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entretiens
Bertrand Normand, cinéaste, réalisateur du film documentaire "Ballerina"

27 août 2008 : Bertrand Normand raconte la genèse de Ballerina


Comment est né le film Ballerina?

J’ai voulu découvrir la Russie à travers ce qu’elle a de meilleur. Dans les années 1990, lors de la chute du Mur, j’ai éprouvé la curiosité de connaître ce pays. J’ai eu la possibilité d’effectuer plusieurs voyages en Russie avec des amis et de découvrir Saint-Pétersbourg. Cela se passait en hiver, la ville était sous la neige, et c’était magique. J’ai vraiment été fasciné par cette cité. Tous les soirs, je me rendais au Théâtre Mariinsky et j’assistais à un spectacle. A l’époque, on l’appelait encore le Kirov. C’était en 1995, l’année même où le Kirov est redevenu le Mariinsky. J’ai été émerveillé par ce théâtre, à la fois par le public, jeune, familial, élégant, par les spectacles et les interprètes, mais aussi par tout le reste, la salle, le hall d’entrée, le bâtiment. Des années plus tard, j’ai décidé de retourner à Saint-Pétersbourg pour explorer à nouveau ce théâtre. C’est en ayant accès aux couloirs, aux salles de répétition, aux coulisses, que j’ai remarqué les ballerines. Très vite, j’ai compris que je voulais en faire le sujet d’un film.

Portrait Bertrand Normand


Comment s’est fait le choix de vos cinq héroïnes?

Cette période était particulièrement intéressante pour ce qui concerne les ballerines du Théâtre Mariinsky. La troupe possédait alors trois grandes étoiles : Ouliana Lopatkina, Diana Vichneva et Svetlana Zakharova. Très peu de temps après le tournage du film, cette dernière est d’ailleurs partie pour le Bolchoï. Les autres étoiles féminines étaient Zhanna Ayupova, Yulia Makhalina et Irma Nioradze. Pour moi, le choix était quand même assez évident. Je pense qu’il est rare d’avoir simultanément dans un théâtre tant d’artistes de ce niveau.

J’ai aussi eu envie de montrer l’éclosion d’une ballerine. Pour moi, il ne s’agissait pas de faire uniquement un film sur les étoiles, quand bien même l’étoile est ce qui brille le plus - et ce qu’on connaît le mieux du Mariinsky à l’étranger. Je suis donc allé à l’école de danse [Académie Vaganova], j’ai assisté à une classe et j’ai décidé de suivre une élève de dernière année et de la filmer au cours de ses ultimes semaines de scolarité, en faisant le pari qu’elle serait engagée dans la troupe du Mariinsky. Cette élève s’appelait Alina Somova. Evgenia Obraztsova, quant à elle, était déjà dans la troupe depuis un an, six mois seulement lors des premiers repérages.

portrait alina somova 

J’ai retenu cinq danseuses, cinq danseuses qui m’ont inspiré. Ce choix est très subjectif. J’ai passé des jours entiers dans ce théâtre à regarder et à filmer les unes et les autres, avant d’arrêter mon choix. Le film se ferait donc avec ces cinq-là.

Je les ai choisies et c’est ensuite que je me suis rendu compte que ces cinq artistes étaient très différentes. De plus, elles étaient toutes à des étapes distinctes de leur carrière. Ouliana Lopatkina en représentait peut-être le stade ultime. Elle incarnait vraiment la ballerine dans son plein accomplissement. Elle avait temporairement mis sa carrière entre parenthèses, en raison d’une blessure. Elle s’était mariée et avait eu une fille. Je l’ai rencontrée au moment où elle avait décidé de faire son retour sur scène. Elle venait de se faire opérer de la cheville aux Etats-Unis, et après deux ans d’interruption, elle se sentait capable de danser à nouveau. Diana Vichneva était une étoile reconnue qui commençait véritablement une carrière à l’étranger [avec le Ballet de Berlin et l’American Ballet Theatre]. Elle était invitée au Palais Garnier pour la première fois, et cela faisait longtemps qu’une ballerine du Mariinsky n’avait pas dansé sur la scène de l’Opéra de Paris. Elle devait y interpréter L’Histoire de Manon de Kenneth MacMillan aux côtés de Manuel Legris. Svetlana Zakharova était un peu plus jeune, mais c’était déjà une grande étoile. Elle ressentait le besoin de bouger, ce qu’elle avait déjà fait en partant de Kiev pour aller à Saint-Pétersbourg, et elle s’apprêtait à franchir une nouvelle étape dans sa carrière. Evgenia Obraztsova était dans le corps de ballet depuis quelques mois. Elle commençait donc à connaître la troupe et se projetait dans ces figures d’étoile. Elles étaient en quelque sorte son modèle, car elle se voyait déjà étoile. Quant à Alina Somova, elle était sur le point d’entrer dans la compagnie – en fait, elle n’était pas encore certaine d’y entrer -, et son but était dans un premier temps d’être prise dans le corps de ballet. Elle s’identifiait alors à Evgenia Obraztsova. C’est cela qui a guidé la construction du film. J’ai décidé de commencer par la plus jeune, qui n’était pas encore membre de la troupe, et de remonter jusqu’à la plus confirmée.

