guidé mon choix vers Saint-Pétersbourg
plutôt que vers Moscou, et donc vers le Mariinsky plutôt
que vers le Bolchoï, c’est d’abord une raison tout
à fait circonstancielle : en 2003, on a fêté le
tricentenaire de Saint-Pétersbourg et une attention toute
particulière a été portée sur la ville.
Ensuite, il y avait mon souvenir de Saint-Pétersbourg, qui
était absolument magique : c’était la ville
où je voulais retourner. Enfin, sur un plan historique, il faut
rappeler qu’en Russie, Saint-Pétersbourg est la ville du
ballet : c’est là qu’il y a eu la première
troupe et la première école de danse. Pas à
Moscou. En ce qui concerne les écoles de danse,
l’école de Moscou est également très
réputée, mais elle est située dans un
bâtiment moderne qui a été refait il n’y a
pas très longtemps. Elle ne fait pas particulièrement
rêver, alors que l’Académie Vaganova de
Saint-Pétersbourg, que ce soit à l’extérieur
ou à l’intérieur, elle, fait rêver.
C’est un lieu fabuleux. Son charme un peu désuet ne fait
qu’ajouter à cela. C’est un lieu empreint de
nostalgie, et c’est cet aspect qui m’a attiré et que
j’ai voulu capter. Sur tous ces plans, Saint-Pétersbourg
est une ville unique. Il fallait que ce film se fasse à
Saint-Pétersbourg.
Votre film s’intitule de manière significative Ballerina.
Peut-on dire que le culte de la ballerine s’exprime davantage au
Mariinsky qu’ailleurs?
Le culte de la ballerine existe partout dans le monde, mais il
s’exprime particulièrement en Russie, tout simplement
parce que le ballet classique y a gardé une importance plus
grande que dans les autres pays, et que dans le répertoire
classique, qui a été créé au Mariinsky, -
Le Lac des cygnes, La Belle au bois dormant…- le rôle le
plus important est quand même donné à la ballerine.
Makhar Vaziev le dit d’ailleurs à un moment dans le film.
Certains danseurs du Mariinsky, tels Léonid Sarafanov ou Igor
Kolb, sont aussi très remarquables, mais c’est vrai,
j’ai ressenti une fascination particulière pour les
ballerines et donc choisi d’en faire mon sujet. C’est la
ballerine qui suscite le plus de fantasmes. Elle incarne aussi un
idéal féminin. La Russie est justement un pays où
la féminité est exacerbée. La
féminité russe vient se greffer sur l’idéal
féminin de la ballerine. Quant à
Saint-Pétersbourg, encore une fois, c’est le berceau du
ballet, c’est aussi la ville la plus européenne de
Russie, la jointure entre ce monde et le nôtre.
Dans Ballerina, on voit
trois images se superposer et se refléter sans cesse : les
ballerines, le théâtre Mariinsky et la ville de
Saint-Péterbourg. Au-delà d’un portrait
fasciné de cinq danseuses particulières, votre film
n’est-il pas aussi un hymne à un théâtre et
à une ville qu’on sent toujours présente en
filigrane?
Si ces trois éléments sont confondus
dans le film, c’est aussi qu’ils le sont dans la
réalité. Ce n’est même pas un choix
volontaire. A Saint-Pétersbourg, il y a un public balletomane
qui va assidûment au théâtre depuis fort longtemps.
L’une des personnes que l’on voit dans le film est une
vieille dame qui patiente dans le couloir à la sortie des
artistes pour féliciter Evgenia Obraztsova après son
spectacle. J’ai eu l’occasion d’aller chez elle et de
l’interviewer, même si cela n’apparaît pas dans
le film. Elle assiste aux spectacles depuis soixante ans, et elle se
rend au Mariinsky plusieurs fois par semaine. Elle est une
mémoire vivante de toutes les saisons de ce théâtre
depuis six décennies. Et elle n’est pas la seule! Il y en
a beaucoup d’autres qui, du temps de l’Union
Soviétique, allaient voir les spectacles plusieurs fois par
semaine. A l’époque, ça ne coûtait
qu’un ou deux kopecks. Aujourd’hui, c’est
différent, les prix s’alignent sur les prix occidentaux,
et nombre de spectateurs réguliers ne peuvent plus y aller du
tout. Cette vieille dame continue d’y aller car elle a la chance
de connaître des danseuses qui lui offrent des places. Une page
de l’histoire s’est tournée et le public change.
