Dansomanie : critiques : Soirée Brown - Forsythe - Lancelot
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Soirée Brown - Forsythe - Lancelot (Bach-Suite 2 - Glacial Decoy - O złożony / O composite)

17 décembre 2004, 19h30 : Soirée Brown - Forsythe - Lancelot au Palais Garnier

 

Au moment même où la Belle au bois dormant connaît un triomphe à l'Opéra Bastille s'ouvre à l'Opéra Garnier une série de spectacles incontestablement placés sous le signe de la rigueur et de l'austérité chorégraphiques. Si l'épithète "baroque" -censée réunir les différentes pièces de la soirée à en lire la notice "A lire avant le spectacle" du programme- est appropriée pour des raisons autant historiques qu'esthétiques à Bach-Suite 2, elle me semble à l'inverse constituer un abus de langage en ce qui concerne Forsythe et être d'une inadéquation totale en ce qui concerne la minimaliste Trisha Brown. L'unité de ce programme serait davantage -par-delà les différences esthétiques - dans l'atmosphère nettement austère qui baigne toutes ces pièces et dans la pensée du mouvement qui les régit toutes. 

Bach-Suite 2 est une oeuvre de 25 minutes au statut un peu particulier : on pourrait dire qu'elle est une vraie-fausse création et son histoire, elle-même un peu compliquée, mérite d'être évoquée. Elle se base sur Bach-Suite, ballet créé en 1984 par Rudolf Nouréev et issu de sa collaboration avec Francine Lancelot. Certains, qui ont eu la chance d'assister successivement au gala Noureev en 2003 et au gala en hommage à Claude Bessy en 2004, doivent se souvenir que Kader Belarbi en avait interprété trois extraits, une première fois seul en scène et en costume Louis XIV, puis cette année, lors de l'hommage rendu à la directrice de l'Ecole de Danse, en costume de ville et accompagné de quatre jeunes élèves de l'Ecole.

 Ce que nous a livré hier Kader Belarbi relèverait donc de la re-création, et ce, dans tous les sens du terme: chacun des six mouvements de l'œuvre qui correspondent aux six mouvements de la suite musicale débute par une chorégraphie dans le style baroque et se poursuit par une improvisation personnelle du danseur. Celui-ci apparaît en habit rouge et or dans un clair-obscur qui serait comme l'envers du "Grand Siècle" et exécute à travers tous les recoins de l'espace scénique une suite de mouvements qui mélangent la rigidité des codifications baroques et la liberté de l'improvisation. Une oeuvre dans laquelle il n'est pas forcément facile d'entrer mais qui devrait pourtant tous nous fasciner -comme elle m'a fascinée- car elle plonge dans les racines de la danse classique. Un retour aux sources donc admirablement servi par M. Belarbi et le violoncelliste Christophe Coin.

Le programme se poursuivait avec deux pièces de Trisha Brown, l'une Glacial Decoy datant de 1979 et entrée au répertoire de l'Opéra de Paris il y a un an tout juste, le 17 décembre 2003, et l'autre O złożony / O composite, une création. Si l'on doit juger ces deux pièces en termes de modernité artistique, le moins que l'on puisse dire, c'est que la création n'est pas la pièce la plus moderne des deux . La chorégraphie de O złożony / O composite est en effet tout ce qu'il y a de plus classique, et il y a tout de même quelque chose de cocasse et d'ironique à voir Trisha Brown, la grande prêtresse de la "post-modern dance" américaine, se faire ovationner -et en redemander, seule devant les danseurs!- par le public de l'Opéra de Paris et sous les ors du Palais Garnier pour une pièce au style aussi orthodoxe dont on ne peut pas dire, qu'on l'apprécie ou non, qu'elle soit très radicale! 

