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entretiens
Charles Jude, directeur du Ballet de l'Opéra National de Bordeaux

09 juin 2008 : conversation avec Charles Jude


Charles Jude, ancien danseur Etoile de l'Opéra National de Paris -  il fut nommé en 1977 dans Ivan le Terrible, de Youri Grigorovitch -, préside aux destinées du Ballet de l'Opéra National de Bordeaux depuis 1996. Formé à la danse par Alexandre -"Sacha" - Kalioujny, il eut également la chance de connaître Serge Lifar, et fut le témoin des derniers instants de Rudolf Nouréev, dont il est en quelque sorte le "fils spirituel".

Charles Jude a accepté de nous recevoir, pour évoquer tout d'abord le souvenir de ces maîtres, puis pour détailler son action à la tête du Ballet de Bordeaux au cours des douze années écoulées, et nous faire part de ses projets d'avenir.


charles judes portrait sur la terrasse du grand theatre de bordeaux



Premiers pas avec Alexandre Kalioujny

C’est avec Alexandre Kalioujny que j’ai débuté la danse ; à l’époque, il enseignait au conservatoire de Nice. C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier. En fait, je n’avais aucune envie de faire de la danse. C’est mon père qui m’a inscrit au cours, sans me demander mon avis. Il tenait à ce que ses enfants aillent au conservatoire pour y pratiquer une discipline artistique.

Alexandre Kalioujny a bien vu que la danse ne m’intéressait pas ; il me semble d’ailleurs que lui-même s’y était mis assez tard. Auparavant, il avait été un sportif de haut niveau. Pour me décider, il m’a emmené sur un stade, m’a fait courir, sauter, et m’a expliqué que la danse, c’était aussi un sport de compétition ; j’ai été sensible à cette comparaison, et j’ai fini par aimer la chose… !

En 1971, je suis monté à Paris. Alexandre Kalioujny avait dit à mes parents qu’il y avait une audition à l’Opéra, et ils m’y ont envoyé. J’ai été pris. Par la suite, Alexandre Kalioujny a été nommé professeur des Etoiles, à l’Opéra, ce qui m’a permis de continuer de travailler avec lui, jusqu’à son décès.

Alexandre Kalioujny avait un tempérament de créateur. Ses cours étaient véritablement chorégraphiés. Il avait l’intelligence de mettre les difficultés techniques en perspective, en situation, dans un enchaînement. Il utilisait rarement les «entre-pas». Les difficultés se succédaient les unes aux autres, et il fallait impérativement que chaque figure soit exécutée parfaitement faute de quoi, en l’absence de pas de liaison permettant de reprendre un élan, la suivante ne passait pas non plus… La réalisation de tels enchaînements demandait une très grande concentration.


alexandre kalioujny en albrecht


Ma sœur, Marie-Josèphe, elle, a appris le piano et a fait une carrière de concertiste. Il nous est arrivé de travailler ensemble, notamment pour les Quatre tempéraments et Sonatine, de Balanchine. Nous avions aussi participé au tournage d’une émission télévisée, à Nice, consacrée à la Sonate au clair de lune de Beethoven.

Pour ce qui est de créer véritablement quelque chose ensemble, pourquoi pas, mais il faudrait qu’elle me dise ce qu’elle a envie de jouer, qu’elle me fasse parvenir un enregistrement, et que je puisse mettre des pas dessus. Le problème, c’est que ma sœur est toujours par monts et par vaux, elle donne beaucoup de récitals à l’étranger, et il est difficile d’arriver à bloquer une période suffisamment longue pour que nous puissions travailler en commun.

Mais nous aurons au moins l’occasion de nous retrouver le 4 juillet prochain, pour un gala de bienfaisance au profit d’une association caritative, Prisma. Isabelle Juppé sera la marraine de cette manifestation. Ma sœur y jouera en compagnie d’un autre pianiste de renom, Michel Béroff, et j’y participerai moi-même avec quelques danseurs de la troupe du Grand Théâtre.


