menu - sommaire



critiques et comptes rendus
Ballet du Bolchoï

24 novembre 2019 : Giselle (Alexeï Ratmansky) au Bolchoï  (Moscou)


Artem Ovcharenko (Albrecht), Ekaterina Krysanova (Giselle)


La première, très attendue, de la nouvelle mise en scène de Giselle par Alexeï Ratmansky, d'après Jules Perrot, Jean Coralli et Marius Petipa, vient d’avoir lieu au Bolchoï à Moscou.

Chaque nouvelle mise en scène d’un ballet ancien repris par Ratmansky provoque une certaine agitation : certains attendent avec impatience le résultat de ses recherches archéologiques, d’autres accueillent chacune de ses nouvelles créations pleins d’indignation a priori, voire avec agressivité.

Cette fois, comme d’habitude, tout le monde n’a pas fait bon accueil à la nouvelle mise en scène. Pour de nombreux amateurs conservateurs de ce ballet, la mise en scène de Ratmansky est à peu de choses près une atteinte au saint des saints, à considérer que sont considérées comme «sacrées» les trois versions connues au Bolchoï, celles de Léonide Lavrovski, de Youri Grigorovitch et de Vladimir Vassiliev (la dernière ne compte pas parmi les meilleures). 

Certains amateurs et danseurs classiques, formés essentiellement à l’époque soviétique, estiment que la tradition russe authentique d’interprétation de ce ballet est absente dans la version de Ratmansky, qu’il n’y a plus là de trace de l’école russe de ballet avec ses pliés élastiques caractéristiques et ses longues lignes de bras, et qu’en voyant cette Giselle, il semble que la distinction entre les écoles occidentale et russe ait définitivement disparue... 

giselle
Ekaterina Krysanova (Giselle)

Cela faisait longtemps qu’était connue l’existence de notations chorégraphiques rédigées selon le système Stepanov à la fin des années 1890/début des années 1900 au Mariinski par certains danseurs et notateurs de l'époque. Dans pratiquement toutes ses mises en scènes des dernières années (Le lac des cygnes, Les Millions d'Arlequin ou La Bayadère), Ratmansky a utilisé ces notations conservées aux archives de l'Université d'Harvard. Mais cette fois, ses sources ont été considérablement élargies : selon la brochure de présentation du Bolchoï, il s’est servi non seulement des archives d'Harvard mais aussi des notations d'Henri Justamant faites entre 1850 et 1860 et de remarques inscrites dans deux répétiteurs conservés dans les archives du Musée de l'art théâtral et musical de Saint-Pétersbourg : le premier répétiteur était celui de Petipa, le deuxième, celui de Titus, auteur de la première mise en scène de Giselle en Russie. Ratmansky a aussi utilisé le répétiteur de 1850, qui vient cette fois des archives du Bolchoï de Moscou et enfin le répétiteur d'Anna Pavlova, conservé au Musée national russe de la musique.

D’un côté, une telle quantité  de sources différentes témoigne du fait que le chorégraphe a réalisé un travail  de véritable chercheur et historien du ballet. D’un autre côté, cela nous amène aussi à nous poser la question : quelle version du ballet est finalement présentée aux spectateurs ?

D’autant plus que Giselle, comme on le sait, est l’un des ballets qui a le moins souffert au fil des ans, et qui n’a pas connu comme d’autres de nombreuses modifications. A notre avis, Alexeï Ratmansky a réussi dans une certaine mesure à restaurer l’esprit de la version initiale du ballet, celle que nous nous imaginons d’après la description qu’en a faite Théophile Gautier dans son livre Les beautés de l'Opéra. Son héroïne apparait aux lecteurs comme une fille joyeuse, pétillante, qui ne ressemble en rien au prototype de la Giselle russe auquel tous sont habitués, mélancolique, souffreteuse, d’une tristesse mystérieuse et féminine à l’excès, tel qu’il s’est formé dans les créations des grandes ballerines russes de l’époque soviétique. C’est pourquoi de nombreux amateurs de ballets conservateurs et d’anciens danseurs risquent de considérer la version de Ratmansky au mieux comme une offense à ce qu'il y a de plus sacré et au pire comme un spectacle qui anéantit totalement les traditions de l'art du ballet russe!

giselle
Artem Ovcharenko (Albrecht), Ekaterina Krysanova (Giselle)

Nombreux sont ceux qui s’interrogent sur l’intérêt qu’il y a à utiliser les notations chorégraphiques, considérant qu’il s’agit de quelque chose de désuet et pas moderne. On peut être d’accord ou pas avec l’idée qu’il est nécessaire de se référer aux notations des anciens ballets, mais on ne peut nier que cette notation permet de voir la structure de la danse et le mouvement dans sa version plus ou moins originale, sans les ajouts dus à l’interprétation des interprètes successifs, ce qui aide à se libérer des stéréotypes, ce qui constitue son intérêt principal.

