La
première, très attendue, de la nouvelle mise en scène de Giselle
par Alexeï Ratmansky, d'après Jules Perrot, Jean Coralli et Marius
Petipa,
vient d’avoir lieu au Bolchoï à Moscou.
Chaque
nouvelle mise en scène d’un ballet ancien repris par Ratmansky
provoque une certaine agitation : certains attendent avec
impatience le résultat de ses recherches archéologiques, d’autres
accueillent chacune de ses nouvelles créations pleins d’indignation
a priori, voire avec agressivité.
Cette
fois, comme d’habitude, tout le monde n’a pas fait bon accueil à
la nouvelle mise en scène. Pour de nombreux amateurs conservateurs
de ce ballet, la mise en scène de Ratmansky est à peu de choses
près une atteinte au saint des saints, à considérer que sont
considérées comme «sacrées» les trois versions
connues au Bolchoï, celles de Léonide Lavrovski, de Youri
Grigorovitch et de Vladimir Vassiliev (la dernière ne compte pas
parmi les meilleures).
Certains
amateurs et danseurs classiques, formés essentiellement à l’époque
soviétique, estiment que la tradition russe authentique
d’interprétation de ce ballet est absente dans la version de
Ratmansky, qu’il n’y a plus là de trace de l’école russe de
ballet avec ses pliés élastiques caractéristiques et ses longues
lignes de bras, et qu’en voyant cette Giselle, il semble que la
distinction entre les écoles occidentale et russe ait définitivement
disparue...

Ekaterina Krysanova (Giselle)
Cela
faisait longtemps qu’était connue l’existence de notations
chorégraphiques rédigées selon le système Stepanov à la fin des
années 1890/début des années 1900 au Mariinski par certains
danseurs et notateurs de l'époque. Dans pratiquement toutes
ses mises en scènes des dernières années (Le lac des cygnes, Les
Millions d'Arlequin ou La Bayadère), Ratmansky a utilisé ces
notations conservées aux archives de l'Université d'Harvard. Mais
cette fois, ses sources ont été considérablement élargies :
selon la brochure de présentation du Bolchoï, il s’est servi non
seulement des archives d'Harvard mais aussi des notations d'Henri
Justamant faites entre 1850 et 1860 et de remarques inscrites dans
deux répétiteurs conservés dans les archives du Musée de l'art
théâtral et musical de Saint-Pétersbourg : le premier répétiteur
était celui de Petipa, le deuxième, celui de Titus, auteur de la
première mise en scène de Giselle en Russie. Ratmansky a aussi
utilisé le répétiteur de 1850, qui vient cette fois des archives
du Bolchoï de
Moscou et enfin le répétiteur d'Anna Pavlova, conservé au Musée
national russe de la musique.
D’un
côté, une telle quantité de sources différentes témoigne
du fait que le chorégraphe a réalisé un travail de véritable
chercheur et historien du ballet. D’un autre côté, cela nous
amène aussi à nous poser la question : quelle version du
ballet est finalement présentée aux spectateurs ?
D’autant
plus que Giselle, comme on le sait, est l’un des ballets qui a le
moins souffert au fil des ans, et qui n’a pas connu comme d’autres
de nombreuses modifications. A notre avis, Alexeï Ratmansky a réussi
dans une certaine mesure à restaurer l’esprit de la version
initiale du ballet, celle que nous nous imaginons d’après la
description qu’en a faite Théophile Gautier dans son livre Les
beautés de l'Opéra. Son héroïne apparait aux lecteurs comme une
fille joyeuse, pétillante,
qui
ne ressemble en rien au prototype de la Giselle russe auquel tous
sont habitués, mélancolique, souffreteuse, d’une tristesse
mystérieuse et féminine à l’excès, tel qu’il s’est formé
dans les créations des grandes ballerines russes de l’époque
soviétique. C’est pourquoi de nombreux amateurs de ballets
conservateurs et d’anciens danseurs risquent de considérer la
version de Ratmansky au mieux comme une offense à ce qu'il y a de
plus sacré et au pire comme un spectacle qui anéantit totalement
les traditions de l'art du ballet russe!

