Dansomanie : critiques : Der Sturm (Jörg Mannes)
www.dansomanie.net / www.forum-dansomanie.net

 

 

Der Sturm (Jörg Mannes)

07 mars 2008 : Der Sturm, de Jörg Mannes, au Nationaltheater, Munich (Bayerisches Staatsballett)

 

Adapter Shakespeare sous forme dansée, voilà qui n’est guère original. Choisir La Tempête, une des dernières pièces de Shakespeare, avec son étrange fusion de la philosophie et de la magie l’est déjà beaucoup plus. L’actuel directeur du ballet de Hanovre Jörg Mannes a fait ce pari risqué pour ses débuts sur la scène munichoise, avec l’ambition de prouver par les faits que créer un grand ballet narratif aujourd’hui était toujours possible. Le succès, d’une certaine façon, était impératif. Avant lui, Ivan Liška avait fait venir l’Australien Graeme Murphy pour une adaptation du livret du Chevalier à la Rose ; à peine plus de deux ans après sa création, cette Rose d’argent a déjà connu sa dernière représentation : les danseurs n’avaient rien pu faire pour sauver de la banalité ce travail scolaire qui, de représentation en représentation, attirait toujours moins de spectateurs.

Sans être une révélation dans une ville habituée aux ballets narratifs de Cranko ou Neumeier, l’œuvre de Mannes a reçu un accueil bien plus positif qui lui assure une durée de vie sans doute bien plus longue. Pour raconter l’histoire du magicien Prospero, qui de son île cherche à se venger de ceux qui l’ont chassé du trône ducal de Milan, Mannes a choisi la sobriété d’une scène presque nue, habillée simplement de quelques panneaux dont les évolutions reflètent moins les étapes de l’action que l’atmosphère de chaque scène. Point de décors, point de pantomime, point d’effets spéciaux : narratif, ce ballet l’est au plein sens du terme, dans ce sens que c’est la danse, et elle seule, qui fait avancer le récit et les personnages.

Quatre "Ariel"

On le voit particulièrement avec le personnage d’Ariel, l’esprit volant au service de Prospero : là où Giorgio Strehler, dans un célèbre spectacle de son Piccolo Teatro, en avait fait un lutin aérien volant de façon imprévisible d’un bout à l’autre de la scène, Mannes choisit de l’ancrer dans le sol, sans laisser l’acrobatie prendre le pas sur la danse. Le rôle a été créé pour Lucia Lacarra, l’étoile reine de la troupe : c’est dire à quel point, pour évoquer le caractère surnaturel du personnage, Mannes pouvait parsemer sans compter le rôle de véritables prouesses gymniques. Ce rôle redoutable a été repris ensuite par la danseuse russe Daria Sukhorukova, transfuge du Mariinsky arrivée à Munich au début de cette saison en qualité de soliste. On connaît la manière unique dont Lucia Lacarra sait cacher sa puissance sous une souplesse qui éblouit : sa jeune consœur ne possède sans doute pas la même puissance, mais la souplesse est au rendez-vous. Jointes à un investissement dramatique remarquable qui laisse augurer de qualités certaines dans le répertoire contemporain, les qualités physiques de l’interprète donnent au personnage une sorte de force mystérieuse qui en fait bien plus qu’un simple exécutant fantasque.

La même force dramatique se dégage de Cyril Pierre, succédant à Alen Bottaini en Prospero. Une forte présence scénique, d’ailleurs, est indispensable dans ce rôle : le duc déchu ne danse en effet presque pas tant qu’il ne vit que par sa vengeance ; ce n’est que lorsque le doute s’empare de son esprit, qu’il commence à prendre conscience des sentiments et des souffrances de ses congénères que la danse lui vient. La puissance et la solidité technique du danseur français méritent tous les éloges, mais c’est cette présence magnétique qui frappe le plus dans son interprétation.

Séverine Ferrolier (Miranda) et Lukas Slavicky (Ferdinand)

Le couple d’amoureux qui va réussir à l’attendrir, lui, bénéficie d’une chorégraphie charmante, mais dont la nouveauté n’est sans doute pas la qualité majeure : la Française Séverine Ferrolier et le Cubain Javier Amo Gonzalez forment un couple au partenariat parfait, ce dernier impressionnant particulièrement par son aisance et par le caractère très vivant de sa danse.

Quant à Caliban, l’être difforme qui, dépossédé de son île par Prospero, ne vit que pour retrouver son pouvoir, il a stimulé la créativité de Jörg Mannes, qui tenait absolument à finir son ballet sur l’image de Caliban, dans la solitude retrouvée de son île, heureux de retrouver sa solitude et son pouvoir, mais ayant perdu son innocence originelle. Pour lui, Mannes a réalisé une chorégraphie qui sait montrer à la fois l’aspect monstrueux du personnage et un versant plus intime, presque rêvé, où s’exprime comme une fascination pour tout ce qu’il n’est pas, pour ces êtres de lumière qu’il ne peut que jalouser de loin. Wlademir Faccioni, créateur du rôle, incarne cette ambiguïté ; on est très loin, ici, du Quasimodo de Roland Petit : choisir un danseur aussi lumineux était, de la part de Mannes, un geste dramaturgique fort.

Les autres rôles, eux, sont moins développés et moins intéressants : le roi de Sicile Antonio et sa cour, victimes désignées de la vengeance de Prospero, passent comme des silhouettes, et on a à vrai dire beaucoup de mal à comprendre qu’un Premier soliste de qualité comme Tigran Mikayelyan y soit distribué. Il en va un peu de même pour le corps de ballet, qui incarne des esprits aériens qui multiplient dans l’espace le personnage d’Ariel : ses quelques interventions donnent l’impression de passages obligés qui ralentissent l’action, et le ballet gagnerait beaucoup à leur suppression pure et simple.

Ces quelques réserves n’empêchent pas de constater que Jörg Mannes a su inventer un style narratif original, à la fois capable de raconter une histoire complexe et d’en faire ressortir toute la poésie et le mystère, parfum métaphysique compris. Cette réussite fêtée par un nombreux public rend aussi hommage à la manière exemplaire dont Ivan Liška parvient, depuis maintenant près d’une décennie, à construire un répertoire équilibré entre le classique et le contemporain : un travail humble et constant dont le public lui est à juste titre reconnaissant.

 

 

 Nabucco © 2008, Dansomanie

 

 

Corps de ballet




07 mars 2008

Der Sturm

Ballet en deux actes d’après Shakespeare
Chorégraphie : Jörg Mannes
Musique : Anton Bruckner, Jean Sibelius, Piotr Illitch Tchaïkovsky
Création : Munich, Nationaltheater, 8 décembre 2007 par le Bayerisches Staatsballett
Représentation critiquée : 7 mars 2008, dans la distribution suivante :
Ariel, un esprit aérien Daria Sukhorukova
Prospero, le duc légitime de Milan : Cyril Pierre
Miranda, fille de Prospero : Séverine Ferrolier
Ferdinand, fils du roi de Naples : Javier Amo Gonzalez
Caliban, un esclave sauvage et contrefait : Wlademir Faccioni
Antonio, frère de Prospero, duc illégitime de Milan Tigran Mikayelyan
Alonso, roi de Naples : Marlon Dino
Sebastian, son frère : Nour El Desouki
Gonzalo, un conseiller honnête du roi : Marc Mondelaers
Trinculo, un plaisantin : Vittorio Alberton
Stefano, un ivrogne : Filip Janda