Dans une interview accordée à Sergueï Konaev, et publiée dans la brochure du Bolchoï, Alexei Ratmansky précise les sources sur lesquelles il a basé son travail : «Sur le plan chorégraphique, j'ai utilisé la version de Nikolaï Sergueev (les archives d'Harvard). C'est la dernière version de Petipa. Mais les notations et les remarques de Justamant sont des sources d'inspiration qui donnent aux artistes une ligne directrice  pour créer l’image de leur personnage»i.

Avoir travaillé avec plusieurs sources a permis au chorégraphe, à notre avis, de restaurer certains moments clefs de la dramaturgie et des nuances qui avaient été ignorées ou perdues dans d’autres versions. Ainsi, dans la version de Petipa, il n’y avait pas ce mouvement-réminiscence, que Ratmansky a retrouvé dans une version précédente décrite par Justamant : avant  la première apparition de Giselle, Albert après avoir frappé à la porte de sa bien-aimée, lui envoie un baiser et se cache derrière la maison. Giselle ne voit pas qu’Albert lui a envoyé ce baiser mais elle semble l’avoir entendu et le fait comprendre par des gestes. Et dans le deuxième acte, Giselle envoie un baiser de la même manière à Albert, qui ne le voit pas non plus mais qui le sent lui aussi et le montre par sa gestuelle.

giselle

Ekaterina Krysanova (Giselle)Artem Ovcharenko (Albrecht)

Un autre élément récupéré par Ratmansky apporte une touche pleine de douleur et de souffrance aux deux héros : dans l’acte II, Albert, affaibli, embrasse le front de sa bien-aimée qui cache alors son visage et semble pleurer.

Pour ce qui est des modifications chorégraphiques, on observe qu’il y a plus de danses chez Albert et la variation du deuxième acte a subi des modifications techniques. Elle a été retranscrite d’après les notes de Serguéev et n’a jamais été utilisée dans d’autres versions du ballet. De même, dans la coda chez Albert, il n'y a pas les mouvement habituels des versions connues du ballet: ni entrechat six, ni briséii.

Dans le deuxième acte dans les danses des Willis, Ratmansky a restauré un passage qui, peut-être, a été supprimé il y a très longtemps. Comme le dit le chorégraphe, il n’existe pas de notation chorégraphique pour cette partie du ballet, ni chez Justamant ni chez Sergueev. Ratmansky a indiqué avoir trouvé la musique de cette danse des Willis dans les anciennes partitions des premières mises en scène de Giselle en Russie, qui ont par la suite subi des coupures. (Cette partie de la musique a été conservée dans un manuscrit qui se trouve au site Bibliothèque-musée de l'Opéra de la Bibliothèque nationale de France et elle a été utilisée dans la mise en scène de Giselle de John Neumeir en 1983 et plus récemment en 2015. Mais les rédacteurs de la brochure du Bolchoï n'ont pas pensé à citer ce document pas plus qu’ils n’ont mentionné qu’une version de Giselle a été créée par Pierre Lacotte en 1986).  

En tous cas, dans la partition de Giselle revue par Boris Assafiev dans la première partie du XXème siècle, ce passage musical n’existe pas, et il faut souligner que personne n’en a jamais fait mention et il semble que personne, parmi les musicologues en Russie, n’en ait même jamais connu l’existence.

giselle
Artem Ovcharenko (Albrecht), Ekaterina Krysanova (Giselle)

Du point de vue dramaturgique, cette danse des Willis est importante et intéressante. Et au plan chorégraphique, le résultat est parfaitement réussi. Cette danse des Willis  devient en quelque sorte l’un des points culminants du deuxième acte. Elle est interprétée juste avant le pas de deux, Albert et Giselle se tiennent devant la croix qui est sur la tombe, et pendant ce temps, les Willis dansent. Cette danse se termine de manière symbolique : à la fin, les Willis, forment une croix, au milieu de laquelle Giselle va se placer à la dernière mesure de la musique. Du point de vue musical, c’est une fugue qui se distingue assez nettement de toute la musique du deuxième acte qui lui est inférieur au point de vue artistique. Il me semble que c’est précisément pour cette raison que ce passage a fait l’objet d’une coupure et n’a plus été interprété.