Mais tout de même Saint-Pétersbourg reste une «ville
de ballet», «baletny gorod» en russe. D’ailleurs, la ville
elle-même ressemble à un décor de
théâtre.
Le public, on le voit
notamment à l’occasion de cette scène très
émouvante filmée à la sortie des artistes. Comment
avez-vous ressenti le public pétersbourgeois?
Pour l’anecdote, cette vieille dame qui attend Mlle Obraztsova
à la sortie des artistes suit toujours le même
rituel : chaque fois qu’elle va voir un ballet dans lequel se
produit l’une de ses danseuses favorites, elle lui offre ensuite
un livre et un jus de fruits. Elle a gardé en quelque sorte ses
réflexes d’avant la perestroïka! En règle
générale, le public russe est beaucoup plus
passionné que le public français. Les spectateurs sont
dans l’ensemble plus réactifs et engagés
qu’ici. Ils sont aussi beaucoup plus jeunes. La moyenne
d’age n’est pas du tout la même qu’en France.
Il y a beaucoup de familles avec des enfants, ainsi que des jeunes gens
qui sont connaisseurs sans être eux-mêmes danseurs.
J’ai rencontré des jeunes qui apprécient et
connaissent très bien le ballet, un phénomène qui
reste rare en France. Le public est aussi très partisan : il y a
les danseurs qu’ils aiment, et ceux qu’ils n’aiment
pas. Finalement, on retrouve les rivalités et les dissensions
qui existent entre les différents interprètes au niveau
des spectateurs. C’est assez curieux.
Le film a-t-il
été projeté en Russie? Comment a-t-il
été accueilli? Avez-vous gardé des contacts avec
les interprètes après le tournage?
Nous avons organisé des projections à
Saint-Pétersbourg et à Moscou. Malheureusement, elles
n’ont pas eu lieu en présence de la troupe, car elle
était sans arrêt en tournée, et il n’a pas
été possible de trouver une date commune. J’avais
beaucoup d’appréhension par rapport à ces
projections, parce que je me retrouvais soudain face aux Russes
eux-mêmes, et pour ce qui est du ballet, on peut dire
qu’ils connaissent leur matière. Je me demandais donc
comment ils allaient réagir. J’ai été
soulagé quand j’ai constaté que les
réactions étaient très positives. Même les
connaisseurs apprenaient des choses, puisque le film dévoile les
coulisses et montre de près des interprètes qu’ils
connaissent uniquement sur scène. Ce que j’ai ressenti
aussi chez les Russes, c’est une certaine fierté. Ils
étaient heureux qu’un étranger, un Français
en l’occurrence, montre ce dont ils sont le plus fier chez eux.
En ce qui concerne les ballerines elles-mêmes, elles ont pu voir
le film et ont reçu le DVD. Mais en-dehors d’Evgenia
Obraztsova, j’avoue qu’il est très difficile de
garder le contact, d’une part parce qu’elles sont souvent
en tournée, et d’autre part parce que je n’ai pas eu
l’occasion d’y revenir depuis. Et puis, ce sont aussi des
êtres un peu inaccessibles. J’ai eu le privilège
immense pendant quelque temps de les côtoyer et d’avoir
l’impression de saisir l’insaisissable, mais cet
insaisissable le redevient aussitôt. Je sais qu’Evgenia
Obraztsova a beaucoup apprécié le film. Je lui suis
d’ailleurs très reconnaissant, elle a beaucoup
donné de sa personne, elle a aussi été très
patiente. Pour elle, et pour toutes ces ballerines, ce film peut
être important, car il les dévoile sous un jour
qu’elles ne montrent pas forcément au public. C’est
vrai en particulier pour les plus jeunes, et ce film peut contribuer
à les faire mieux connaître ailleurs. A un moment
donné, Mlle Obraztsova a connu de grosses interrogations sur sa
carrière, elle se demandait notamment si elle allait devenir
soliste un jour, et ce qui l’a soulagée, c’est de
voir que le directeur général et artistique du
théâtre, Valéry Gergiev, ait parlé
d’elle dans des termes assez élogieux et ait en quelque
sorte mouillé sa chemise pour elle dans ce film.