Artem Ovcharenko
(Albrecht), Ekaterina Krysanova (Giselle)
Nombreux sont ceux
qui s’interrogent sur l’intérêt qu’il y a à utiliser les
notations chorégraphiques, considérant qu’il s’agit de quelque
chose de désuet et pas moderne. On peut être d’accord ou pas avec
l’idée qu’il est nécessaire de se référer aux notations des
anciens ballets, mais on ne peut nier que cette notation permet de
voir la structure de la danse et le mouvement dans sa version plus ou
moins originale, sans les ajouts dus à l’interprétation des
interprètes successifs, ce qui aide à se libérer des stéréotypes,
ce qui constitue son intérêt principal.
Dans une interview
accordée à Sergueï Konaev, et
publiée dans la brochure du Bolchoï,
Alexei Ratmansky précise les sources sur lesquelles il a basé son
travail : «Sur le plan chorégraphique,
j'ai utilisé la
version de Nikolaï
Sergueev (les archives d'Harvard). C'est la dernière version de
Petipa. Mais les notations et les remarques de Justamant sont des
sources d'inspiration qui donnent aux artistes une ligne directrice
pour créer l’image de leur personnage»i.
Avoir
travaillé avec plusieurs sources a permis au chorégraphe, à notre
avis, de restaurer certains moments clefs de la dramaturgie et des
nuances qui avaient été ignorées ou perdues dans d’autres
versions. Ainsi, dans la version de Petipa,
il
n’y avait pas ce
mouvement-réminiscence,
que
Ratmansky a retrouvé dans une version précédente décrite par
Justamant :
avant la première apparition de Giselle, Albert après avoir
frappé à
la porte de sa bien-aimée, lui envoie un baiser et se cache derrière
la maison. Giselle ne voit pas qu’Albert lui a envoyé ce baiser
mais elle semble l’avoir entendu et le fait comprendre par des
gestes. Et dans le deuxième acte, Giselle envoie un baiser de la
même manière à Albert, qui ne le voit pas non plus mais qui le
sent lui aussi et le montre par sa gestuelle.

Ekaterina Krysanova (Giselle), Artem Ovcharenko
(Albrecht)
Un
autre élément récupéré par Ratmansky apporte une touche pleine
de douleur et de souffrance aux deux héros : dans l’acte II,
Albert, affaibli, embrasse le front de sa bien-aimée qui cache alors
son visage et semble pleurer.
Pour
ce qui est des modifications chorégraphiques, on observe qu’il y a
plus de danses chez Albert et la variation du deuxième acte a subi
des modifications techniques. Elle a été retranscrite d’après
les notes de Serguéev et n’a jamais été utilisée dans d’autres
versions du ballet. De même, dans la coda chez Albert, il n'y a pas
les mouvement habituels des versions connues du ballet: ni
entrechat six, ni briséii.
Dans le
deuxième acte dans les danses des Willis, Ratmansky a restauré un
passage qui, peut-être, a été supprimé il y a très longtemps.
Comme le dit le chorégraphe, il n’existe pas de notation
chorégraphique pour cette partie du ballet, ni chez Justamant ni
chez Sergueev. Ratmansky a indiqué avoir trouvé la musique de cette
danse des Willis dans les anciennes partitions des premières mises
en scène de Giselle en Russie, qui ont par la suite subi des
coupures. (Cette partie de la musique a été conservée dans un
manuscrit qui se trouve au site Bibliothèque-musée de l'Opéra de
la Bibliothèque nationale de France et elle a été utilisée dans
la mise en scène de Giselle de John Neumeir en 1983 et plus
récemment en 2015. Mais les rédacteurs de la
brochure du Bolchoï n'ont pas pensé à citer ce document pas plus
qu’ils n’ont mentionné qu’une version de Giselle a été créée
par Pierre Lacotte en 1986).
En
tous cas, dans la partition de Giselle revue par Boris Assafiev dans
la première partie du XXème siècle, ce passage musical n’existe
pas, et il faut souligner que personne n’en a jamais fait mention
et il semble que personne, parmi les musicologues en Russie, n’en
ait même jamais connu l’existence.

