Dansomanie : critiques : Roméo et Juliette
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Le Parc ( Angelin Preljocaj)

20 septembre 2005, 19h30 : Le Parc, d'Angelin Preljocaj, au Palais Garnier

 

Après quelque errance du côté de la Bastille, et un détour, en 1999, par l'Opéra Royal de Versailles, le Parc, d'Angelin Preljocaj, est de retour dans la maison qui l'a vu naître, le 9 avril 1994. On ne peut que s'en féliciter, car cette chorégraphie leste et subtile trouve au Palais Garnier un écrin à la mesure de son humanité tendre, qui se diluait dans les trop vastes espaces de l'hydre technologique conçue par Carlos Ott.

Retour aux sources confirmé par la présence de Laurent Hilaire, qui créa l'ouvrage en compagnie d'Isabelle Guérin. Laurent Hilaire, s'il a peut-être moins d'aisance aujourd'hui, n'en conserve pas moins fluidité et raffinement, qualités qui s'accordent à la perfection avec l'œuvre de Preljocaj, toute de légèreté et de demi-teintes. M. Hilaire participe avec art à la construction de cette ambiance d'une douceur çà et là nimbée de mélancolie, soulignée par les éclairages très réussis de Jacques Chatelet.

A Laetitia Pujol incombait la difficile tâche de succéder à Isabelle Guérin et Aurélie Dupont en tant qu'alter ego féminin du libertin. Mlle Pujol, qui avait achevé la saison 2004-2005 sur une excellente Juliette, entame l'exercice 2005-2006 sur une prestation non moins remarquable ; sa fragilité apparente - mais qui s'appuie sur un métier propre et sûr - s'accorde parfaitement à l'élégance aristocratique de son partenaire. Elle se joue avec beaucoup de sensibilité des difficultés insidieuses d'une chorégraphie qui laisse peu de place à des effets spectaculaires.

Le Parc est de toute manière une pièce atypique dans l'œuvre d'Angelin Preljocaj. Elle a délibérément recours à une écriture d'un grand classicisme, et tourne le dos aux éléments qui caractérisent d'ordinaire les créations de l'artiste d'origine albanaise : violence expressive, brutalité rythmique, exaltation de la plasticité des corps et recours fréquent aux icônes de l'homosexualité qui, dans le parc, n'est que subrepticement évoquée par les quatre "jardiniers" en tablier de cuir, en charge de la scène liminaire de chacun des trois actes.

Autre caractéristique saillante du Parc, la très grande musicalité de la chorégraphie, qui n'est pas sans évoquer Jiri Kylian, ne serait-ce que par l'amour que ce dernier porte à Mozart. Et quelle autre musique que celle du Maître de Salzbourg eût mieux convenu à une telle badinerie, qui se veut d'abord un hommage au Siècle des Lumières et à ses insouciants marivaudages? Ici aussi, Laetitia Pujol et Laurent Hilaire développent une gestuelle qui épouse et magnifie les accents de la partition avec une remarquable acuité.

Le corps de ballet est tout à son aise, et fait montre d'une théâtralité qui paraît presque mieux maîtrisée encore que lors de la reprise de 2002 ; on peut se demander si la relative "intimité" que procure le Palais Garnier en regard de l'immense salle de la Bastille n'y est pas pour quelque chose.

Dans les ébats ludiques des Danses allemandes du premier acte, Christelle Granier, espiègle et enjouée à souhait, fait merveille, tout comme Laure Muret, qui n'a rien perdu de sa verve et de son sens du comique agreste. Christine Peltzer fait pour sa part montre d'une présence impressionnante dans le grave Adagio et fugue en ut mineur qui sous-tend la première scène.

Au second acte, le Rondo de la Petite musique de nuit est une nouvelle source d'émerveillement, avec une Cécile Sciaux pétillante, espiègle, luciole virevoltante illuminant une fête vespérale endiablée. Christine Peltzer, véritablement transfigurée, est une comparse altière et un rien canaille, dont la féminité est exaltée par les superbes costumes dessinés par Thierry Leproust. On n'oubliera pas de mentionner Eve Grinsztajn, à la distinction teintée d'ironie, qui s'exerce avec bonheur à ces batifolages doux-amers.

Chez les messieurs, on est d'abord saisi par le jeu sec, ferme, nerveux et la précision d'ensemble des quatre jardiniers, Mallory Gaudion, Simon Valastro, Nicolas Noël et Adrien Bodet ; ici l'on replonge dans l'univers esthétique habituel d'Angelin Preljocaj, dur et sans concession.