Serge Lifar, l’héritage

C’est Serge Lifar qui m’a enseigné la chorégraphie de Giselle. Quand j’ai abordé Albrecht, Alexandre Kalioujny a demandé à Lifar de me transmettre le rôle, et de me montrer le style. Par la suite, j’ai eu l’occasion de danser de nombreux ballets de Lifar, comme Suite en blanc, Phèdre ou Icare.
 

charles jude dans icare, de serge lifar 
 

Lifar, que j’ai eu la chance de bien connaître, était quelqu’un de passionnant et de passionné, qui a toujours cultivé un côté «star» : il voulait être vu. Dans la danse, pour lui, le plus important, c’était l’esthétique et le rythme. Il avait véritablement le rythme dans le sang.

Lorsqu’on est jeune, et qu’on est un simple interprète, on fait ce que le maître demande, sans se poser trop de questions. Une fois qu’on est passé de l’autre côté de la barrière, et qu’on est face à d’autres danseurs, auxquels il faut donner des directives, on mesure l’importance de la tâche qui nous incombe pour transmettre un répertoire, un style. Il nous faut faire partager aux jeunes générations cet héritage que nous avons nous-même reçu des mains du maître.

Pour l’hommage que nous avons rendu à Serge Lifar en 2001, j’avais fait venir Cyril Atanassoff, pour qu’il fasse partager son expérience aux danseurs bordelais. Lui-même avait beaucoup travaillé sous la direction de Lifar. Le but de cette production était de mettre en perspective Lifar interprète, au travers d’Apollon musagète et du Fils prodigue, que Balanchine avait chorégraphiés pour lui, et Lifar chorégraphe, avec Icare et Suite en blanc.


Bordeaux, 1996 - 2008

A mon arrivée à Bordeaux, en 1996, le ballet n’avait pas à proprement parler de répertoire. Le précédent directeur, Paolo Bortoluzzi, privilégiait essentiellement le répertoire contemporain. Lorsque Thierry Fouquet – le directeur général de l’Opéra de Bordeaux – m’a demandé de prendre en mains la compagnie, mon premier souci a été de reconstruire un vrai répertoire, qui allie classicisme et néoclassicisme tout en ménageant une place pour des commandes à des chorégraphes actuels.

En France, la danse classique n’est guère à l’honneur en dehors de Paris, si ce n’est à Bordeaux ou à Toulouse. J’ai donc voulu prendre exemple sur Rudolf Nouréev et sur l’Opéra de Paris, où existe encore un vrai répertoire, et qui est en quelque sorte le «temple» de la danse académique, tout en ayant su s’ouvrir à la création contemporaine, et ceci dès l’époque de Rolf Liebermann qui, dans les années 1970, avait fondé le GRCOP (Groupe de Recherche Chorégraphique de l’Opéra de Paris), dont la direction fut confiée à Carolyn Carlson.

Le Ballet de Bordeaux est l’une des principales compagnies françaises ; nous le devons au soutien d’Alain Juppé, le maire de la ville, de Thierry Fouquet, le directeur du Grand Théâtre, et du Ministère de la Culture ; mes demandes pour obtenir des danseurs en nombre suffisant pour remonter un répertoire digne de ce nom ont été satisfaites, et nous disposons aujourd’hui de 38 artistes permanents, auxquels viennent s’ajouter une quinzaine de surnuméraires qui complètent l’effectif des grosses productions. Les grands ouvrages classiques sont exigeants, et si l’on n’a pas les moyens humains requis, il vaut mieux s’abstenir de monter des ouvrages tels La Belle au bois dormant ou Le Lac des cygnes.

Je peux dire que je me sens bien à Bordeaux. J’ai la chance de travailler dans un théâtre historique, j’ai de bon danseurs et on me donne les moyens nécessaires pour mener la politique artistique que je souhaite. Comme vous me demandez si la saison 2008-2009 sera un dernier feu d’artifice, ou une ouverture sur de nouvelles perspectives, je peux donc vous répondre que ce sont de nouveaux horizons qui s’ouvrent à nous, évidemment. Depuis dix ans, la compagnie a prouvé sa valeur, et a obtenu une reconnaissance sur le plan national et international. Nous allons porter à la scène des ouvrages de grands chorégraphes actuels, tels Kylian ou Forsythe, ce qui accroîtra notablement la notoriété et la stature de la compagnie. Ceci, je n’en doute pas, va permettre au Ballet de Bordeaux de se mesurer aux grandes troupes internationales. Cela a de surcroît un effet d’entraînement : plus la renommée d’une compagnie augmente, et plus elle attire de bon danseurs qui, à leur tour, contribuent à l’amélioration du niveau général du corps de ballet.


barre au grand theatre de bordeaux, sous la direction de charles jude


Il y a certains grands chorégraphes auxquels j’aimerais passer des commandes, en vue de les créer des œuvres nouvelles à Bordeaux : John Neumeier, par exemple, qui est quelqu’un d’extraordinaire. Carolyn Carlson a déjà créé pour nous, et nous avons pu monter des pièces de Paul Taylor, José Limon ou David Parsons.

