Le couplage Iolanta / Casse-Noisette
que publie Bel Air Classiques est, pour l'heure, le seul témoignage
vidéo de la brève «ère Millepied» à l'Opéra de Paris ayant
fait l'objet d'une diffusion commerciale, si l'on excepte le film tourné par
Cédric Klapisch lors des adieux à la scène – ironie du destin –
de celle qui allait lui succéder de manière inattendue à la
Direction de la danse, Aurélie Dupont. Mais il s'agissait là d'une
Manon qui avait encore été
programmée par Brigitte Lefèvre.
Iolanta,
dernier opéra composé et achevé par Tchaïkovski avant sa mort,
fut créé le 18 décembre 1892 au Mariinsky, à Saint-Pétersbourg,
en prélude à Casse-Noisette,
porté sur les fonts baptismaux lors de la même soirée. C'est,
paradoxalement, l'Opéra de Paris, là ou on aurait davantage attendu
le Mariinsky, qui imagina de faire revivre ce spectacle
dans sa configuration historique. C'est au controversé Dmitri
Tcherniakov, dont la production d'Eugène Onéguine
avait mis en émoi le Bolchoï, que fut confiée la mise en scène du
présent diptyque. La chorégraphie de Casse-Noisette, quant à elle, devait, selon le vœu de Benjamin Millepied, être réglée par
quatre artistes différents : Sidi Larbi Cherkaoui, Edouard Lock,
Arthur Pita et Liam Scarlett. Le Britannique - le plus «classique» du groupe - se récusa finalement,
et le quatuor initial se réduisit à un trio. Le projet fut également
contrarié par un mouvement social qui perturba les représentations.
La première, qui devait avoir lieu le 9 mars 2016, fut réduite au
seul Iolanta, joué en
version de concert, sans décors ni costumes. Tous ces contre-temps
n'auront toutefois pas empêché la réalisation de la vidéo qui
paraît aujourd'hui en DVD et en BluRay.
Quantitativement,
l'acquéreur de l'objet en aura pour son argent : quatre heures
précises de film, dont 52 minutes de bonus, tournées par Denis
Sneguirev, documentariste russe installé en
France. Ledit bonus fait alterner
les séances de répétition avec des interviews des artistes
lyriques et chorégraphiques ayant collaboré à cette ambitieuse
production. Côté danse, c'est, dans la logique de promotion de
jeunes talents alors voulue par Benjamin Millepied, Marion Barbeau –
Sujet au moment où nous écrivons ces lignes – qui tient la
vedette. Ce supplément conséquent est d'autant mieux venu, qu'il
permet de se forger un autre regard sur cette réalisation, en
montrant d'une part l'important travail qu'elle a nécessité et en tempérant un
peu d'autre part les réactions épidermiques que son caractère quelque peu
provocateur a pu générer.

Du
fait de la grande longueur de cette vidéo, la version DVD a
nécessité deux disques, avec une coupure au milieu de
Casse-Noisette. C'est
pour cela que nous recommanderons à ceux qui possèdent l'équipement
adéquat, de privilégier le BluRay, qui tient sur une seule galette,
sans cette interruption malencontreuse, d'autant que le surcoût
occasionné est minime (2 €).
Mais
revenons-en aux œuvres enregistrées. Si la discographie de Iolanta
est abondante, nous ne tenons là que le troisième film de l'ouvrage
faisant l'objet d'une diffusion auprès du grand public. Les
«puristes» retourneront probablement à la captation réalisée au
Bolchoï en 1982, avec, dans les rôles principaux, Galina Kalinina
(Iolanta), Artur Eisen (le Roi René) et Lev Kuznetsov (Vaudémont).
Pour ceux qui recherchent une mise en scène moins académique, le
choix se fera donc entre la production de Peter Sellars captée au
Teatro Real de Madrid (Ekaterina Scherbachenko en Iolanta, Dmitry
Ulianov, le Roi René et Pavel Cernoch, Vaudémont) et celle, donc de
Tcherniakov pour l'Opéra de Paris. Cette dernière réalisation
transpose l'ouvrage dans une demeure bourgeoise de Saint-Pétersbourg
au tournant du XIXème et du XXème siècle, donc plus ou moins à l'époque de sa
composition par Tchaïkovski. Malheureusement, le procédé est
devenu, depuis une quinzaine d'années, un peu trop systématique
chez les metteurs en scène d'opéra.