Si l’on compare cette nouvelle mise en scène et les dernières versions du Bolchoï, la première chose qui attire l'attention est la pantomime, surtout dans l'acte I. Ce n'est pas par ce qu'elle est mal faite ou mal jouée, mais par ce que le public actuel est absolument ignorant ou qu’il a perdu l'habitude de voir une vraie pantomime dans le ballet classique. L’important n’est pas qu’il y en ait plus ou moins que dans les versions précédentes. Non, il y en a la même quantité que dans les autres versions. Mais elle est plus riche en gestes, elle a plus de relief et exige un véritable talent d’acteur que n’ont pas, malheureusement, tous les danseurs actuels. C’est précisément pourquoi l’apparition sur scène de Ludmila Semeniaka dans le rôle de la mère de Giselle est si précieuse. Son grand art n’a pas faibli avec le temps, l’expressivité de ses mains, de sa stature et de son regard crée une véritable magie sur scène, notamment au moment où elle raconte que les jeunes filles qui dansent trop peuvent mourir et devenir après leur mort des Willis. Les scènes de groupe du premier acte constituent un autre élément un peu déstabilisant par rapport aux mises en scène précédentes. Ces scènes sont très étoffées, avec un grand nombre de danseurs du corps de ballet et de figurants. La scène semble alors un peu surchargée, manquant d’air et à la limite pas assez grande pour que tous les danseurs puissent s’y mouvoir à leur aise. Il est difficile de dire précisément ce qui crée cette impression : la gamme de couleurs des décors, le luxe et les couleurs des costumes, la manière dont sont disposés les décors ou autre chose.

giselle

Artem Ovcharenko (Albrecht), Ekaterina Krysanova (Giselle)

Sur les décors et costumes de Robert Perdziola, les avis sont là aussi partagés. Perdziola a puisé son inspiration dans les décors et esquisses de costumes réalisés par Alexandre Benois pour les Saisons de Diaghilev en 1910 et 1924. D’après le décorateur, les esquisses pour ces deux versions sont très proches, pratiquement identiques, et c’est pourquoi il a décidé les utiliser pour son travail. (On doit rappeler que Robert Perdziola a réalisé le décor et les costumes pour Les Millions d’Arlequin d’Alexeï Ratmansky et que pour ce ballet, il s’était inspiré des décors et costumes d’Allegri et Ponomariev lors de la création en 1900). Si le décor de l’acte 2 ne suscite pas de critique, le décor de l’acte 1 semble bien sombre et laisse tout de suite présager une tragédie à venir. En outre, il se crée une sorte de dissonance entre la couleur joyeuse des costumes et ce sombre  paysage, avec un château et des rochers, et les branches des arbres qui ont déjà presque perdu leurs feuilles comme si l’hiver était déjà là. Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec l’image qu’on se fait de la campagne à la veille de la fête de la moisson…

Comme il se doit dans un ballet fantastique au XIXème siècle, la machinerie a joué un rôle très important pour créer des effets spéciaux et transporter les spectateurs dans le monde des esprits. Le chorégraphe et le décorateur ont fait tout leur possible pour que le spectacle soit fidèle à la mise en scène d’origine pour ce qui est des effets de machinerie, mais sans y parvenir totalement malheureusement. Il est absolument impossible d’admettre qu’au XIXème siècle on pouvait réaliser des effets extraordinaires sur scène, mais qu’à notre époque de haute technologie le Bolchoï n’a pas été en mesure de donner vie au rêve du chorégraphe et de montrer via une planche se déplaçant rapidement sur scène la glissade fantastique de Giselle qui sauve Albert et le transporte en un instant de l’avant-scène jusqu’aux coulisses où se trouve sa tombe et la croix qui le protège d’une mort imminente. Ce moment est décrit chez Justamant et Ratmansky espérait le concrétiser, mais cela n’a pas été le cas.

En revanche, certains effets spéciaux plus complexes (comme le vol de la doublure de Myrtha au fond de la scène ou le moment où Giselle, perchée sur une branche, s’incline à terre avec la branche pour jeter une fleur à Albert), ont été accueillis par les spectateurs de diverses manières. Manifestement, le spectateur russe ne peut s’imaginer qu’une chose est pareille de nos jours, dans la mesure où tous n’ont pas eu la chance de voir La Sylphide de Pierre Lacotte à l’Opéra de Paris avec ses effets spéciaux...

