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critiques et comptes rendus
Ballets de Monte-Carlo

27 décembre 2019 : Coppél-i.A. (Jean-Christophe Maillot) au Grimaldi Forum


Coppél-i.A. (chor. Jean-Christophe Maillot)


En cette fin d'année 2019, Jean-Christophe Maillot présente au Grimaldi Forum Coppél-i.A (prononcez Coppéli-point-a), une création attendue de longue date qui consacre son retour au ballet narratif – en même temps qu'à des sujets issus de la grande tradition du ballet –, qu'il a souvent privilégié au cours de sa carrière.

Coppélia, chorégraphié en 1870 par Arthur Saint-Léon, est un peu le prototype du ballet de la fin du XIXe siècle, avec son mélange bien dosé de danse académique, de danse de caractère, de pantomime – une recette éprouvée à laquelle vient s'adjoindre, dans l'acte III, un pur divertissement virtuose déconnecté de la narration. Le ballet, dont l'efficacité tient en particulier à la formidable partition, cousue de leitmotivs hauts en couleur, de Léo Delibes, a su attirer tout au long de son histoire de nombreuses versions classiques, néo-classiques gentillettes et jusqu'à des relectures plus contemporaines – pensons notamment, en France et en vrac, à celles de Roland Petit, de Maguy Marin ou de... Patrice Bart pour l'Opéra de Paris. À tort ou à raison, le livret original a subi dans les grandes largeurs les foudres critiques de la modernité, non pas tant pour son manque de lisibilité (quelque part, c'est un modèle du genre) que pour sa légèreté coupable et son caractère passablement édulcoré, notamment au regard de sa source, une nouvelle fantastique et même franchement sombre d'E.T.A. Hoffmann, L'Homme au sable, par ailleurs célèbre pour avoir donné naissance au concept freudien d' «inquiétante étrangeté».

Coppél-i.A. (chor. Jean-Christophe Maillot)

À la suite de quelques autres relecteurs contemporains, Jean-Christophe Maillot s'attache ainsi, sinon à «re-hoffmaniser» à proprement parler le ballet, du moins à lui rendre cette part obscure et inquiétante qu'avait délibérément écartée, dans un contexte esthétique résolument différent, Charles Nuitter. De fait, comme le titre à la syllabe décomposée l'annonce – i.A pour intelligence artificielle –, Maillot se sert de l'intrigue sentimentale bien connue pour la mettre au service d'un thème touchant de près à l'actualité, celui des «corps augmentés» et des pratiques transhumanistes, dont les conséquences sont susceptibles d'échapper à l'homme.

De cette relecture, la musique apparaît comme une composante essentielle, qui contribue à lui donner sa forte dimension cinématographique. Celle-ci, qui devait d'ailleurs revenir un temps à Danny Elfman, compositeur associé aux films de Tim Burton, a finalement été confiée à Bertrand Maillot, frère du chorégraphe et compagnon de route de celui-ci sur quelques productions antérieures. Déroutante et familière, la partition se réapproprie de manière souvent grinçante, en les désarticulant ou en leur ajoutant des voix de synthèse, les grands thèmes de Delibes. Elle vient appuyer efficacement un visuel lui-même très cinématographique, où l'on repère notamment quelques clins d’œil à Metropolis ou au Nosferatu de Murnau, qu'on croit voir surgir à un moment en ombre chinoise.

Coppél-i.A. (chor. Jean-Christophe Maillot)