portrait evguenia obraztsova


Avez-vous été guidé ou orienté dans vos choix?

Le directeur de la troupe du Mariinsky, Makhar Vaziev, est venu me voir et m’a dit : «Dans votre film, il faudra parler d’une telle, mais pas de telle autre». Il est heureux que mes choix aient coïncidé avec les siens, du moins en partie. Il m’aurait été impossible de faire de l’une des ballerines qu’il m’avait désigné l’une des héroïnes du film, si moi-même je n’y avais pas pensé et ne l’avais pas voulu personnellement. Je n’ai pas sélectionné Daria Pavlenko, à l’époque première danseuse, que Vaziev m’avait signalée. Elle est très bien, mais cinq ça suffisait, et j’ai suivi mon instinct. Il se trouve donc que pour certaines d’entre elles mon choix a coïncidé avec celui de la direction. Pour d’autres non. Il y en a une notamment qu’il ne voulait pas que je filme. J’ai attendu plusieurs mois, et là, je me suis permis de la filmer et de la suivre avec ma caméra, sans rien dire. C’était Evgenia Obraztsova, aujourd’hui première soliste du Mariinsky. Sa carrière est devenue un exemple pour beaucoup. Elle a assuré un certain nombre de premières, des créations comme Ondine [ballet remonté par Pierre Lacotte pour le Ballet du Mariinsky en 2006] et Le Réveil de Flore [ballet de Marius Petipa et Lev Ivanov, sur une musique de Ricardo Drigo, remonté par Sergeï Vikharev en 2007], et elle est absolument extraordinaire dans un certain répertoire. Il est néanmoins exact - c’était même assez curieux – que Makhar Vaziev voulait influer sur mes choix et préférait que je m’intéresse à d’autres. C’est là que je me suis un peu écarté de la route qu’on voulait me faire suivre.

Ce dont je lui suis reconnaissant, c’est qu’il m’ait laissé une très grande liberté pour filmer. C’est du reste l’un des grands privilèges dont j’ai bénéficié pour ce tournage. A partir du moment où les portes de ce théâtre m’ont été ouvertes, j’ai pu y circuler comme je voulais, j’ai eu accès à toutes les salles, et il n’y avait personne pour me surveiller. J’avais fait le choix de filmer seul, sans équipe et sans assistant. J’entrais dans le théâtre avec ma caméra dans un sac – qui aurait pu contenir tout à fait autre chose! - et personne ne savait que j’allais filmer, même si, évidemment, j’avais une autorisation. J’ai ainsi tourné la plupart de mes séquences dans la plus grande discrétion. Au bout de quelque temps, j’étais quasiment devenu le Fantôme de l’Opéra. Je connaissais les moindres recoins du théâtre, j’y passais des journées entières. Cette liberté m’a permis de choisir les personnages que je voulais filmer, et a également créé une intimité avec le théâtre et les artistes, inimaginable si j’avais eu autour de moi une équipe de sécurité ou un service de presse accompagnant chacun de mes pas. 75% du film tel qu’il existe, je l’ai tourné seul avec ma caméra.

portrait alina somova.


Quelle a été la durée du tournage?

Il s’agissait d’un projet de longue haleine. Le tournage s’est étalé sur trois ans. J’ai dû faire une dizaine de séjours à Saint-Pétersbourg durant ces trois années. Parfois simplement pour régler des questions juridiques. La durée de ces séjours pouvait varier d’une semaine à un mois. J’ai aussi travaillé parallèlement sur le film de Cédric Klapisch, Les Poupées Russes. J’étais réalisateur de la seconde équipe et conseiller artistique. C’est d’ailleurs moi qui ai présenté Evgenia Obraztsova à Cédric Klapisch, qui l’a choisie, parmi d’autres danseuses, pour le rôle de Natacha.

