Adapté de la bande dessinée de Bastien Vivès sortie
en 2011, Polina retrace la vie et les difficultés d'une
danseuse russe, qui n'hésite pas à tourner le dos au Bolchoï pour
suivre ses propres envies et ce, malgré les obstacles.
Polina est une jeune fille qui puise dans ses failles
pour servir sa créativité. Le film devient alors un long chemin
initiatique pour parvenir à ce but.
Pour son second long-métrage, co-réalisé avec son
compagnon, le grand chorégraphe Angelin Preljocaj, Valérie Müller
donne corps à Polina, qui devient un archétype de la danseuse. Née
en Russie dans une famille modeste, entre une mère femme au foyer et
un père qui doit des dettes à des truands, la jeune fille ne semble
avoir que la danse dans la vie. «La danse, ça vient comme ça»,
dit-elle à Bojinski, son professeur tyrannique (quelque peu édulcoré
par rapport à la BD). Sauf que Polina se démarque de ses consœurs,
héroïnes de films sur la danse comme Victoria Page (The Red
Shoes), Nina Sayers
(Black Swan) ou
Mademoiselle Beaupré (incarnée par la regrettée Yvette Chauviré)
dans La Mort du cygne.

En effet, ici, la jeune danseuse n'est pas très douée.
Pour le classique, tout du moins. Si vous attendez un ballet
parfaitement exécuté, vous serez déçu. C'est tout juste si elle
danse maladroitement une variation de Raymonda, filmée en
plongée.
Exit donc le schéma classique. Ce qui intéresse
Polina, c'est la liberté du mouvement, qu'elle ne décèle que dans
le contemporain. Le parti pris est a priori intéressant et
original.
Devenue adolescente, la danseuse laisse tomber le
concours du Bolchoï pour partir avec son compagnon (le talentueux
Niels Schneider) à Aix en Provence rejoindre une compagnie, menée
par Liria Elsaj (Juliette Binoche).

C'est là que les choses se gâtent un peu. On le sait,
l'actrice césarisée et oscarisée a un faible pour la danse (elle
avait crée un spectacle en 2008, In I, avec Akram Khan au
Théâtre de la Ville). Seulement, en alter-ego féminine d'Angelin
Preljlocaj, qui construit ses œuvres chorégraphiques par
«l'absence», Juliette Binoche est peu crédible. Le spectateur a
même droit à un solo de sa part, qui enchantera les fans mais
hérissera les balletomanes (c'est bien connu, au cinéma, pour
feindre qu'une actrice danse, on ne filme que le haut du corps).
Cependant, si sa performance d'actrice est pleine de
sensibilité, à l'image de celle de Niels Schneider ou Jérémie
Belingard (très juste, bien que non professionnel), l'interprétation
de l'héroïne principale, Anastasia Shevtsova laisse à désirer.
C'est dommage, quand on voit le coup de crayon de Bastien Vivès qui
accordait une place importante à son expressivité, et ce, à chaque
planche de sa bande-dessinée.

Durant une grande partie du film, son visage demeure
mono-expressif, et lorsque Liria l'exhorte à «regarder le monde»
pour servir sa danse, ses yeux vides traduisent non pas son
désespoir, mais son manque cruel de ténacité. C'est cela sans
doute le problème majeur du film. Celui-ci aurait pu être une
parabole sur la persévérance, évoquant le destin d'une jeune
danseuse qui, par la force de son caractère, parvient à réaliser
son rêve, mais il ne montre qu'une danseuse banale, qui ne parvient
pas à saisir les chances qui s'offrent à elles tout au long de son
parcours. Ce n'est qu'à la fin, lorsqu'elle se voit offrir par Karl
(Jérémie Belingard), sur un plateau d'argent, la possibilité de
participer à un festival, qu'elle réussit enfin à se libérer.