Par contre, à la fin du ballet, le créateur des décors a imaginé un effet impressionnant et très beau : alors que la tombe de Giselle est de l’autre côté de la scène, Albert porte Giselle le plus loin possible, sur un petit talus, pour ne pas la perdre pour toujours, mais l’apparition d’un rayon de soleil fait disparaitre peu à peu l’héroïne, d’une manière qui ressemble beaucoup à la description qu’en a fait en son temps Théophile Gautier. 

giselle
Ekaterina Krysanova (Giselle),  Lyudmila Semenyaka (Berthe)

J’ai eu la chance d’assister au spectacle où dansaient le deuxième cast, Ekaterina Krysanova (Giselle), Artem Ovcharenko (Albert), Ludmila Semenyaka (Berthe, la mère de Giselle), Dmitry Dorokhov (Hans) et Ekaterina Shipulina (Myrtha). Dans le premier cast, le rôle de Giselle a ete  interprété par Olga Smirnova et Albert par Artemy Belyakov, et dans le troisième cast par Anna Nikulina et Jacopo Tissi.

Sans aucun doute, le spectacle de chaque cast a été un succès. Mais c’est le duo Krysanova - Ovcharenko qui semble аvoir été au plus près de la perfection. Krysanova se trouve à son apogée pour la technique et les mouvements les plus difficiles du style romantique ne lui posent aucun problème, qui plus est avec un tempo incroyablement rapide, ce à quoi n’est pas habitué le public russe. Elle maitrise toute la gamme des émotions que nous observons chez Giselle : c’est d’abord une jeune fille joyeuse et amoureuse, puis une femme défaite après avoir été trompée, pour qui tout s’est effondré dans ce monde et qui, de chagrin, a perdu la raison. Au deuxième acte, cette créature qui n’est plus de ce monde, fragile mais toujours forte, prête à se sacrifier pour son amour, s’efforce de tout faire pour sauver celui qu’elle aime. Ovcharenko, lui, a créé la surprise et a été une découverte pour le public : il a montré là toutes les facettes de son talent d’artiste, sans parler de la beauté de sa danse.


giselle
Ekaterina Krysanova (Giselle)

L’interprétation de Giselle par l’orchestre du Bolchoï a été un vrai bonheur pour tous les amateurs de musique, d’une qualité tout à faire exceptionnelle. Il semblait que les musiciens de l’orchestre avaient enfin fait preuve de tout le sérieux nécessaire pour jouer la musique de ballet et cette musique a résonné avec des colorations nouvelles. Tous les groupes d’orchestre et les solos sonnaient en même temps puissamment et clairement et avec finesse et quand l’exigeait la partition, avec une multitude de nuances. Les tempi avaient été considérablement augmentés ce qui, bien sûr, était inhabituel pour les amateurs de ballet et allait à l’encontre des stéréotypes de l’interprétation musicale de cette œuvre, établis depuis une centaine d’années.

Le premier et le deuxième acte ont semblé passé en un instant. Tout, le tempo rapide, la pantomime efficace, la richesse de jeu des artistes et la beauté de la danse ont transformé notre Giselle habituelle en un spectacle, vraisemblablement proche de celui qui avait été créé il y a presque 180 ans. 

i Adolphe Adan, Giselle, Bolchoi théâtre, Moscou, Teatralis, 2019, p. 52.

ii Idem, p. 54.




Katia Anapolskaya © 2019, Dansomnie



Le contenu des articles publiés sur www.dansomanie.net et www.forum-dansomanie.net est la propriété exclusive de Dansomanie et de ses rédacteurs respectifs.Toute reproduction intégrale ou partielle non autrorisée par Dansomanie ou ne relevant pas des exceptions prévues par la loi (droit de citation notamment dans le cadre de revues de presse, copie à usage privé), par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. 


Album photo  (2 distributions, Olga Smirnova / Artemy Beliakov - Ekaterina Krysanova / Artem Ovcharenko)

giselle




Giselle
Musique : Adolphe Adam
Chorégraphie
: Jean Coralli, Jules Perrot et Marius Petipa, remontée par Alexeï Ratmansky
Décors et costumes : Robert Perdziola, d'après les esquisses d'Alexandre Benois
Lumières : Mark Stanley

Giselle – Ekaterina Krysanova  
Albrecht – Artem Ovcharenko
Hans (Hilarion) – Dmitry Dorokhov
MyrthaEkaterina Shipulina
Pas de deux des paysans – Maria Mishina, Ivan Poddubnyak
Deux Wilis – Daria Bochkova, Yulia Skvortsova (Zulmé)
Bathilde – Anastasia Meskova
Le Duc de Courlande – Victor Barykin
Wilfried – Yuri Ostrovsky
Berthe – Lyudmila Semenyaka

Ballet du  Bolchoï

Orchestre du Bolchoï, dir. Pavel Klinichev

Dimanche 24 novembre 2019,  Théâtre du Bolchoï (scène historique)


http://www.forum-dansomanie.net
haut de page