Dès le départ, j’ai décidé de faire ce film en association avec un producteur. Nous ne disposions ni de soutiens financiers ni d’accords avec une chaîne de télévision ou un distributeur. Nous nous sommes résolus à partir et à tourner quand même. Les solutions pour financer le film ont été trouvées assez tardivement ; dans l’attente des fonds, nous avons néanmoins voulu avancer le tournage aussi vite que possible. Au départ, je n’imaginais pas qu’il me faudrait autant de temps, mais finalement j’en ai pris mon parti. Du moment où il a fallu retourner un certain nombre de fois à Saint-Pétersbourg, pour résoudre des questions juridiques ou des questions de droits d’auteur, mal éclaircies au départ, ou des problèmes contractuels avec le Théâtre Mariinsky, beaucoup plus complexes qu’on ne l’imaginait, nous en avons profité pour continuer à filmer, d’autant que ce qui se passait dans la vie de ces jeunes femmes était intéressant. Je voulais aussi aller plus loin dans le portrait de mes cinq ballerines. Il ne s’agissait pas seulement de montrer un petit moment de leur carrière. Je voulais en quelque sorte en décrire un pan entier. J’ai d’ailleurs pu voir et constater une transformation chez plusieurs d’entre elles. C’est ce qui a été le plus gratifiant dans ce projet.

bertrand normand au montage



Quel regard portiez-vous sur elles au moment où vous les avez découvertes et quel regard portez-vous aujourd’hui, des années après, sur chacune d’entre elles ?

Au départ, pour être franc, je n’étais pas du tout connaisseur en matière de ballet. Ainsi, la première fois que j’ai vu Alina Somova, c’était lors d’une classe de dernière année à l’Académie Vaganova. Elle était là avec six de ses camarades, elles étaient toutes habillées de la même façon, et elles faisaient exactement les mêmes gestes. Au premier regard, je n’y ai vu que des clones. Mais au bout de quelques minutes, j’ai commencé à voir des différences – ces différences étaient en fait évidentes -, et au bout d’un quart d’heure, je n’en ai plus regardé qu’une jusqu’à la fin du cours. C’était Mlle Somova. Après la classe, j’ai demandé son nom à son professeur, Ludmila Safronova, en la désignant. Elle m’a fait un grand sourire me faisant comprendre que j’avais repéré celle qu’il fallait. Lorsque je l’ai contemplée pour la première fois lors de cette classe, j’ai vu en elle une jeune fille extrêmement gracieuse qui me faisait rêver. Elle était à la charnière de deux grands moments de sa vie : elle terminait ses études et s’apprêtait à entamer sa carrière de danseuse. Elle m’a vraiment beaucoup charmé. Ensuite, j’ai eu l’occasion de la connaître, de la suivre, de la filmer, ça n’a pas toujours été facile, car elle avait son caractère… Ce qui a surtout été compliqué, c’est qu’elle était filmée à un moment extrêmement délicat et elle avait donc énormément de pression sur les épaules : elle n’était pas certaine d’être prise dans la troupe du théâtre, elle n’était pas certaine qu’on lui donnerait les rôles qu’elle voulait, elle n’était pas certaine d’être bien acceptée… Je sais qu’elle a été gênée par le fait qu’il y ait une caméra un peu intrusive braquée sur elle. Elle était aussi mal à l’aise vis-à-vis des autres, parce que dans un théâtre de la taille du Mariinsky, tout est politique. Il y a des jalousies, des rivalités, et l’on ne veut pas forcément attirer l’attention. Maintenant, je sais qu’elle a avancé à grands pas. Elle aussi est première soliste aujourd’hui. Mais à peine un an après avoir rejoint la troupe [Les élèves de huitième et dernière année sont convoqués à l’issue du spectacle de fin d’études dans le bureau du directeur de la troupe, qui leur annonce qu’ils sont pris], on lui donnait son premier grand rôle dans Le Lac des cygnes. Dans la scène où on la voit répéter le rôle principal du ballet, je voulais montrer comment Makhar Vaziev [directeur de la troupe], Olga Chenchikova et Gennadi Selutsky [maîtres de ballet] façonnent une ballerine, les efforts qu’ils exigent et la pression qu’ils mettent sur celle qu’ils ont choisie pour en faire une étoile.