Dans les scènes "mozartiennes" du Parc, Pascal Aubin se distingue par son sens du théâtre et sa pantomime d'une grande spiritualité. Preljocaj sait être drôle, et M. Aubin rend pleinement justice à ses intentions. Dans Clavigo, il ferait un Beaumarchais de grande allure. Remarquables également, Jean-Philippe Dury et Yong Geol Kim, hautains, quelque peu méprisants, affichant volontiers un certain machisme qui sied parfaitement au personnage qu'ils incarnent

Cette belle soirée de ballet est agréablement complétée par un accompagnement musical de qualité. L'Ensemble orchestral de Paris est de bon niveau, même si quelques réserves peuvent être faites au sujet des cordes graves dans l'Adagio et fugue en ut mineur KV 546. La direction du chef flamand Koen Kessels est énergique sans être brutale, son Mozart est limpide, dépourvu de pathos et d'emphase inutiles. Il en va de même pour la pianiste russe Elena Rassadkina-Bonnay -accompagnatrice attitrée du Corps de Ballet -, dont le jeu perlé est un modèle de précision et de sobriété. La danse, c'est aussi de la musique.

Distribuée en troisième série, car elle participait auparavant à la tournée du Ballet de l'Opéra National de Paris, Aurélie Dupont n'avait pu bénéficier que d'un très petit nombre de répétitions, et l'on pouvait se demander si le faible temps de préparation qui lui avait été - par la force des choses - ainsi accordé serait suffisant pour remettre au point les pas de ce Parc, certes dépourvu d'acrobaties spectaculaires, mais rempli de difficultés insidieuses. L'exercice était d'autant plus périlleux que Mlle Dupont ne travaillait pas avec son partenaire habituel, Manuel Legris, indisponible suite à une blessure, même si par ailleurs elle avait déjà interprété le Parc en compagnie de Laurent Hilaire en 2002.

En dépit de quelques petits problèmes au premier acte, on tient ici une très belle réussite, qui n'occulte en rien celle de Laetitia Pujol : elle la complète, en donnant un autre éclairage, très différent, au Parc. Seul Angelin Preljocaj lui-même serait en mesure de dire lequel correspond le plus exactement à ses intentions...

Voulant manifestement faire un sort à la réputation de ballerine brillante et lisse qui lui colle souvent à la peau, Mlle Dupont a abordé le Parc d'une manière totalement inattendue. Ni amante fragile, comme Laetitia Pujol, ni croqueuse d'hommes voluptueuse, à l'image d'Eleonora Abbagnato, qui officiait elle dans la seconde distribution : avec Aurélie Dupont, l'ouvrage d'Angelin Preljocaj devient une véritable guerre de conquête, un combat quasi-viril, entre un Casanova roué, qui use de tous les artifices de la séduction pour tenter d'obtenir les faveurs d'une demoiselle qui en a vu d'autres et qui ne s'en laisse pas compter. Pour demeurer dans la métaphore mozartienne, on pourrait évoquer ici Don Juan et Elvire.

Et le jeu fonctionne merveilleusement bien. Elvire-Aurélie Dupont résiste, impassible, aux avances de Don Juan-Laurent Hilaire. Les deux protagonistes de ce duel à l'issue incertaine parviennent à créer une formidable tension dramatique, qui va crescendo tout au long de l'œuvre, jusqu'à la scène finale du baiser, où tous les deux s'abandonnent à la passion, sans qu'il soit possible de déterminer le vainqueur de cette âpre lutte d'"homme à homme".

La manière magistrale dont Aurélie Dupont et Laurent Hilaire parviennent à véritablement construire cette chorégraphie sur le plan dramatique est le fruit d'un très grand professionnalisme, où le savoir-faire technique n'occulte jamais l'intensité de l'émotion. Le long enlacement conclusif prend ici tout son sens, et le sentiment de libération brutale des tensions accumulées précédemment produit sur le spectateur réceptif un effet proche de la transe, du sanglot convulsif. Mais jamais, au grand jamais, Mlle Dupont et M. Hilaire ne concèdent quoique ce soit à la sensiblerie. Qu'ils en soient remerciés.

Dans le corps de ballet, on remarquait tout particulièrement Séverine Westermann, qui se bonifie et gagne en théâtralité au fil des représentations. Christelle Granier reste égale à elle-même, d'une magnifique présence scénique. On n'oubliera ni les quatre Jardiniers à la gestuelle d'une sécheresse et d'une précision toujours plus percutante, ni Alice Renavand, racée, douée d'une personnalité rare, et qui a déjà tant montré la saison dernière tout ce dont elle était capable.

 

 

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