Grâce à Rudolf Nouréev, j’ai eu la chance de connaître beaucoup de grands noms de la danse. Cela m’a permis de nouer des contacts, et de les aborder plus facilement lorsqu’il s’est agi de leur commander des ballets nouveaux, ou d’en faire entrer d’anciens au répertoire du Ballet de Bordeaux.

En revanche, je ne pense pas qu’il y ait encore beaucoup de ballets oubliés qu’il faille faire renaître de leurs cendres. En matière historique, je m’en suis pour l’essentiel tenu au grand répertoire du dix-neuvième siècle. Nous avons bien sûr remonté une version de Giselle, ainsi que Le Lac des Cygnes ou La Belle au bois dormant. Mais des ouvrages tels que le Lac des Cygnes exigent aujourd’hui une très grande scène, et c’est pourquoi nous utilisons plus volontiers le Palais des Sports pour de telles productions.

Le Ballet Biarritz, autre compagnie d’importance en Aquitaine, est tout à fait complémentaire du Ballet de Bordeaux. Thierry Malandain fait du très bon travail avec sa troupe ; c’est également quelqu’un qui est issu d’une formation classique, d’ailleurs. Au début de la saison à venir, il sera invité à Bordeaux pour y créer Valses. Le travail de Thierry Malandain est reconnu au niveau national et international, et nos deux compagnies possèdent chacune leur identité propre dans la région.


Reconstruire les classiques : Nouréev, pour l’exemple

Rudolf Nouréev a toujours voulu revisiter les ballets de Petipa en préservant l’essentiel de la chorégraphie originelle.

Lorsqu’il a créé Cendrillon – qui n’est pas une œuvre de Petipa - ex nihilo, j’ai pu voir comment il procédait, notamment pour le découpage musical et la transposition du texte littéraire en mouvements de danse. Nouréev aimait beaucoup le cinéma, et chaque fois qu’il inventait un ballet, il travaillait comme un réalisateur de film ou un cameraman. Mais s’il n’hésitait pas à resituer l’argument dans une autre époque, un autre univers, il demeurait fidèle au thème d’origine, et ne commettait jamais de trahison. Lorsque j’ai monté ma Coppélia, j’ai suivi la même démarche. J’ai ancré l’histoire dans le milieu du cinéma, aux Etats-Unis, dans les années cinquante, avec une Coppélia devenue Marylin Monroe. Je voulais retrouver l’esprit des comédies musicales de cette époque.  Je savais que Nouréev était en admiration devant Fred Astaire. Je n’irai pas jusqu’à dire que j’ai voulu lui rendre un hommage explicite, mais cette Coppélia constitue le prolongement logique de ce que Nouréev m’a appris en matière de composition d’un ballet. Nouréev me disait toujours qu’il «fallait utiliser toute la magie du plateau». Un chorégraphe se doit de connaître toutes les ressources qu’offrent les équipements techniques d’un théâtre (éclairage, machinerie…) pour faire naître cette magie. Aujourd’hui, la vidéo vient  compléter les moyens à notre disposition, et beaucoup de ballets y font maintenant appel, en matière de scénographie.

Pour la version de Roméo et Juliette que nous créerons au cours de la saison prochaine, je me suis imposé un respect rigoureux de l’œuvre de Shakespeare. L’histoire de Roméo et Juliette est si intemporelle, d’une construction si évidente, que je n’ai pas voulu la transposer. Elle demeurera donc située dans l’Italie de la Renaissance, dans une atmosphère où alterneront exubérance et noirceur. Et la musique de Prokofiev relève, à elle seule, de la narration! Je préserverai donc le contexte historique d’origine, mais en revanche, la chorégraphie proprement dite sera actuelle. A chaque personnage sera associé un style chorégraphique différent, de manière à bien marquer le caractère propre des rôles.

