Dansomanie : critiques : Soirée Ouramdane - Forsythe
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Soirée Ouramdane - Forsythe

24 janvier 2008 : Superstars / Enemy in the Figure, au Théâtre de la Ville, Paris (Ballet de l'Opéra de Lyon)

 

En danse, comme toujours en France, point de salut hors de Paris : avant le Ballet de Lorraine ou le Ballet d’Europe, c’est donc au tour de celui de la troupe lyonnaise de venir obtenir son adoubement parisien, après une soirée Mats Ek en 2004. Compagnie au profil entièrement contemporain – comme presque toutes les compagnies françaises –, c’est à travers un programme mixte, composé d’une création récente et d’un grand classique du répertoire contemporain que la troupe dirigée par Yorgos Loukos passe l’examen devant une salle on ne peut plus comble.

Rachid Ouramdane : Superstars

La soirée commence aimablement avec la pièce de Rachid Ouramdane, créée pour le Ballet de l’Opéra de Lyon en 2006 : pendant près d’une heure, des récits venus de l’enfance des danseurs occupent le spectateur, tandis que ceux-ci, sur l’enregistrement de leur propre voix, exécutent un solo supposé refléter leur personnalité artistique. Les superstars du titre, ce sont ces héros de l’enfance dont parlent plusieurs récits : l’une aurait, mais un peu tard, rêvé d’épouser Orson Welles, l’autre fantasme sur un père inconnu dont il fait un héros révolutionnaire à la Che Guevara : tout cela est convenu, mais pas désagréable. La danse, elle, n’apporte pas plus de surprise : les sept solos taillés sur mesure pour les danseurs, plutôt doux, se ressemblent tous, et ce n’est pas l’usage de quelques trucs et astuces technologiques qui vont ranimer l’attention du spectateur. Devant tant d’amabilité, le public du Théâtre de la Ville réagit à l’unisson en applaudissant aimablement.

Rachid Ouramdane : Superstars

 

Après ce long prologue, la pièce de résistance paraît courte : d’une durée d’une demi-heure, la pièce centrale de la trilogie Limb’s Theorem a enthousiasmé le Théâtre de la Ville. Dix-huit ans après sa création, le spectacle a rappelé à beaucoup que Forsythe, dont les productions récentes ont alterné heurs et malheurs, est un artiste majeur de notre temps – il est presque inutile de dire que beaucoup auraient sans doute préféré voir la trilogie complète, d’autant plus que l’Opéra de Lyon, comme le Bayerisches Staatsballett de Munich, l’a accueillie à son répertoire à la dissolution du Ballet de Francfort pour qui elle avait été créée.

Arabesques, portés, sauts divers, et même une esquisse de manège : l’ancrage classique du travail est rarement apparu de façon aussi évidente, et ce dans une pièce à la modernité sans concession. Exigeante pour les danseurs, cette pièce sombre, au noir et blanc fantomatique, l’est aussi pour les spectateurs, dont Forsythe s’emploie méthodiquement à brouiller les repères.

William Forsythe : Enemy in the Figure

Plusieurs groupes de danseurs se partagent la scène, si bien qu’il devient impossible de suivre tout ce qui se passe sur la scène ; le projecteur mobile, déplacé par les danseurs, semble choisir arbitrairement ce qu’il met en évidence et ce qu’il laisse dans l’ombre. Les danseurs changent constamment de costumes, entretenant la confusion et mettant au second plan leur individualité – du moins en apparence, car la pièce fait aussi appel activement à leur sens de l’initiative, si bien que cette pièce qu’on gagne à voir plusieurs fois n’est jamais tout à fait la même. La vitesse de la danse elle-même rend vaine toute tentative de décomposition du mouvement, affolant les sens du spectateur qui n’a pas le temps de ruminer calmement la beauté de ce qu’il voit. La vitesse, un peu comme la nudité, dans la danse contemporaine, est devenue une béquille incontournable pour chorégraphes en mal d’inspiration : tous les épigones de Forsythe ne doivent pas faire oublier à quel point elle peut garder toute son efficacité, même aujourd’hui, quand elle est un instrument maîtrisé de façon virtuose et non un but en soi.

Il serait sans doute facile de trouver des interprétations psychologiques et même sociales dans cette pièce, et la vision du monde qui en sortirait ne serait sans doute pas riante : ces corps comme possédés par les gestes qu’ils exécutent, l’individualisme forcené de cette danse où l’on se regarde et se touche à peine, joint à l’anonymat de chacun que cache la quête de distinction, toute cela dresse un portrait en filigrane de notre monde qu’il serait plus confortable de ne pas voir. Mais pas de discours moralisateur ici, seulement une angoisse diffuse.

William Forsythe : Enemy in the Figure

Le Ballet de l’Opéra de Lyon se tire de cet exercice périlleux avec brio, et malgré l’attitude ambiguë de Forsythe par rapport à l’individualité des danseurs il est frappant de voir à quel point chaque danseur, au gré d'éclairages extrêmes, se trouve exposé dans toute son individualité. C’est un peu le paradoxe de cette soirée : tandis qu’une pièce centrée sur le «vécu» des danseurs finit à force de banalité par gommer leur individualité, c’est dans la pièce la plus abstraite qu’ils parviennent à s’exprimer le plus librement.

 

Forsythe et Lyon, la suite : Le Ballet de l’Opéra de Lyon sera en tournée à Brest le 8 et le 9 avril, avec trois pièces courtes, ainsi qu’à Montpellier en juin, avec l’intégralité de Limb’s Theorem.

 

 

 Nabucco © 2008, Dansomanie

 

 

Rachid Ouramdane : Superstars




Rachid Ouramdane : Superstars (2006)
William Forsythe : Enemy in the Figure (2e acte de Limb’s Theorem) (1990)

Ballet de l’Opéra National de Lyon
Paris, Théâtre de la Ville, 24 janvier 2008