C’est chez Evgenia Obraztsova que j’ai constaté l’évolution la plus marquante, en particulier pour ce qui est de la maturité artistique. Au début, elle dansait surtout des rôles d’ingénue – elle y était très bien -, comme le pas de deux de la Fête des Fleurs à Genzano. On la voyait aussi dans les quatre Petits cygnes ou la Danse napolitaine du Lac des cygnes. Progressivement, je l’ai vu s’emparer de rôles plus ambitieux, et un jour, peut-être deux ans et demi après l’avoir rencontrée pour la première fois, je l’ai retrouvée à Londres, à Covent Garden, dans Roméo et Juliette, qui est aussi mon ballet préféré, que ce soit dans la version de Lavrovsky ou celle de Noureev. Là, je peux dire que j’ai été bluffé. C’est vraiment l’une de mes plus grandes expériences en tant que spectateur. Elle a réussi à incarner ce rôle dans sa totalité, non seulement le côté ingénu du début qu’elle possédait déjà naturellement, mais aussi la gravité, la maturité, le drame inhérents à ce ballet. C’est aussi quelqu’un de très curieux et de très ouvert. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si elle a été choisie pour tourner dans un long métrage [Les Poupées Russes de Cédric Klapisch, cf. supra], car elle est très charismatique. C’est aussi quelqu’un avec qui on peut vraiment échanger quelque chose, ce qui n’est pas forcément évident dans cet univers-là. Par exemple, elle va voir des opéras régulièrement, ce qui n’est pas très courant chez les danseurs. Elle lit énormément, elle s’intéresse aux autres arts. C’est peut-être celle que j’ai réussi à connaître le mieux.

Les étoiles, c’est plus compliqué, parce qu’elles se protègent et parce qu’elles essaient de maintenir une certaine distance, un certain mystère. Avec Ouliana Lopatkina en particulier, ce n’était pas forcément simple, car le tournage coïncidait avec le moment où elle avait décidé de faire son retour sur scène. Elle n’était pas sûre d’elle, elle n’était pas certaine non plus d’y arriver, et même si finalement tout s’est très bien passé, pendant tous ces mois où elle répétait, où elle faisait ses exercices, elle ne voulait pas forcément qu’on la regarde, et encore moins qu’on la filme. Pour son retour, elle a dansé La Mort du Cygne à Saint-Pétersbourg, puis Shéhérazade et Diamants au cours de la tournée américaine. On en voit d’ailleurs des extraits dans le film. Ses prestations ont du reste été très bien accueillies par le public. Je ne peux pas comparer avec la période qui a précédé son arrêt, mais pour ma part, je l’ai aussi trouvée excellente. Ce qui m’intéressait, c’était de fixer ce retour sur la pellicule, étape par étape. Mais un certain nombre de fois, elle m’a dit « non, s’il te plaît ». Bien sûr, j’ai accepté et j’ai compris. Il est vrai que parfois il faut qu’elle se protège.

portrait diana vichneva

J’ai découvert Diana Vichneva dans La Bayadère. Elle a une expressivité assez exacerbée, une sensualité animale et un sens du drame très développé. Je crois que ces attributs la distinguent des autres. Avec elle, les rapports furent amicaux. L’avantage de retourner à Saint-Pétersbourg à plusieurs reprises, c’est que cela permettait de lier vraiment connaissance et de gagner la confiance des artistes. La confiance, on ne l’obtient pas immédiatement. On doit faire ses preuves en quelque sorte. Le jour où l’on commence à se tutoyer et à boire un verre ensemble, c’est quand même très agréable et tout prend une autre dimension.

Svetlana Zakharova est malheureusement celle que j’ai le moins connue, puisqu’elle est partie ensuite à Moscou. Je n’ai alors plus eu la possibilité de suivre son parcours. Pourtant, je crois que c’est celle qui m’a le plus impressionné par sa technique, notamment lorsque je l’ai admirée dans Le Lac des cygnes. Je l’ai revue une fois à Paris environ un an et demi après son départ pour le Bolchoï. Je l’ai d’ailleurs interviewée à cette occasion, mais finalement je n’ai pas utilisé la séquence dans le film.

Quelle était votre expérience de la danse avant le tournage? Aviez-vous visionné personnellement des films de danse ou des films sur la danse? Avez-vous été influencé par une manière de filmer la danse?

