Dansomanie : critiques
: Schwanensee (Ray Barra)
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Schwanensee (Ray Barra)
12 mars 2008 : Schwanensee, de Ray Barra, au Nationaltheater, Munich (Bayerisches Staatsballett)
Avant le XXe siècle, il était courant de faire subir aux classiques du théâtre des refontes souvent vigoureuses destinées à les adapter au goût du jour : ainsi du Don Juan de Molière versifié et « corrigé » par Thomas Corneille ou des versions de Shakespeare par Voltaire, Garrick ou Alexandre Dumas. C’est visiblement dans cet état d’esprit que le chorégraphe Ray Barra a abordé le plus classique des ballets classiques, dont le caractère magique le perturbait visiblement. Son Siegfried est donc un prince plus épris de littérature que de politique qui va vivre en rêve la légende du Lac des Cygnes. Comme
dans les versions classiques, il se trouve obligé par sa mère de se
marier, mais celle-ci lui a trouvé une fiancée toute prête, prénommée
Charlotte. Chacun jugera en son âme et conscience ce que ces brillantes
idées apportent au ballet ; mais on ne peut que constater que ces
modifications dramaturgiques conduisent Barra à faire subir à
la chorégraphie des modifications considérables, et ce aussi bien dans
les actes signés Petipa – souvent retouchés par les versions
contemporaines – que dans les actes blancs dont la poésie unique s’évapore
en bonne part dans le prosaïsme. Les talents de chorégraphe de Barra
paraissent eux-mêmes assez limités ; on en voudra pour preuve la
variation de Benno, l’ami du prince, au premier acte : on perçoit
facilement les difficultés techniques, mais la construction de la
variation est tellement malhabile qu’elles tombent successivement à
plat. La tendance de Barra à vouloir justifier chaque geste est
un autre problème crucial : loin d'apporter de la vérité dramatique,
cette pratique conduit l'ensemble à se dissoudre en une multitude de détails
qui finissent par donner une forte impression de maniérisme. On ne sait ainsi pas pourquoi le prince se retrouve transporté au bord du lac dès le pas de deux du Cygne noir, lequel se fait accompagner non seulement de l’omniprésent Rotbart, mais également de huit autres cygnes noirs : toute la force de l’attirance éprouvée par Siegfried par la tromperie du Cygne noir se trouve ainsi diluée dans un illusionnisme prosaïque. Et on ne voit pas en quoi l’opposition fils-mère, d’une naïveté confondante tant elle est explicite, contribue à rendre l’action plus actuelle, d’autant que, bouleversant scénario et chorégraphie, Barra ne franchit pas le pas de l’actualisation et situe banalement son histoire dans «une cour royale à la prussienne, 2e moitié du XIXe siècle».
Tout n’est pas raté, cependant, dans cette adaptation : outre de beaux décors (John McFarlane), le personnage de Charlotte, si superfétatoire qu’il soit, n’en est pas moins parfaitement construit et offre un rôle de soliste assez développé et propre à mettre en valeur son interprète : la délicate Ivy Amista parvient à construire un personnage qui ne se limite pas au charme attendu de la fiancée princière pour aller chercher des teintes plus sombres : elle comprend sans doute mieux les tourments de Siegfried que celui-ci ne semble le croire… Et, si les fiancées superflues du prince sont devenues ses cousines, les danses nationales sont au moins restées préservées : distribuer la Première soliste Roberta Fernandes en Cousine italienne est un luxe que le résultat justifie pleinement. Si cette version n’apprendra donc rien sur le Lac des Cygnes qu’on ne connaisse déjà, la représentation n’en méritait pas moins d’attirer l’attention. Pourtant, le niveau que la troupe bavaroise n’est pas uniformément au niveau qu’on est le droit d’attendre d’une troupe internationale. Le corps de ballet est souvent trop approximatif et on aura rarement vus Petits cygnes moins synchrones. Les solistes masculins, heureusement, donnent