En
fait, Iolanta est une
fable qui se déroule à la Cour du roi René, en Provence, au XVème
siècle. L'action, dans le livret originel de Modeste Tchaïkovski
(le frère du musicien), est située dans le jardin merveilleux du
Castel, et non en intérieur, ce qui induit parfois un décalage
incongru entre les paroles prononcées par les chanteurs et le décor
qui s'offre au spectateur. Le caractère de l'héroïne, Iolanta, est
par ailleurs totalement transformé. De la jeune aveugle rêveuse et
douce - qui ignore son infirmité -, Tcherniakov fait une psychopathe
torturée, dont on se demande si, en recouvrant la vue, elle ne va
pas assassiner Vaudémont, par déception, en découvrant une réalité
différente des fantasmes qu'elle avait échafaudés durant sa
cécité. Mais une telle relecture est contrariée par la fin
heureuse de l'histoire, et la nécessité de trouver une transition
avec le Casse-Noisette
qui suit : Iolanta / Marie, revenue à la lumière, fête son
anniversaire chez les Stahlbaum au temps des premiers phonographes,
en compagnie de Vaudémont.
Le
plateau vocal est dominé par Sonya Yoncheva (Iolanta) et Arnold
Rutkowski (Vaudémont) ; en revanche, les voix masculines graves (le
Roi René d'Alexander Tsymbalyuk et le Duc Robert d'Andrei
Jilihovschi) accusent une certaine fatigue. L'orchestre de l'Opéra,
pourtant critiqué, est, lui, tout à fait décent ; la partition
de Tchaïkovski, très finement instrumentée et d'une grande beauté
mélodique mérite le détour.

L'enchaînement Iolanta / Casse-Noisette
- une gageure sur le plan scénographique et dramaturgique - est
réussi, et c'est d'ailleurs la première scène du
ballet,
l'«Anniversaire de Marie», dont Arthur Pita a
réglé les pas, qui
reste la mieux servie sur le plan chorégraphique. Un saut d'un
demi-siècle plus tard, les Stukas mettent brutalement fin
aux festivités. L'hôtel particulier des Stahlbaum se
transforme alors de manière
saisissante - les ateliers décors de l'Opéra de Paris ont
vraiment
accompli des prouesses - en une ruine glacée, vision
inspirée de
l'effroyable siège de Léningrad, qui dura 900 jours, de
septembre
1941 à janvier 1944. Le spectacle bascule alors dans
l'étrange. Marie et Vaudémont (rescapé de Iolanta, et
tenant lieu de Prince) entament un pas de deux au milieu des
décombres, s'abandonnant à des délires oniriques. Les
divertissements, avec les fameux cosmonautes tout droit sortis de
l'URSS de Gagarine et les poupées géantes, ont fait l'objet de
controverses. On doit néanmoins souligner le beau travail accompli
par Marion Barbeau. La jeune danseuse parvient avec courage à porter
le spectacle à bout de bras, à bout de pointes. Chapeau bas.

La
réalisation cinématographique est très classique, avec quelques
vues en plongée, de trois quart, pour agrémenter les plans de face.
Elle est très contrainte par la mise en scène, une sorte de «boîte»
enchâssée dans le plateau qui limite les angles praticables pour
les caméras. Les conditions d'éclairage de certaines scènes (comme
la «bataille des rats» resituée dans une sombre forêt) ont dû
également poser de sérieux défis aux techniciens en charge de la
prise de vue.
Romain
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