Personnellement, l'ouvrage m'a littéralement hypnotisée, je l'ai trouvé magnifique, et ce, en dépit de la fumisterie intellectuelle que constitue le recours à un alphabet du corps appuyé sur les lettres d'un poème, procédé auquel d'ailleurs je suis restée assez hermétique! En revanche, la musique, certes assez consensuelle, sur laquelle se superpose la lecture d'un très beau poème de Czeslaw Milosz dit dans la langue polonaise dont l'étrangeté -du moins pour l'essentiel du public- crée un univers particulier, a paru faire corps parfaitement avec cette chorégraphie que ses trois interprètes contribuent encore plus à magnifier. Fragilité d'Aurélie Dupont -le rossignol, cet oiseau mythique de la poésie universelle?- entourée par la force de Nicolas Le Riche et de Manuel Legris: un trio qu'il sera sûrement difficile de surpasser dans la maîtrise de l'interprétation tout à la fois froide et lyrique. 

En ce qui concerne Glacial Decoy, pièce plus ancienne mais plus radicale à tous égards que cette création, on ne dira pas non plus qu'elle révolutionne la "modern dance" américaine. Comme on le sait, il s'agit d'un ballet dans le silence qui voit déambuler dans un clair-obscur (c'est ça le baroque pour les auteurs du programme?) quatre jeunes filles, et une cinquième à la fin, entre les côtés cour et jardin de la scène, dans une danse très fluide, pendant que des images de Robert Rauschenberg défilent au fond de la scène. Une oeuvre on ne peut plus minimaliste, décor, costumes, musique, qui a elle aussi des vertus hypnotiques sur le spectateur, dans sa nudité radicale. Que vient donc faire là le qualificatif de "baroque"? Franchement, on se le demande... A cause du titre (et Trisha Brown semble très douée pour trouver des titres intrigants, donc accrocheurs) et du terme "decoy" -leurre en anglais? Ou alors, pour suggérer que le sens -s'il y en a un - est un peu hermétique, qu'on ne sait pas trop quoi en dire, que ça dure 18 minutes, que ça pourrait durer 10 minutes de moins ou dix minutes de plus, que c'est une "oeuvre ouverte" donc (comme Bach-Suite)!... De toute façon, ça ne va pas changer grand-chose à l'histoire de la danse ni bouleverser notre vie, même si cela n'a rien de déplaisant ni même d'ennuyeux à regarder.

La dernière partie du programme proposait une reprise d'un ballet de William Forsythe créé en 1999 pour l'Opéra de Paris: Pas./Parts. Il s'agit d'une oeuvre qui s'accorde bien avec le reste du programme de par sa construction très mathématique: vingt séquences où alternent les solos et les petits ensembles jusqu'à la réunion finale des quinze danseurs. On peut situer cette oeuvre dans la lignée d'In the Middle : là encore, on y voit la technique classique poussée à son extrême, le chorégraphe proposant un travail sur la souplesse et l'hyper-extension des corps jusqu'à leur déconstruction, sur la rapidité du mouvement jusqu'à l'épuisement que suggère le tableau final. Ce ballet pour quinze danseurs permet également de mélanger tous les niveaux du corps de ballet et de voir au premier plan des danseurs moins connus ou moins gradés dans la hiérarchie du corps de ballet comme Aurélien Houette, très prometteur aux côtés de premiers danseurs aussi remarquables que Jérémie Bélingard et Wilfried Romoli.

Globalement, les messieurs montraient davantage de personnalité dans cette pièce qui exige énormément de dynamisme et même d'agressivité de la part de ses exécutants que les dames, à l'exception toutefois de Stéphanie Romberg et d'Eleonora Abbagnato qui semblent nées pour danser ce type de chorégraphie. Une chorégraphie qui n'est pas, pour terminer, sans rappeler Glass Pieces de Jerome Robbins repris récemment à l'Opéra. Reprenant le motif chorégraphique de la foule anonyme de danseurs aux tenues colorées, jouant sur la répétition et la variation, Forsythe écrit avec Pas./Parts, accompagné par la musique électronique de Thom Willems, un Glass Pieces européen des années quatre-vingt dix. Ce programme, en dépit de sa rigueur déjà amplement soulignée, doit pourtant tous nous réjouir si nous prétendons aimer la danse. C'est en effet tout à l'honneur de l'Opéra de Paris que de proposer au public quasi-simultanément un grand ballet du répertoire, une chorégraphie actuelle librement inspirée de l'esthétique baroque, deux oeuvres issues de la "modern dance" et un grand créateur classique d'aujourd'hui.

 

 

 

La Fée des Lilas