Adieu donc au charme pittoresque de l'Europe centrale qui servait de cadre au ballet princeps, la Coppél-i.A de Maillot s'ancre a contrario dans un monde froid et sans couleurs – un monde de nulle part, dont les décors spectaculaires et oppressants, signés de la talentueuse Aimée Moreni, donnent à voir une succession de cercles au pouvoir assez hypnotique (les portes d'une navette spatiale ouvrant sur l'inconnu?), qui évoquent quelque utopie futuriste. Dans cet univers, Coppélia n'est plus une poupée mécanique, reflet de la fascination longtemps exercée sur les artistes par les automates, et avant tout prétexte à «numéro» virtuose pour la ballerine principale, mais un robot, un androïde dépourvu d'émotions, qui prend progressivement vie sous les mains de son créateur, à la manière d'une moderne Galatée. Elle devient dès lors une figure dramatique à part entière, qui finit par interagir – pour le meilleur ou pour le pire – avec les autres protagonistes. «Coppélius aime Coppél-i.A qui aime Frantz qui devrait aimer Swanilda», résume joliment Maillot. Celui-ci redessine la trame sans toutefois la bouleverser et le balletomane y reconnaîtra les siens sans peine. Deux personnages absents du livret original, aux contours plus contemporains, viennent certes s'ajouter au quatuor principal – celui de la mère de Swanilda et celui de Lennart, confident de Swanilda –, mais à vrai dire, leurs rôles ne paraissent pas si clairs et ils semblent surtout là pour mettre en valeur des individualités fortes – celle de la puissante Mimoza Koike et du jovial Lennart Ratke. Dès la première scène, un long duo qui s'offre comme un retournement de la tradition, on comprend que l'accent est mis sur la relation entre Coppélius, le démiurge amoureux et tyrannique, et sa créature, Coppél-i.A, plutôt que sur celle entre Swanilda et Frantz, traitée de manière plus conventionnelle. C'est du reste à travers ce quatuor, décliné alternativement en duos ou en trios qui se suffiraient presque à eux-mêmes, que Maillot imprime le mieux sa marque. Engagée récemment dans la compagnie, Lou Beyne, dans un costume qui évoque le Metropolis de Fritz Lang, sert admirablement la gestuelle robotique du chorégraphe avant de se métamorphoser en fée futuriste, aussi fascinante qu'inquiétante, convertie à la fluidité du mouvement, à défaut d'avoir de vraies émotions. Matej Urban, parfait en Coppélius, confirme de son côté qu'il est désormais un interprète phare des Ballets de Monte-Carlo. Plus en retrait dans cette relecture, Anna Blackwell et Simone Tribuna servent quant à eux avec fraîcheur et dynamisme les rôles des éternels jeunes premiers.

Coppél-i.A. (chor. Jean-Christophe Maillot)

Dans l'interview publiée dans le programme du spectacle, Jean-Christophe Maillot prétend ne pas trancher quant aux conséquences de l'intelligence artificielle, même si l'on sent bien qu'il n'est pas particulièrement exalté par les mondes virtuels et les nouvelles technologies. S'il préserve certes un dénouement heureux de façade – avec le mariage des deux tourtereaux –, ce qui marque vraiment – ce qu'on pourrait appeler la morale de l'histoire –, ce sont plutôt les images finales de la créature au corps de titane s'éloignant vers l'inconnu, échappant à son créateur, apparaissant terrassé, sinon mis à mort. Une Coppél-i.A qui résonne de manière inquiétante comme un avatar de Frankenstein.



Bénédicte Jarrasse © 2019, Dansomanie

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Coppél-i.A
Album-photo (cliquer sur la mosaïque)



Coppél-i.A.

Musique : Bertrand Maillot, d'après Léo Delibes
Chorégraphie : Jean-Christophe Maillot
Dramaturgie :
Jean-Christophe Maillot, Geoffroy Staquet
Scénographie et costumes : Aimée Moreni
Lumières : 
Jean-Christophe Maillot, Sameul Thery

Coppél-.i.A. – Lou Beyne
Coppélius – Matej Urban
Swaninlda – Anna Blackwell
Frantz – Simone Tribuna
La Mère de Swanilda – Mimoza Koike
Lennart, confident de Swanilda – Lennart Radtke

Les Amies de Swanilda – Gaëlle Riou, Kaori Tajima, Anjara Ballestero, Anissa Bruley
Les Amis de Frantz – Daniele Delvecchio, Adam Reist, Benjamin Stone, Michael Grünecker, Koen Havenith
Les Prototypes – Benjamin Stone, Koen Havenith, Christian Tworzyanski
Cristian Olivieri, Alessio Scognamiglio, Jaat Benoot
Les Invités – Taisha Barton-Rowledge, Francesco Resch, Chelsea Adomaitis, Candela Ebbessen
Christian Assis, Markéta Pospíšilová, Lydia Wellington, Jaat Benoot, Portia Adams



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Musique enregistrée

Vendredi 27 décembre 2019,  Grimaldi Forum, Monaco


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