Le film aura-t-il une «suite»?
Oh là là! Je ne sais pas du tout. En ce moment, je suis
sur d’autres projets, un documentaire et une fiction. Le
documentaire est lié à la Russie, il s’agit
d’un travail sur les reconstitutions historiques, sur les
personnes qui participent à des reconstitutions de batailles de
l’époque napoléonienne et de bals au temps de
l’Empire. C’est un autre aspect de la Russie, qui touche
à la fois au présent et au passé, aux relations
entre la France et la Russie. Il y a donc un certain nombre de points
communs avec Ballerina. Je pense néanmoins que je reviendrai
à l’univers du ballet. La danse est un art très
photogénique et j’ai pris goût à la filmer.
Mais ce sera sous un angle complètement différent. Je
m’intéresse aussi à la danse contemporaine et
j’ai envie d’explorer cela. Pourquoi pas à nouveau
en Russie, mais pour l’instant, je n’ai aucune idée
précise.
Votre film donne
l’impression constante de répondre à une
volonté pédagogique. Avez-vous
délibérément cherché à vous adresser
à un large public, bien plus qu’à un public de
balletomanes ou de spécialistes?
C’est évident. Non seulement je n’étais pas
moi-même balletomane, mais en plus, je n’y connaissais
rien. Ce projet était l’occasion, et même le
prétexte, d’une découverte, celle d’un pays,
d’une ville, d’un théâtre, d’un art, et
des interprètes de cet art. La caméra était
l’instrument qui enregistrait ce que mes yeux voyaient. Peu
à peu, elle s’est rapprochée, le lien est devenu
plus intime, mais cela reste une découverte. Le film est
destiné à ceux qui peuvent s’identifier à
moi, c’est-à-dire à ceux qui ne connaissent pas le
monde du ballet. Ce que j’ai souvent trouvé gratifiant,
c’est que des gens qui n’appréciaient pas du tout la
danse et qui n’allaient jamais voir de ballets m’ont dit
après avoir vu le film en ressentir désormais
l’envie. Le film a plu aussi à un certain nombre de
balletomanes, même s’il ne s’agit pas d’un film
de spécialistes. Faire un film de spécialiste, cela ne
m’intéressait pas. D’abord parce que je n’en
suis pas un, et ensuite, parce que le cinéma est un art qui
permet de parler à tout le monde. Mon but est justement de
prendre des choses qui ne sont pas forcément évidentes et
de les apporter aux personnes qui en sont le plus
éloignées.

Au-delà du propos léger autour des ballerines, Ballerina est-il un film engagé?
Oui, indéniablement. Engagé, parce que
moi-même j’ai été séduit, j’ai
été fasciné, j’ai été
émerveillé, et je pense que ce film rend compte de cela.
Ce n’est pas du tout un film neutre et il n’a aucune
prétention à l’objectivité, fort
heureusement. Si j’ai choisi ces artistes, c’est parce
qu’elles m’ont inspiré. Lorsque j’entrais dans
une salle de répétition et que je les voyais danser,
c’était parfois hypnotique. Mon film témoigne de
cet émerveillement, et en cela oui, il est engagé.
Bertrand Normand - Propos recueillis par B. Jarrasse

Entretien
réalisé le 27 août 2008 - Bertrand Normand © 2008,
Dansomanie
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