Mon expérience de la danse était limitée et je n’étais pas particulièrement balletomane. C’est avant tout une curiosité pour la Russie qui m’a conduit vers le ballet. Mais dès lors que j’ai fait la connaissance de cet univers et que j’y ai eu accès, très vite, c’est devenu une passion. A force de voir et de découvrir des choses, la curiosité s’aiguise, et l’on veut toujours aller plus loin. Lorsque j’ai décidé de tourner, je me suis mis à regarder des films sur la danse et j’en ai vu en effet un certain nombre. Je ne dirais pas que j’ai été influencé par tel ou tel film, tout simplement parce que ce que j’ai voulu relater suivait mon propre parcours et accompagnait ma découverte, ainsi que le vécu des artistes tel que j’ai pu l’entrevoir. Il est vrai que les films de danse que j’ai vus m’ont permis de déterminer ce que je voulais faire ou ne pas faire en matière cinématographique. De fait, je ne pense pas que Ballerina s’inspire d’un film particulier, même si lorsqu’on veut réaliser un documentaire généraliste sur la danse, il y a forcément  un certain nombre de lieux communs auxquels on ne peut échapper. Parmi ceux que j’avais vus, j’avais tout particulièrement apprécié les films de Jérôme Laperrousaz, A l’école des étoiles, ainsi que son portrait de Nicolas Le Riche. J’aime beaucoup les films de François Roussillon sur les ballets repris par Noureev à l’Opéra de Paris. J’ai vu aussi le film de Nils Tavernier et d’autres encore, mais ceux qui m’ont le plus marqué sont ceux de Laperrousaz et de Roussillon.

corps de ballet mariinsky de dos


Comment, d’après vous, doit-on filmer la danse? Aviez-vous des théories là-dessus avant de filmer? Au moment du tournage, quelles techniques et quels types de plans avez-vous choisi de privilégier?

Je n’avais pas de théorie, c’était complètement empirique et intuitif. Je trouve que la danse est un art extrêmement cinématographique. C’est certainement ce qui m’a attiré dans la danse et m’a motivé à faire ce film sur les danseuses. C’est un art qui se prête à être filmé et qui est intéressant lorsqu’on le voit filmé, ou en tout cas qui peut l’être, contrairement à d’autres arts où le film leur enlève quelque chose. L’opéra par exemple est moins intéressant à filmer que le ballet.

Je ne pense pas qu’il y ait une seule façon de filmer la danse, mais il y a toutefois certaines règles à respecter. Lorsqu’un mouvement concerne tout le corps, il est important de le filmer dans son intégralité. Il faut se concentrer sur des détails, comme les mains, uniquement lorsque cela ne nuit pas au rendu global de l’image. Je suis partisan de prendre un peu de champ et de faire des plans pied (on voit la danseuse des pieds à la tête et des pieds aux doigts). En revanche, il est parfois essentiel de filmer une expression du visage, ou encore les mains, mais ce sont des moments vraiment particuliers, par exemple au moment d’une pose, lorsque le corps se fige. Mais une fois de plus, la façon dont j’ai filmé est très intuitive. Je n’arrivais pas avec une sorte de théorie que j’essayais de plaquer. J’ai au contraire tenté de trouver ma façon de filmer.

Pour les séquences de spectacles, nous avons utilisé quelques films d’archives du Mariinsky, mais pas uniquement. J’avais un opérateur avec moi qui a capté plusieurs spectacles et à qui je donnais mes instructions. Pour les spectacles, il est vrai que j’ai privilégié des plans pied, des plans où l’on voit la danseuse dans son intégralité. En ce qui concerne plus précisément les extraits de ballets retenus dans le film, je n’ai pas forcément choisi au tournage. Il se trouve que c’était les ballets dans lesquels dansaient ou répétaient les personnages que j’avais choisis au moment où je pouvais les filmer. Au montage, j’ai sélectionné ce qui me paraissait le meilleur dans ce que j’avais filmé. Toute la diversité du répertoire actuel du Mariinsky n’est d’ailleurs pas forcément visible dans le documentaire pour de simples raisons de droits. C’est vrai pour Forsythe, pour Neumeier et pour d’autres chorégraphes encore. Il m’a aussi semblé intéressant de montrer le ballet Légende d’Amour [ballet de Youri Grigorovitch, sur la musique d’Arif Melikov (1961)], car c’est justement un ballet emblématique de la période soviétique, méconnu en Occident.

evguenia obraztsova dans la legende d'amour 

Pour les répétitions, je me permettais davantage de me rapprocher de la danseuse, car ce qui est intéressant à ce moment-là, c’est l’échange avec le professeur, plus encore que la danse elle-même. Pour servir cet échange de la meilleure façon, il faut le filmer de près et là, je m’autorisais beaucoup plus de gros plans que lors des séquences de spectacles. Il faut dire à ce sujet qu’au Mariinsky, les professeurs sont particulièrement respectés, et d’autant plus que certains sont d’anciennes étoiles. Généralement, ce ne sont pas les danseurs qui choisissent les professeurs, mais les professeurs qui choisissent les danseurs. Parfois, c’est le directeur de la troupe qui assigne tel professeur à tel danseur. Il y a un rapport très proche, un lien presque familial m’a-t-il semblé, entre le maître et son élève. J’ai remarqué aussi que les danseurs étaient fidèles à leur professeur.

corps de ballet mariinsky de face


Ce film aurait-il pu être tourné dans un autre théâtre? Auriez-vous pu vous intéresser à une autre compagnie de ballet, qu’elle soit en Russie ou ailleurs?