Certes, il est possible de voir dans la personnalité de
Polina un aspect plus complexe et défendable : celle d'une
artiste fière, déterminée, qui refuse toutes les
opportunités—fussent-elles en or—, si elles ne correspondent pas
à ses envies. Pour autant, l'interprétation de Shevtsova empêche
toute forme d'empathie pour son personnage, et lorsqu'elle se
retrouve malheureusement à la rue, le spectateur ne peut s'empêcher
de lui assigner une part de responsabilité.
Malgré ses défauts, Polina est à voir pour les
sublimes chorégraphies d'Angelin Preljocaj, notamment le pas de deux
final entre la danseuse et Karl, qui clôt le film sur une note
poétique et envoûtante.
Paola Dicelli © 2016, Dansomanie
______________________________________________________
Le film Polina,
dont la sortie en salle est prévue le 16 novembre - après avoir été
annoncé en 2015 -, est une adaptation assez libre de la bande dessinée
éponyme, publiée par Bastien Vivès chez Castermann en 2011. Celle-ci
avait été un joli succès de librairie.
Le film, lui, est signé Valérie Müller et Angelin Preljocaj (mari et
femme à la ville). Si le chorégraphe établi à Aix-en-Provence, où ont
été tournés de nombreux plans de ce long-métrage, est bien connu des
balletomanes, Valérie Müller n'a encore; de son côté, qu'une œuvre
cinématographique relativement réduite à son actif (sa seule
réalisation significative est Le Monde de Fred). Polina
pourrait donc bien marquer le véritable départ de sa carrière dans le
septième art. Le film bénéficie en tout cas d'une campagne
promotionnelle importante, et devrait toucher un public allant bien
au-delà des habituels aficionados de la danse classique.

Le scénario de Polina s'écarte
souvent assez sensiblement de la bande-dessinée qui l'a inspiré. A
défaut d'en respecter la lettre, il souhaite toutefois en préserver
l'esprit : pas de tutus blancs - des larmes, des échecs, des bars
glauques... Voire.
Le film cherche tout d'abord à s'inscrire dans un cadre social. La danse
classique, ce n'est pas (que) pour les gosses de riches. Une mélopée
aux accents orientaux et un panoramique sur quelques immeubles
tristounets datant de l'URSS de Brejnev sont censés nous plonger dans un
milieu populaire, sur fond d'immigration. La communauté géorgienne,
dont est issue Polina, n'a toutefois jamais été considérée comme
«immigrée» en Russie, puisque issue d'un territoire intégré à
l'ex-Empire soviétique, qui lui donna quelques dirigeants de plus ou
moins sinistre mémoire : Staline, évidemment, et dans un registre moins
sanglant, Edouard Chevardnadzé, ancien ministre des affaires étrangères
de Mikhaïl Gorbatchev, avant d'accéder à la présidence de la Géorgie
nouvellement indépendante. Et l'appartement cossu des parents de Polina
n'a rien d'un gourbi prolétarien. Tropisme parisien de la réalisation?
Boulevard Saint-Germain plutôt que Perspective Nevsky? On n'échappe pas
non plus à quelques clichés : le papa de Polina fait un business douteux
avec des Afghans pour payer les coûteuses études de danse de sa
progéniture (la scolarité à l'Académie Vaganova et à l'école du Bolchoï
est gratuite pour les citoyens russes, soit dit en passant), et se fait
démolir son nid douillet sous les yeux de sa femme et de sa fille avec
qui il faisait la fête en buvant et en chantant, parce qu'il n'a pas été
tout à fait réglo avec ses employeurs mafieux.

Toute la première partie du film est tournée en Russie, d'abord à
Saint-Pétersbourg, puis à Moscou. Quelques plans ont été réalisés au
Bolchoï, où Polina est supposée avoir été engagée, mais visiblement, les
autorisations n'ont pas dû être simples à obtenir, vu la parcimonie des
images retenues au montage. Là – encore naïve – Polina y fait la
rencontre du bellâtre (français évidemment) de service, Adrien, alias
Niels Schneider, auprès de qui elle découvre ce qu'elle croit être
l'amour. Adrien la convainc alors de la suivre en France pour s'éclater à
Aix-en-Provence. Ici, tout est plus cool qu'en Russie, on est au
Club-Med et on va se baigner dans les calanques avec des maîtres(ses) de
ballet super sympas - vive le soleil, fini la neige et les froidures
moscovites. En plus, à Aix, on peut s'exprimer vraiment avec son corps,
ce n'est pas comme en Russie, les chorégraphies poussiéreuses et
l'éducation à la férule, les heures et les heures à répéter et à se
faire rabaisser par des profs autoritaires et impitoyables.

Et puis, il y
a la musique, exit Tchaïkovski, place à la techno. La civilisation et
ses progrès, enfin! Mais comme pour Adam et Eve, le «paradis» est
fragile. Patatras, Polina se blesse au mauvais moment, alors que la
maîtresse des lieux, Liria Elsaj (Aurélie Dupont, ça aurait été d'un
banal...), venait de lui confier le rôle principal de son nouveau
ballet. C'est une autre qui hérite de la place, tant sur scène qu'au
lit, puisque ce garnement d'Adrien s'empresse de la plaquer pour
batifoler avec la rivale – les mecs sont tous des salauds, air connu.
Dépitée, Polina fait son baluchon, monte à Paris, se prend une claque,
continue sur Anvers et Bruxelles, où la pluie n'est guère plus
sympathique, et finit en serveuse de bar pour gagner sa croûte.