beaucoup plus satisfaction : Lukáš Slavický compose un Benno bondissant, audacieux, qui dégage une sorte d’allégresse qui fait qu’on passe volontiers sur la propreté moyenne de l’exécution ; Marlon Dino en Rotbart ne démérite pas mais est au premier chef victime de l’adaptation de Barra, qui le montre sans cesse sur scène sans lui donner une chorégraphie à la mesure de cette présence constante. Dans le rôle de Siegfried, Tigran Mikayelyan, Arménien formé à Erevan et Zurich – sans rapport donc avec les berceaux de l’école russe –, est un interprète expérimenté, dont la conscience stylistique est digne d’éloges, mais qui semble mal à l’aise par rapport à ce que cette version lui demande, en particulier en matière de jeu scénique. Le prologue, où le prince assiste en rêve à la transformation d’Odile en cygne, le trouve ainsi particulièrement raide, et cette raideur ne s’estompe que quand on lui donne enfin quelque chose à danser : il prouve notamment dans ses manèges de la deuxième partie quelle technique il possède. Le principal élément d’intérêt de cette représentation, amplement récompensé au moment des saluts, est donc la prestation de sa partenaire, la jeune danseuse russe Daria Sukhorukova. Issue de la troupe du Mariinsky où elle n’avait guère dansé de grands rôles avant son engagement à Munich, elle a ainsi abordé ce rôle phare du répertoire pour la première fois au cours de cette saison. Quelques secondes suffisent à réaliser l’ampleur du travail qu’elle a effectué pour s’approprier ce rôle, et le reste de la représentation ne fera que confirmer la finesse de l’approche du personnage, le soin à caractériser chaque geste et chaque moment. Techniquement, la finesse des formes s’accompagne d’une souplesse impressionnante qui ne peut surprendre chez une danseuse grandie à l’ombre d’une Zakharova, avec un lyrisme que même les passages les plus techniques ne trouvent pas en défaut. On peut trouver maint défaut à cette école, mais on ne peut nier qu’on se retrouve là face à une bonne représentante de cette tendance de la danse classique aujourd’hui.
Une danseuse parfaite, alors ? Certainement pas, en tout cas pas aujourd’hui. Le travail psychologique subtil de différenciation du Cygne noir, par exemple, est remarquable, mais à force de travailler dans le détail l’impression d’ensemble finit par s’estomper et malgré un vocabulaire gestuel presque entièrement différent les deux versants du rôle se confondent. On admire le travail accompli, mais l’art suprême est de faire oublier au spectateur le travail même : on en est encore loin. Il fallait aussi, sinon un incident technique, du moins une marge de progression : c’est certainement dans les fouettés qu’on la trouvera, avec une rotation trop heurtée qui ne parvient jamais à trouver la fluidité attendue. C’est au fond, dans ces imperfections qui subsistent, l’intérêt majeur de ce spectacle : on saisit là le moment magique où, de l’apprentie commence à émerger l’artiste accomplie. Les promesses sont là, elles sont belles : on ne peut qu’espérer, pour l’artiste comme pour les spectateurs, qu’elles se réaliseront. La troupe munichoise a avec ce recrutement renforcé de manière intéressante l’éventail de ses danseuses de premier plan, qui avait dangereusement tendance à se réduire à la seule Lucia Lacarra (ainsi qu’à une autre danseuse russe, Natalia Kalinitchenko), face aux danseurs de qualité que sont Alen Bottaini, Lukáš Slavický, Cyril Pierre ou – malgré les difficultés de ce soir – Tigran Mikayelyan. Il ne reste plus qu’à espérer que l’évolution du répertoire munichois leur permettra d’être confrontés à des versions des grands classiques plus dignes de leurs talents, comme la reconstruction du Corsaire en 2007 le laisse espérer. Un nouveau Lac des cygnes devrait être un élément important de cet enrichissement.
Nabucco © 2008, Dansomanie
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