Dansomanie : critiques
: Swan Lake (Derek Deane)
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Swan Lake (Derek Deane)
12 - 18 janvier 2008 : Swan Lake, de Derek Deane, au Coliseum, Londres (English National Ballet)
L’English National Ballet achevait sa période de fêtes au Coliseum avec un Lac des cygnes éprouvé cette année dans deux productions de Derek Deane. Le retour à Londres dans celle, frontale plus classique et plus tragique (les deux amants se suicident alors que dans la production "in the round" du Royal Albert Hall en juin, Siegfried terrasse Rothbart) a donné l’occasion à la compagnie de composer de nouvelles associations dans les danses de demi-solistes et surtout de présenter une série de couples parfois inédits dans les rôles titres, Esteban Berlanga, tout jeune recrue et Begoña Cao, mais aussi Zhanat Atymtayev et Asta Bazevičiūte, malheureusement dans les matinées de milieu de semaine, ou bien les plus expérimentés, Arionel Vargas (celui-ci danse également avec Elena Glurdjidze) et Sarah McIlroy, et finalement Yosvani Ramos et Fernanda Oliveira. On a donc assisté au retour sur scène de Yosvani Ramos et Fernanda Oliveira et aux duos plus établis, Dmitri Gruzdyev et Daria Klimentová, ainsi que César Morales et Erina Takahashi. Janvier à Londres est souvent une fin de saison pour la compagnie mais cette année, la coupure est après la Chine où elle présente le Lac des Cygnes à la fin du mois. On pouvait craindre que décembre avec Snow Queen et un Nutcracker à raison de presque deux représentations par jour entame un peu la cohésion du petit corps de ballet mais il est vrai que les jeunes femmes étaient moins sollicitées dans la programmation de décembre alors que beaucoup de la poésie du Lac repose sur son unité. Les
cygnes ont donc encore montré la rigueur qui caractérise la maîtrise
de l’œuvre des éléments féminins de l’English National Ballet.
Au delà d’une synchronisation parfaite, c’est également un très
beau travail du haut du corps et des bras que livrent les danseuses de
la compagnie et qui ajoute au lyrisme des actes blancs, à la fois dans
les ensembles lents du deuxième acte, mais aussi lorsque Rothbart sème
une terreur dont le désordre est savamment exacerbé. Dans le premier acte, le pas de quatre d’Ashton se présente comme l’attraction de l’anniversaire de Siegfried. La compagnie y a également fait débuter, Anton Lukovkin et James Forbat, ce dernier particulièrement à l’aise dans les moments techniques. C’est à juste titre que la compagnie a confié à ce danseur prometteur qui était nommé dans la catégorie espoir des National Dance Awards (remportée par Ivan Vasiliev et aux côtés de Martin Harvey, premier soliste au Royal Ballet !) un certain nombre de rôles notables cette année (on se souvient notamment de son interprétation de Trois Gnossiennes à Richmond). Sa saltation mais surtout son sens du placement capital, notamment dans le duo masculin, ont fait merveille dans ce pas de quatre où la qualité de partenariat est de mise. La composition d’Ashton est relativement simple mais repose sur une synchronisation parfaite, même dans les dissymétries et James Forbat ainsi que sa partenaire Adela Ramirez ont largement contribué à la fluidité par la qualité technique de leur danse. La tâche féminine dans cette variation est plus centrée sur la précision technique -les deux danseuses ont des soli- et s’oppose au festival de sauts synchronisés des garçons. Adela Ramirez qui a fait une très belle saison, constamment au plus haut niveau (notamment sa Sugar Plum Fairy du Nutcracker) a brillé par une danse lisse et facile dans cette variation sur pointe plutôt surprenante dans le ballet. Elle y est beaucoup plus sensible et mutine que sa partenaire Crystal Costa, un peu trop figée dans son sourire. Il est très difficile de succéder à des interprétations très rôdées comme celles que l’on connaît de la danse espagnole, et l’on regrette un peu le duo André Portásio et Fabian Reimair (coincés dans le rôle de Rothbart) qui donnaient une flamboyance à cette danse qu’on a un peu de mal à retrouver chez les nouveaux impétrants. Daniel Kraus, Fernando Bufala, Laurent Liotardo et Zhanat Atymtayev, que l’on avait pourtant vus à l’œuvre au Royal Albert Hall dans la version quatuor semblent manquer un peu de panache, et parfois de synchronisation lorsque réduit en couple. C’est aussi perceptible du côté féminin, Maria Ribó Parés et Jenna Lee étant un peu trop sèches pour rendre à deux le volcanisme de Begoña Cao et Elisa Celis qui a malheureusement depuis quitté la compagnie. Dans le même esprit, on regrette un peu la précision et la souplesse de Yat-Sen Chang et le délié d’Adela Ramirez dans la Napolitaine, même si Nicholas Reeves et Lisa Probert, pourtant danseuse expérimentée, essaient très forts. Néanmoins, filles et garçons sont au plus haut niveau dans les danses de groupe des premier et deuxième actes. La compagnie s’est récemment étoffée de nouvelles recrues masculines ou a récupéré des danseurs blessés qui en revanche se sont parfaitement intégrés dans les danses paysannes, celles des amis de Siegfried, czardas ou mazurka comme on avait déjà pu le constater dans la valse des fleurs de Casse-noisette. Cette unité et le dynamisme de ces danses permettent de mieux mettre en relief les prestations des solistes, et l’on a vu notamment un Juan Rodriguez pour les paysans ou tour à tour un Daniel Kraus ou Daniel Jones pour les czardas emmener leurs troupes de main de maître, temporisant avec les relatives déceptions de l’Espagnole et de la Napolitaine.
