Qu'on se le dise, avec Flesh and Bone, on est loin de l'Âge
Heureux ! Ici, les
danseuses se droguent, couchent pour devenir solistes et arrondissent
leur fin de mois en dansant dans des clubs de strip-tease. Une
volonté de montrer la réalité derrière le rêve, que revendique
Moïra Walley-Beckett, créatrice de la série :
«Tout ce que je décris concernant le milieu de la danse est vrai
et m'est arrivé personnellement. Tout est authentique, il n'y a pas
de filtre. » Un réalisme accentué par la présence de
Sarah Hay, danseuse professionnelle de vingt-sept ans, qui campe le
rôle de Claire. En effet, la créatrice de la série, à qui l'on
doit notamment Breaking Bad, ne voulait pas d'actrice qui
allait apprendre à danser. Allusion à peine dissimulée à la
prestation de Natalie Portman dans Black Swan. Mais, à trop
vouloir réclamer la réalité brute, on finit parfois par sombrer
dans le cliché. Flesh and Bone ne contredit pas ce principe.
Pourtant, malgré quelques défauts, la première scène de l'épisode
pilote était prometteuse. Claire, jeune femme au passé trouble, est
assise sur un lit, anxieuse. À ses pieds, sa valise. Sur les murs,
des posters de ballerine. Puis, un homme cherche à entrer dans sa
chambre, fermée par un cadenas. Claire prend son sac, passe par la
fenêtre et s'échappe. De son passé, nous n'en saurons pas
davantage. Accroche efficace donc, malgré l'insistance des plans sur
des objets relatifs au ballet, afin que le spectateur puisse bien
comprendre que Claire aime ou fait de la danse classique.

Une fois que le public a bien compris que l'héroïne de la série ne
serait pas une fan de catch ou des dauphins roses d'Amazonie, vient
la scène suivante. C'est là que cela se gâte encore plus. La jeune
femme se présente au concours de l'American Ballet Compagny et dans
la salle, se trouve un amoncellement de stéréotypes : un
directeur de la danse très méchant, une vieille danseuse russe qui
ne quitte pas son petit chien à la langue de travers et des
danseuses qui dévisagent Claire d'un air méprisant. Après tout, le
personnage principal est toujours une timide ingénue en proie à une
horde de hyènes.
Passons. Durant un cours laps de temps, durant lequel le directeur de
la danse, Paul Grayson, exclut d'emblée les danseuses « trop
grosses », nous avons espoir que la série tienne ses
engagements de vérité. En effet, il est de notoriété publique que
les ballerines doivent respecter des critères physiques très
stricts, conditions sine qua non pour
être admises dans de prestigieuses compagnies. Mais, bien vite,
cette réalité quasi-documentaire s'estompe pour faire place à un
dialogue aussi insipide que cliché. Alors que Paul Grayson ne veut
pas voir Claire danser (c'est toujours ainsi, pour maintenir le
suspense), celle-ci lui lance un « Donnez-moi ma chance ! »,
ce à quoi il répond « Éblouis-moi ! ». Pour peu,
on se croirait dans Flashdance.
Sauf que, dans ce film au moins, nous avons le privilège de voir
Jennifer Beals danser. En revanche, dans Flesh and Bone,
nous n'avons droit qu'à un plan frustrant sur le directeur de la
danse, visiblement ébloui par la variation de Claire, en hors-champ.
« Chère Moïra Walley-Beckett, le spectateur existe et
aimerait beaucoup voir Sarah Hay dans l'exercice de son art ! »
a t-on alors envie de clamer à la créatrice de la série.
Si, plus tard, heureusement, nous
assisterons à de très belles scènes d'entraînements, le montage
pose une nouvelle fois problème. Lorsque l'on a la chance d'avoir de
vrais danseurs au casting, il serait d'usage d'exploiter au maximum
leurs capacités, à travers des plans séquences. Or, pour la
seconde (et sublime) variation de Claire, nous n'avons droit qu'à
une succession de plans, rompant le rythme de chacun de ses
mouvements. Néanmoins, le souci principal de ce pilote semble
résider ailleurs.

Bien que les personnages soient
doués, ils semblent réduits à coucher avec des mécènes pour
gravir les échelons. Ainsi, Claire est invitée par Paul Grayson
lui-même, dans un langage cru, à passer la nuit avec un mécène,
seul espoir pour elle d'accéder à la lumière, malgré son talent.
Si cette pratique était courante au début du XXème siècle, pas
sûr qu'elle soit aussi répandue de nos jours. Or, Flesh
and Bone semble ignorer le cas
particulier et fait de tout une généralité. De plus, lorsqu'elles
sont engagées dans des compagnies aussi prestigieuses que l'American
Ballet, les danseuses gagnent suffisamment bien leur vie. Aussi
n'ont-elles pas besoin de se prostituer ou de danser dans des clubs
de strip-tease pour boucler leur fin de mois. A moins qu'elles ne le
fassent pour le plaisir (l'explication est assez floue), et c'est
encore plus grave.
Certes, l'idée de montrer la dureté d'un milieu qui prône
« l'élégance de l'effort invisible »
est intéressant. Mais, la série la revendique à outrance et nous
sommes asphyxiés, en une heure de pilote, par une succession de
scènes malsaines. L'excès est un défaut, et c'est ce que l'on
reprochait à son alter-ego cinématographique, Black Swan.
Sa volonté de dévoiler les backstages n'est donc pas
nouvelle et a été, par le passé, fait avec davantage de mesure.
Revenons en arrière. Dès le cinéma
classique, Hollywood a entrepris de montrer l'envers du décor, afin
de rendre le spectateur complice d'un milieu inatteignable. Chaque
art a eu son lot de films : Sunset Boulevard
de Billy Wilder (pour le cinéma), All About Eve
de Mankiewicz (pour le théâtre) et pour la danse, le pionnier en la
matière reste le célèbre film de Michael Powell, The Red
Shoes. Ancêtre de Black
Swan, il relate l'histoire de
Victoria Page (incarnée par Moïra Scherer), prête à tout
sacrifier pour son art. Mais, pour la défense de l'autre Moïra
(Walley-Beckett), le milieu du ballet n'a que rarement été traité
à la télévision.
Nous lui pardonnerons donc pour le
moment ce tâtonnement et saluerons son audace. On espèrera
simplement que les prochains épisodes mettront davantage en lumière
la danse classique et ses difficultés, plutôt qu'un déferlement de
scènes faussement trash et inutiles à l'intrigue.
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Citation de Marie-Claude Pietragalla, Danseuse Étoile et
chorégraphe.
Paola Dicelli © 2015, Dansomanie