Pour la scénographie de Coppélia, j’avais fait appel à un illusionniste, Gérard Majax. J’aime bien travailler avec des magiciens, qui acceptent de mettrent leurs tours au service de mes chorégraphies. Je ne vais pas vous dévoiler les détails, mais il y aura à nouveau des effets de magie dans Roméo et Juliette. J’ai toujours été fasciné par la magie. Mais l’artifice doit être employé a bon escient, intégré à l’œuvre, il doit surprendre le public, tout en lui paraissant naturel.


Charles Jude directeur… et danseur?

Lorsque j’ai créé Coppélia, je n’ai pas voulu interpréter tout de suite le rôle de Coppélius. Je n’avais pas le temps de le travailler sérieusement, et j’ai préféré attendre.

Je ferai peut être de même pour Roméo et Juliette. Je ne danserai pas ce ballet immédiatement, mais peut-être à l’occasion d’une reprise. Le rôle qui m’attire le plus, ce n’est d’ailleurs pas celui de Roméo, c’est plutôt Tybalt. Mais rien n’est sûr ; je sais aussi qu’il faut à un moment ou à un autre laisser la place à des jeunes, qui ont leur carrière à faire.



charles jude dans le role de coppelius


De toute façon, je continue de m’entraîner, si ce n’est quotidiennement, du moins régulièrement. C’est un besoin physiologique, mon corps le réclame. Cela aussi me vient de Nouréev qui, lorsqu’il n’assurait pas de représentation, se faisait toujours une obligation de prendre son cours. Cela maintient les sens en éveil. Et un créateur chorégraphique se doit de ressentir lui-même les mouvements, s’il veut être capable de les montrer aux autres.


De Bordeaux, et d’ailleurs

Le Ballet de Bordeaux s’ouvre aussi au monde extérieur en invitant des solistes qui n’appartiennent pas à la troupe. Nous avons déjà eu par exemple Delphine Moussin ou Mélanie Hurel, de l’Opéra de Paris. Lors d’une tournée au Japon, j’ai rencontré Mathias Heymann, qui m’a impressionné et que j’aimerais beaucoup faire danser à Bordeaux. Dernièrement, j’ai invité Giuseppe Piccone [danseur italien qui a exercé notamment à l’English National Ballet et à l’American Ballet Theatre, ndlr.] qui, lui aussi, est un très grand artiste. Il reviendra la saison prochaine, certainement pour Roméo et Juliette, et aussi, je l’espère, pour Coppélia. Je sais qu’il a envie de s’installer à Bordeaux, et je souhaiterais, petit à petit, l’intégrer dans la compagnie. Mais il y a toujours de délicates questions de planning à régler, car tous ces danseurs ont d’autres obligations et des contrats dont il faut tenir compte.

En tout état de cause, la venue de danseurs extérieurs à la compagnie est une chose bénéfique pour nous. Ces artistes parlent ensuite de leur expérience autour d’eux, et attirent d’autres éléments de valeur à Bordeaux. Nous avons ainsi recruté Oksana Kucheruk, originaire de Kiev, et qui est vraiment extraordinaire.


Horizon 2013

Pour ce qui est de l’avenir immédiat, il y a la restructuration de la salle Franklin [ancienne salle du Jeu de Paume, puis casino, utilisée depuis le XIXème siècle comme lieu de répétition pour l’orchestre, ndlr.]. L’Orchestre National de Bordeaux Aquitaine va déménager dans un nouvel auditorium, tandis que le ballet disposera de la salle Franklin, transformée en studios de danse. Nous pourrons ainsi inviter plusieurs chorégraphes simultanément, qui auront chacun un lieu de travail qui leur sera propre ; jusqu’à présent, nous n’avions qu’une seule salle de répétition, mais dès l’année prochaine, cela aura changé.

Par ailleurs nous avons de grands projets pour 2013 ; Bordeaux s’est portée candidate au titre de «Capitale Européenne de la Culture» pour cette année-là, et si notre dossier est retenu, ce sera aussi une opportunité pour le ballet. Nous voudrions mettre cette manifestation à profit notamment pour fêter le centenaire du Sacre du printemps, et inviter des compagnies étrangères de renom.


Charles Jude


facade du grand theatre de bordeaux




Entretien réalisé le 9 juin 2008 - Charles Jude © 2008, Dansomanie


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