Filmer une autre compagnie russe? J’imagine que oui. En revanche, en France, et plus généralement en Europe occidentale et en Amérique du Nord, je ne pense pas. J’ai eu un accès privilégié au Théâtre Mariinsky, j’ai pu filmer comme je voulais, sans être accompagné, et sans limite de durée. Les choses ne se seraient pas passées du tout comme ça dans un grand théâtre d’opéra français - sans en désigner aucun -, européen ou américain. Je n’aurais pas eu cet accès privilégié et l’organisation aurait été beaucoup plus compliquée. Il aurait fallu planifier, avoir toujours quelqu’un à côté de moi. Le film aurait aussi coûté beaucoup plus cher.

svetlana zakharova et igro zelensky

Sur le plan artistique, il se trouve que j’ai commencé par ce qu’il y a de plus élevé dans la hiérarchie du ballet. La troupe du Mariinsky est, avec celle du Bolchoï, le nec plus ultra en Russie. Cela dit, les artistes du Mariinsky viennent de toute la Russie, de l’Ukraine, du Caucase et de l’Asie centrale. Beaucoup notamment sont originaires d’Ukraine : Svetlana Zakharova, Léonid Sarafanov, Ouliana Lopatkina. Plusieurs d’entre eux sont passés par l’école chorégraphique de Kiev. On peut donc trouver ailleurs de très grands danseurs qui deviendront les plus brillantes étoiles. A cet égard, je pense que cela pourrait être très intéressant de faire un film sur l’école de Kiev justement. Est-ce que j’aurais pu faire le même film au Bolchoï? La question est en effet très intéressante, mais je ne sais pas. Ce qui a probablement guidé mon choix vers Saint-Pétersbourg plutôt que vers Moscou, et donc vers le Mariinsky plutôt que vers le Bolchoï, c’est d’abord une raison tout à fait circonstancielle : en 2003, on a fêté le tricentenaire de Saint-Pétersbourg et une attention toute particulière a été portée sur la ville. Ensuite, il y avait mon souvenir de Saint-Pétersbourg, qui était absolument magique : c’était la ville où je voulais retourner. Enfin, sur un plan historique, il faut rappeler qu’en Russie, Saint-Pétersbourg est la ville du ballet : c’est là qu’il y a eu la première troupe et la première école de danse. Pas à Moscou. En ce qui concerne les écoles de danse, l’école de Moscou est également très réputée, mais elle est située dans un bâtiment moderne qui a été refait il n’y a pas très longtemps. Elle ne fait pas particulièrement rêver, alors que l’Académie Vaganova de Saint-Pétersbourg, que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur, elle, fait rêver. C’est un lieu fabuleux. Son charme un peu désuet ne fait qu’ajouter à cela. C’est un lieu empreint de nostalgie, et c’est cet aspect qui m’a attiré et que j’ai voulu capter. Sur tous ces plans, Saint-Pétersbourg est une ville unique. Il fallait que ce film se fasse à Saint-Pétersbourg.

ouliana lopatkina dans scheherazade


Votre film s’intitule de manière significative Ballerina. Peut-on dire que le culte de la ballerine s’exprime davantage au Mariinsky qu’ailleurs?


Le culte de la ballerine existe partout dans le monde, mais il s’exprime particulièrement en Russie, tout simplement parce que le ballet classique y a gardé une importance plus grande que dans les autres pays, et que dans le répertoire classique, qui a été créé au Mariinsky, - Le Lac des cygnes, La Belle au bois dormant…- le rôle le plus important est quand même donné à la ballerine. Makhar Vaziev le dit d’ailleurs à un moment dans le film. Certains danseurs du Mariinsky, tels Léonid Sarafanov ou Igor Kolb, sont aussi très remarquables, mais c’est vrai, j’ai ressenti une fascination particulière pour les ballerines et donc choisi d’en faire mon sujet. C’est la ballerine qui suscite le plus de fantasmes. Elle incarne aussi un idéal féminin. La Russie est justement un pays où la féminité est exacerbée. La féminité russe vient se greffer sur l’idéal féminin de la ballerine. Quant à Saint-Pétersbourg, encore une fois, c’est le berceau du ballet, c’est aussi la ville la plus européenne de Russie,  la jointure entre ce monde et le nôtre.

portrait svetlana zakharova


Dans Ballerina, on voit trois images se superposer et se refléter sans cesse : les ballerines, le théâtre Mariinsky et la ville de Saint-Péterbourg. Au-delà d’un portrait fasciné de cinq danseuses particulières, votre film n’est-il pas aussi un hymne à un théâtre et à une ville qu’on sent toujours présente en filigrane?