Au sein de l’English National Ballet, plusieurs partenariats sont au plus haut niveau. Il est évident que lorsqu’on voit beaucoup d’interprétations d’une même chorégraphie, l’exigence s’élève inconsciemment et l’on recherche toujours plus dans ce ballet très connu. C’est à la fois simple par la maîtrise du répertoire et compliqué pour chaque fois faire renaître l’intérêt. C’est, en prenant en compte ces paramètres, un peu injuste de donner des impressions sur un couple qui s’est vu un peu en retrait ces derniers temps dans la programmation (Yosvani Ramos a d’ailleurs annoncé son départ de la compagnie pour l’Australian Ballet) et cela même s’il n’est pas novice dans le rôle et dans son partenariat. D’évidence, les deux danseurs ne travaillent pas dans le même registre que leurs collègues et il semble que l’on trouve, chez les plus en vue actuellement, une profondeur dans l’interprétation qui séduit naturellement plus, dans ce ballet qui requiert beaucoup de finesse pour ne pas paraître simplement lié à une démonstration technique et par là-même trop linéaire. C’est une des raisons pour laquelle il est difficile de condamner Yosvani Ramos et Fernanda Oliveira sur cette seule représentation, car ils font montre tous deux d’une belle technique, très classique, même si les fouettés de la danseuse brésilienne sont en deçà de ce qu’on attend à ce niveau. C’est là le seul reproche que l’on peut faire au couple dans ce domaine, car la jeune femme est très précise dans son travail de pied, très élégante dans ses arabesques et ses attitudes. Yosvani Ramos, présente toutes les qualités de l’école cubaine dans l’enthousiasme de sa danse et notamment sa saltation, une sûreté technique très appréciable dans les réceptions et charmant prince au demeurant. Cependant l’aspect lyrique du ballet s’estompe considérablement dans le peu de variation de leurs attitudes et interactions, qu’elles soient physiques avec l’expressivité faciale pour l’exposition des sentiments, ou gestuelle dans leurs rapports dans leur jeu (plutôt que le mime quasi absent de cette version). On a l’impression qu’ils sont parfois loin du drame qui se joue, qu’ils ne sont pas en harmonie avec les sentiments qu’ils sont censés exprimer. Fernanda Oliveira est excessivement belle et c’est le seul atout qui empêche de tomber dans l’ennui tellement sa danse est déconnectée de l’histoire. Aucune comparaison possible avec l’Odette dramatique et l’Odile jouissive d’Erina Takahashi ou celle plus lyrique de Daria Klimentová, qui par divers moyens, se rejoignent sur le registre de l’émotion. Le prince de Yosvani Ramos est souvent lisse, sans personnalité sinon une candeur qui effiloche l’intérêt au fur et à mesure de la progression de l’intrigue. Il n’a d’évidence, ni la profondeur dramatique de celui de César Morales, ni la chaleur fataliste de celui de Dmitri Gruzdyev qui, par un engagement très fort, donnent à Siegfried la conduite dramaturgique de l’histoire. Ces deux danseurs en effet construisent une véritable trame à travers la caractérisation d’un personnage qu’ils développent au fil des actes et font œuvre d’une véritable création. La
richesse de l’interprétation du couple César Morales / Erina
Takahashi s’alimente sans cesse ces derniers mois et se fonde sur,
à la fois, des personnages très travaillés pour restituer une
certaine spontanéité chez le danseur, et une complicité de plus en
plus grande avec la danseuse qui se perçoit notamment dans la
synchronisation de tous leurs gestes du corps, des jambes, des bras et
des doigts bien sûr mais de la tête et des yeux. Erina Takahashi
fusionne constamment avec son prince. Ces deux danseurs se regardent et
prolongent beaucoup les contacts visuels notamment dans les passages
lents. C’est un vibrant écho physique à leur communion dans
