Dansomanie : critiques : Soirée Preljocaj
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Soirée Preljocaj (Le songe de Médée - MC 14 / 22 "Ceci est mon corps")

5 novembre 2004, 19h30 : Soirée Angelin Preljocaj au Palais Garnier

 

Angelin Preljocaj était l'hôte du Palais Garnier pour une soirée entièrement consacrée à son oeuvre. Audace diront certains, mais, même s'il aime à s'auto-définir comme un "incompris",  le chorégraphe d'origine albanaise fait aujourd'hui partie du Gotha de la danse, invité de toutes les grandes scènes internationales et choyé par les médias. 

Au programme figuraient deux ouvrages, le Songe de Médée, commande de l'Opéra National de Paris, et MC 14/22 "Ceci est mon corps", créé à Créteil en 2001, mais qui faisait son entrée au répertoire de la Grande boutique.   

Le Songe de Médée est une oeuvre d'une grande violence, mais aussi d'une très haute tenue artistique, et qui fera, à notre sens, date dans l'histoire de la danse, même si cette opinion pourra paraître présomptueuse. La chorégraphie est d'une intensité bouleversante, à la limite du soutenable. La scène finale, que certains jugeront crue, est indispensable : quel sens aurait une Médée sans la mise à mort - symbolique - des enfants? Médée est une histoire sombre, d'une grande cruauté, et que l'on ne peut pas affadire, et c'est à l'honneur d'Angelin Preljocaj de n'avoir rien édulcoré du mythe. L'histoire de Médée et Jason narre les passions, la jalousie, la folie, la mort, et ne sera jamais une bluette pour jeunes filles sages.

La Médée de Marie-Agnès Gillot est flamboyante, sa gestuelle d'une ampleur à faire frémir les âmes les plus endurcies, et elle s'implique dans son rôle avec une passion à la limite de l'hystérie. Mais le plus impressionnant demeure Wilfried Romoli, qui interprète le rôle de Jason avec une époustouflante maîtrise. M. Romoli est un artiste qui possède une intelligence rare de l'acte théâtral, un comédien-né, qui pense avec le plus grand soin chaque mouvement, chaque regard, mais sans que la spontanéité pâtisse du calcul. L'intellect au service de l'expression, jusqu'à l'absolue perfection.

Paradoxalement, Eleonora Abbagnato semblait une Créüse presque en retrait, un peu écrasée par les personnalités exceptionnelles des deux protagonistes principaux. On l'aurait aimée plus incandescente, plus séductrice, même si techniquement, on ne peut strictement rien lui reprocher. On n'omettra pas de louer également le professionnalisme des deux enfants, Constance Nicolas et Carl Van Godtsenhoven, qui n'ont jamais montré de défaillance en dépit de la dureté psychologique des parties qu'ils avaient à interpréter. Si la chorégraphie d'Angelin Preljocaj était d'une haute tenue, la musique due à Mauro Lanza mérite elle aussi d'être louée : efficace, sans concessions, aux sonorités raffinées ; certes, son esthétique "Boulézienne" est déjà chose familière à nos oreilles, mais la réussite n'en est pas moins évidente. Interprétation personnelle, puisqu'elle n'est pas attestée par une déclaration de l'auteur : les gammes descendantes du début, soigneusement dissimulées derrière de riches agrégats sonores, ne seraient-elles pas une discrète allusion à Beethoven, qui procède de même dans le finale de son Quatuor Op. 135? Chez le maître de Bonn, ces motifs sont accompagnés des mots : "Muss es sein? Es muss sein!" ("Le faut-il? Il le faut!") : la fatalité du destin de Médée, future meurtrière de ses enfants, est ainsi déjà contenue dans les première mesures de la partition.

Il faut enfin louer la beauté visuelle du décor, et le raffinement des éclairages, utilisés avec beaucoup de prégnance pour mettre en valeur les danseurs et soutenir les effets de la chorégraphie.

En deuxième partie de programme venait MC 14/22 "Ceci est mon corps". Si cet ouvrage, créé en 2001 à Créteil, possède d'indéniables qualités, il ne se situe pas au même niveau d'inspiration que le Songe de Médée. De ce sujet biblique, tiré de l'Évangile selon Saint-Marc, aurait pu naître une oeuvre visant à l'universalité, mais le résultat demeure malheureusement trop anecdotique pour convaincre totalement. MC 14/22 est prisonnier d'une esthétique "new age" trop ancrée dans les poncifs sociologiques de l'époque actuelle pour avoir une chance de parvenir réellement à l'intemporalité.

Contrairement à celle du Songe de Médée, la musique - enregistrée - conçue par Tedd Zahmal, qui soutient la danse, est médiocre, et les textes lus par une voix off au début de l'ouvrage ne sont que mauvaise littérature, qui vient parasiter une danse dont la puissance d'évocation érotique se suffit à elle-même. De même, l'abus d'effets d'éclairage solarisé, faciles et bon marché, ruine l'impact des tableaux vivants inspirés des Noces de Cana ou de la Sainte Cène. Pourtant, MC 14/22 fourmille d'intéressantes trouvailles chorégraphiques. Le meilleur est pour la fin, avec la crucifixion symbolique, où le danseur-Christ est progressivement entravé dans sa chorée par des liens qui prennent la forme d'une bande autocollante d'emballage. 

Simon Valastro et Jean-Christophe Guérri y réalisent un extravagant numéro de composition. La scène ultime, rite initiatique auquel doivent se soumettre les "apôtres", est impressionnante, et l'on tremble à voir les danseurs se jeter un à un dans le vide, aveuglément confiants dans leurs partenaires qui ont mission de les réceptionner dans leur bras. Les risques réels pris ici par les danseurs auront vite fait oublier quelques problèmes de coordination surtout sensibles dans la première partie de l'ouvrage, et le public à chaleureusement ovationné leur courage. 

Angelin Preljocaj a pour sa part été fort applaudi pour le Songe de Médée, mais s'est abstenu de venir saluer à la fin de MC 14/22, où il aurait sans doute été plus chahuté.

 

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