Si ces trois éléments sont confondus dans le film, c’est aussi qu’ils le sont dans la réalité. Ce n’est même pas un choix volontaire. A Saint-Pétersbourg, il y a un public balletomane qui va assidûment au théâtre depuis fort longtemps. L’une des personnes que l’on voit dans le film est une vieille dame qui patiente dans le couloir à la sortie des artistes pour féliciter Evgenia Obraztsova après son spectacle. J’ai eu l’occasion d’aller chez elle et de l’interviewer, même si cela n’apparaît pas dans le film. Elle assiste aux spectacles depuis soixante ans, et elle se rend au Mariinsky plusieurs fois par semaine. Elle est une mémoire vivante de toutes les saisons de ce théâtre depuis six décennies. Et elle n’est pas la seule! Il y en a beaucoup d’autres qui, du temps de l’Union Soviétique, allaient voir les spectacles plusieurs fois par semaine. A l’époque, ça ne coûtait qu’un ou deux kopecks. Aujourd’hui, c’est différent, les prix s’alignent sur les prix occidentaux, et nombre de spectateurs réguliers ne peuvent plus y aller du tout. Cette vieille dame continue d’y aller car elle a la chance de connaître des danseuses qui lui offrent des places. Une page de l’histoire s’est tournée et le public change. Mais tout de même Saint-Pétersbourg reste une «ville de ballet», 
«baletny gorod» en russe. D’ailleurs, la ville elle-même ressemble à un décor de théâtre.

zvetlana zakharova dans le lec des cygnes


Le public, on le voit notamment à l’occasion de cette scène très émouvante filmée à la sortie des artistes. Comment avez-vous ressenti le public pétersbourgeois?
 
Pour l’anecdote, cette vieille dame qui attend Mlle Obraztsova à la sortie des artistes suit  toujours le même rituel : chaque fois qu’elle va voir un ballet dans lequel se produit l’une de ses danseuses favorites, elle lui offre ensuite un livre et un jus de fruits. Elle a gardé en quelque sorte ses réflexes d’avant la perestroïka! En règle générale, le public russe est beaucoup plus passionné que le public français. Les spectateurs sont dans l’ensemble plus réactifs et engagés qu’ici. Ils sont aussi beaucoup plus jeunes. La moyenne d’age n’est pas du tout la même qu’en France. Il y a beaucoup de familles avec des enfants, ainsi que des jeunes gens qui sont connaisseurs sans être eux-mêmes danseurs. J’ai rencontré des jeunes qui apprécient et connaissent très bien le ballet, un phénomène qui reste rare en France. Le public est aussi très partisan : il y a les danseurs qu’ils aiment, et ceux qu’ils n’aiment pas. Finalement, on retrouve les rivalités et les dissensions qui existent entre les différents interprètes au niveau des spectateurs. C’est assez curieux.

portrait evguenia obraztsova


Le film a-t-il été projeté en Russie? Comment a-t-il été accueilli? Avez-vous gardé des contacts avec les interprètes après le tournage?

Nous avons organisé des projections à Saint-Pétersbourg et à Moscou. Malheureusement, elles n’ont pas eu lieu en présence de la troupe, car elle était sans arrêt en tournée, et il n’a pas été possible de trouver une date commune. J’avais beaucoup d’appréhension par rapport à ces projections, parce que je me retrouvais soudain face aux Russes eux-mêmes, et pour ce qui est du ballet, on peut dire qu’ils connaissent leur matière. Je me demandais donc comment ils allaient réagir. J’ai été soulagé quand j’ai constaté que les réactions étaient très positives. Même les connaisseurs apprenaient des choses, puisque le film dévoile les coulisses et montre de près des interprètes qu’ils connaissent uniquement sur scène. Ce que j’ai ressenti aussi chez les Russes, c’est une certaine fierté. Ils étaient heureux qu’un étranger, un Français en l’occurrence, montre ce dont ils sont le plus fier chez eux.