l’histoire qu’ils semblent vivre plus qu’ils ne la racontent. Dmitri Gruzdyev et Daria Klimentová vont beaucoup moins loin dans l’investissement personnel et a fortiori dans la passion, ne serait-ce parce que Dmitri est un prince fataliste et désabusé alors que César est un prince romantique. Cette caractéristique est magnifiée par son style aérien et souple, ses lignes pures et ses attitudes très expressives, ses yeux perdus dans l’infini. Cette caractérisation est intégrée dans sa danse à laquelle il sait également donner un relief en jouant avec la vitesse et les temps morts. A cet égard, il a dans la variation lente du premier acte, une pirouette des plus esthétiques et des plus émouvantes. Sa danse très classique est toujours stylée sans sacrifier à l’interprétation le souci d’une réalisation qu’il maîtrise d’évidence. On sait, dès cette variation que César Morales est un prince qui souffre et qu’il devra chercher des ressources dans sa condition suprême. Dmitri Gruzdyev est un prince qui va jusqu’au bout dans son rôle de prince, plus attaché à ses devoirs auxquels malgré lui, in fine, il ne peut faire face. Il est sûr de lui, même lorsqu’il pourrait douter, notamment au troisième acte, mais il est simplement résigné. Sa technique très aboutie lui permet d’avancer un prince désinvolte et fataliste qu’on perçoit dans ses attitudes relaxes au premier acte lors de la fête, mais aussi au début du troisième acte, alors que tout s’annonce mal. Il joue ainsi parfois avec la composition, mais se révèle assez consistant dans sa relation avec Odette en faisant le choix d’être plutôt amusé par Odile. Son physique slave lui permet d’exprimer d’un coup d’œil une tristesse qu’il sait montrer vaine et inévitable. S’il n’est pas un prince raffiné comme César Morales, il n’en est pas moins élégant grâce à une technique très classique chez l'ancien danseur du Kirov. Cette fatalité de Dmitri Gruzdyev et ce romantisme de César Morales, s’expriment de manière très fine dans deux moments structurellement assez similaires mais qui dans la narration sont totalement différents. La danse avec les amies de Siegfried dans le premier acte et celle avec les princesses dans le troisième. Là, César Morales y est au martyr, il se tourne vers sa mère qui le renvoie au supplice, la mine défaite. Siegfried met alors tout son désespoir dans des tours en l’air magnifiques d’abandon, aussi peu jouissifs que son est regard triste et qu’il poursuit son rôle contenu auprès des jeunes filles le moment d’après. Dans ce passage, Dmitri Gruzdyev joue encore avec son rang et accomplit son devoir d’homme du monde, plus sérieux mais inquiet, alors que tous deux se laissaient aller à la joie rêveuse de la fête au premier acte lorsqu’ils dansaient avec leurs amies. C’est une nuance qui authentifie la démarche de Siegfried de manière significative et donne une constance à l’épaisseur dramatique du personnage qu’on ne voit pas chez d’autres danseurs. Elle fait écho à la gestion interprétative des sauts et pirouettes ultra rapides dans le quatrième acte lorsque Rothbart essaie de lui enlever Odette. On y voit un engagement physique particulièrement spectaculaire. César Morales porte une attaque, précise, rapide, maîtrisée. Il transforme son personnage à la limite de la violence alors que Siegfried se rue sur le mauvais génie. Dmitri Gruzdyev est ici encore plus dans l’ordre du paraître, comme s’il ne croyait pas à sa possibilité de réussir, plus éloigné de l’action, certainement encore précis mais moins en relation avec Rothbart. Cette distance entre la narration et l’action augmente dans le final tragique. César Morales réussit presque à retenir Odette qui court au suicide, elle lui échappe littéralement des mains et lorsqu’il constate son échec, il entame avec un mouvement du haut du corps très expressif, sa course pour la rejoindre. Dmitri Gruzdyev y réfléchit encore, c’est pour lui plus un acte de bravoure qui mettra fin à ses souffrances. César Morales communique par son ethos une émotion à son paroxysme dans sa danse et signe là une composition très réussie, voire parfaite. Le travail de construction de l’histoire qui repose sur les épaules de Siegfried, se trouve donc particulièrement bien servi chez ces deux danseurs et donne ainsi un relief spécial à leurs performances. Ils appellent tous deux à des éléments différents, l’émotion et la passion chez César Morales, la tristesse et la résignation chez Dmitri Gruzdyev. C’est cependant dans la relation avec Odette que l’on peut déceler une définition plus aboutie et peut-être plus en conformité avec l’esprit du ballet chez César Morales alors que Dmitri Gruzdyev, offre à sa partenaire une démonstration solitaire, plus conventionnelle. En conférant à l’histoire une unité de sens et d’esthétique, le couple César Morales / Erina Takahashi porte l’ensemble dans des sommets d’émotion et de lyrisme dramatique très intenses qui étourdissent et ramènent un ballet parfois un peu malmené à son essence la plus simple mais aussi la plus raffinée.
Maraxan © 2008, Dansomanie
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