Elle va
se retrouver à la rue quand, coup de bol, elle croise Karl (Jérémie
Bélingard, pas Paquette!), un chorégraphe fou de hip-hop et de
street-art qui s'occupe de faire découvrir la danse aux djeunes de
banlieue et qui cherche une colloc'. Le courant passe, Karl-Jérémie la
convainc de se lancer vraiment dans la chorégraphie, malgré sa
formation «trop classique». Polina flippe, bien sûr, et veut tout
lâcher. In extremis, elle se rattrape aux branches. Le pas de deux
qu'elle monte (répétitions «urban-style» sur les quais du port d'Anvers)
sur le Concerto pour violon de
Phil Glass (y-a-t-il un chorégraphe aujourd'hui qui pourrait éviter le
«pape» de la musique minimaliste américaine?) finit par séduire un
« producteur venu de Montpellier », qui s'apprêtait à lever le camp,
exaspéré par les retards et les états d'âme de Polina.

Le film voulait éviter les clichés : ce ne sont certes plus ceux d'Odette Joyeux et de L'Age heureux,
mais tous les poncifs d'aujourd'hui y passent, et le script est
toujours parfaitement prévisible. L'album de Bastien Vivès était moins
manichéen. Seule la fin surprend, et sauve le scénario. Contre toute
attente, Polina est victime du mal du pays, se lasse de la vie
occidentale, retrouve Moscou, un Moscou cette fois baigné d'une
atmosphère bien plus romanesque, et renoue avec son ancien professeur,
jadis autoritaire et qui apparaît maintenant bienveillant.

Si le scénario déçoit un peu – mais pouvait-il en être autrement, tant
il est difficile de concevoir une fiction sur la danse qui se destine
d'abord à un public relativement jeune? – , Polina
est en revanche bien filmé, et les images sont très belles, même si
l'artifice est perceptible (un choix esthétique délibéré de la
réalisatrice?). Les dialogues sont crédibles, et ont été de toute
évidence supervisés par Angelin Preljocaj. Il en va de même pour les
acteurs, à commencer par Juliette Binoche. Si la comédienne avait fait
des débuts quelques peu controversés dans la danse, avec IN-I,
d'Akram Khan, en 2008, au Théâtre de la Ville (les critiques avaient
alors été pour la plupart très négatives), elle campe, dans Polina,
une directrice de compagnie plus vraie que nature, cultivant une
ressemblance physique absolument stupéfiante avec Marie-Claude
Pietragalla. A tel point qu'en découvrant les images, on se demande si
ce n'est pas l'étoile corse qui tient son propre rôle. De même, Nils
Schneider a manifestement très sérieusement travaillé avec Angelin
Preljocaj et sa gestuelle est (presque) celle d'un danseur professionnel
(il se risque même à des portés). Angelin Preljocaj a d'ailleurs
recruté l'acteur franco-canadien pour l'un de ses spectacles, Retour à Berratham,
présenté au Théâtre de Chaillot à l'automne 2015 après sa création,
l'été précédent, au Festival d'Avignon.

La prestation la plus attendue
de ceux qui sont déjà familiers de la danse reste néanmoins celle de
Jérémie Bélingard, étoile au Ballet de l'Opéra de Paris. Pour qui le
connaît, il se livre, plus vrai que nature, dans son rôle de
«missionnaire de la danse» auprès de jeunes «issus de la diversité» -
pour rester dans les stéréotypes du temps - , légèrement cabotin et
désinvolte, jouant sur le registre du «grand-frère» bourru mais
protecteur. Une complicité réelle est perceptible avec Anastasia
Shevtsova, l'incarnation à l'écran de Polina. La jeune Russe, qui a
réussi l'exploit d'apprendre le français en quelques mois pour les
besoins du film, semble de son côté parfois encore un peu intimidée et
trop «propre sur elle» pour jouer les post-ados en rupture de ban. La
fin du film laisse planer l'incertitude : va-t-elle retourner
définitivement en Russie, et réintégrer le Bolchoï en Cygne? La même
incertitude se fait jour quant au futur d'Anastasia Shevtsova : actrice
ou ballerine? Au vu du film, on peut penser qu'elle n'a pas
définitivement arrêté son choix.
Romain Feist © 2016, Dansomanie