En ce qui concerne les ballerines elles-mêmes, elles ont pu voir le film et ont reçu le DVD. Mais en-dehors d’Evgenia Obraztsova, j’avoue qu’il est très difficile de garder le contact, d’une part parce qu’elles sont souvent en tournée, et d’autre part parce que je n’ai pas eu l’occasion d’y revenir depuis. Et puis, ce sont aussi des êtres un peu inaccessibles. J’ai eu le privilège immense pendant quelque temps de les côtoyer et d’avoir l’impression de saisir l’insaisissable, mais cet insaisissable le redevient aussitôt. Je sais qu’Evgenia Obraztsova a beaucoup apprécié le film. Je lui suis d’ailleurs très reconnaissant, elle a beaucoup donné de sa personne, elle a aussi été très patiente. Pour elle, et pour toutes ces ballerines, ce film peut être important, car il les dévoile sous un jour qu’elles ne montrent pas forcément au public. C’est vrai en particulier pour les plus jeunes, et ce film peut contribuer à les faire mieux connaître ailleurs. A un moment donné, Mlle Obraztsova a connu de grosses interrogations sur sa carrière, elle se demandait notamment si elle allait devenir soliste un jour, et ce qui l’a soulagée, c’est de voir que le directeur général et artistique du théâtre, Valéry Gergiev, ait parlé d’elle dans des termes assez élogieux et ait en quelque sorte mouillé sa chemise pour elle dans ce film.


Le film aura-t-il une «suite»?

Oh là là! Je ne sais pas du tout. En ce moment, je suis sur d’autres projets, un documentaire et une fiction. Le documentaire est lié à la Russie, il s’agit d’un travail sur les reconstitutions historiques, sur les personnes qui participent à des reconstitutions de batailles de l’époque napoléonienne et de bals au temps de l’Empire. C’est un autre aspect de la Russie, qui touche à la fois au présent et au passé, aux relations entre la France et la Russie. Il y a donc un certain nombre de points communs avec Ballerina. Je pense néanmoins que je reviendrai à l’univers du ballet. La danse est un art très photogénique et j’ai pris goût à la filmer. Mais ce sera sous un angle complètement différent. Je m’intéresse aussi à la danse contemporaine et j’ai envie d’explorer cela. Pourquoi pas à nouveau en Russie, mais pour l’instant, je n’ai aucune idée précise.


Votre film donne l’impression constante de répondre à une volonté pédagogique. Avez-vous délibérément cherché à vous adresser à un large public, bien plus qu’à un public de balletomanes ou de spécialistes?

C’est évident. Non seulement je n’étais pas moi-même balletomane, mais en plus, je n’y connaissais rien. Ce projet était l’occasion, et même le prétexte, d’une découverte, celle d’un pays, d’une ville, d’un théâtre, d’un art, et des interprètes de cet art. La caméra était l’instrument qui enregistrait ce que mes yeux voyaient. Peu à peu, elle s’est rapprochée, le lien est devenu plus intime, mais cela reste une découverte. Le film est destiné à ceux qui peuvent s’identifier à moi, c’est-à-dire à ceux qui ne connaissent pas le monde du ballet. Ce que j’ai souvent trouvé gratifiant, c’est que des gens qui n’appréciaient pas du tout la danse et qui n’allaient jamais voir de ballets m’ont dit après avoir vu le film en ressentir désormais l’envie. Le film a plu aussi à un certain nombre de balletomanes, même s’il ne s’agit pas d’un film de spécialistes. Faire un film de spécialiste, cela ne m’intéressait pas. D’abord parce que je n’en suis pas un, et ensuite, parce que le cinéma est un art qui permet de parler à tout le monde. Mon but est justement de prendre des choses qui ne sont pas forcément évidentes et de les apporter aux personnes qui en sont le plus éloignées.

portrait diana vichneva


Au-delà du propos léger autour des ballerines, Ballerina est-il un film engagé?

Oui, indéniablement. Engagé, parce que moi-même j’ai été séduit, j’ai été fasciné, j’ai été émerveillé, et je pense que ce film rend compte de cela. Ce n’est pas du tout un film neutre et il n’a aucune prétention à l’objectivité, fort heureusement. Si j’ai choisi ces artistes, c’est parce qu’elles m’ont inspiré. Lorsque j’entrais dans une salle de répétition et que je les voyais danser, c’était parfois hypnotique. Mon film témoigne de cet émerveillement, et en cela oui, il est engagé.



Bertrand Normand - Propos recueillis par B. Jarrasse



bertrand normand au montage


Entretien réalisé le 27 août 2008 - Bertrand Normand © 2008, Dansomanie


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