Artem Ovcharenko
(Albrecht), Ekaterina Krysanova (Giselle)
Du
point de vue dramaturgique, cette danse des Willis est importante et
intéressante. Et au plan chorégraphique, le résultat est
parfaitement réussi. Cette danse des Willis devient en quelque
sorte l’un des points culminants du deuxième acte. Elle est
interprétée juste avant le pas de deux, Albert et Giselle se
tiennent devant la croix qui est sur la tombe, et pendant ce temps,
les Willis dansent. Cette danse se termine de manière symbolique :
à la fin, les Willis, forment une croix, au milieu de laquelle
Giselle va se placer à la dernière mesure de la musique. Du
point de vue musical, c’est une fugue
qui
se distingue assez
nettement de toute
la musique du deuxième acte qui
lui est inférieur au point de vue artistique. Il me semble que c’est
précisément pour cette raison que ce passage a fait l’objet d’une
coupure et n’a plus été interprété.
Si
l’on compare cette nouvelle mise en scène et les dernières
versions du Bolchoï, la première chose qui attire l'attention est
la pantomime, surtout dans l'acte I. Ce n'est pas par ce qu'elle est
mal faite ou mal jouée, mais par ce que le public actuel est
absolument ignorant ou qu’il a perdu l'habitude de voir une vraie
pantomime dans le ballet classique. L’important n’est pas qu’il
y en ait plus ou moins que dans les versions précédentes. Non, il y
en a la même quantité que dans les autres versions. Mais elle est
plus riche en gestes, elle a plus de relief et exige un véritable
talent d’acteur que n’ont pas, malheureusement, tous les danseurs
actuels.
C’est précisément pourquoi l’apparition sur scène de Ludmila
Semeniaka dans le rôle de la mère de Giselle est si précieuse. Son
grand art n’a pas faibli avec le temps, l’expressivité de ses
mains, de sa stature et de son regard crée une véritable magie sur
scène, notamment au moment
où
elle raconte que les jeunes filles qui dansent trop peuvent mourir et
devenir après leur mort des Willis. Les scènes de groupe du premier
acte constituent un autre élément un peu déstabilisant par rapport
aux mises en scène précédentes. Ces scènes sont très étoffées,
avec un grand nombre de danseurs du corps de ballet et de figurants.
La scène semble alors un peu surchargée, manquant d’air et à la
limite pas assez grande pour que tous les danseurs puissent s’y
mouvoir à leur aise. Il est difficile de dire précisément ce qui
crée cette impression : la gamme de couleurs des décors, le luxe et
les couleurs des costumes, la manière dont sont disposés les décors
ou autre chose.

Artem Ovcharenko
(Albrecht), Ekaterina Krysanova (Giselle)
Sur
les décors et costumes de Robert Perdziola, les avis sont
là aussi partagés. Perdziola a puisé son
inspiration dans les décors et esquisses de costumes
réalisés par Alexandre Benois pour les Saisons de
Diaghilev en 1910 et 1924. D’après le décorateur,
les esquisses pour ces deux versions sont très proches,
pratiquement identiques, et c’est pourquoi il a
décidé les utiliser pour son travail. (On doit rappeler
que Robert Perdziola a réalisé le décor et les
costumes pour Les Millions d’Arlequin d’Alexeï
Ratmansky et que pour ce ballet, il s’était inspiré
des décors et costumes d’Allegri et Ponomariev lors de la
création en 1900). Si le décor de l’acte 2 ne
suscite pas de critique, le décor de l’acte 1 semble bien
sombre et laisse tout de suite présager une tragédie
à venir. En outre, il se crée une sorte de dissonance
entre la couleur joyeuse des costumes et ce sombre paysage, avec
un château et des rochers, et les branches des arbres qui ont
déjà presque perdu leurs feuilles comme si l’hiver
était déjà là. Tout cela n’a pas
grand-chose à voir avec l’image qu’on se fait de la
campagne à la veille de la fête de la moisson…
Comme
il se doit dans un ballet fantastique au XIXème siècle, la
machinerie a
joué un rôle très important pour créer des effets spéciaux et
transporter les spectateurs dans le monde des esprits. Le chorégraphe
et le décorateur ont fait tout leur possible pour que le spectacle
soit fidèle à la mise en scène d’origine pour ce qui est des
effets de machinerie, mais sans y parvenir totalement
malheureusement. Il est absolument impossible d’admettre qu’au
XIXème siècle on pouvait réaliser des effets extraordinaires sur
scène, mais qu’à notre époque de haute technologie le Bolchoï
n’a pas été en mesure de donner vie au rêve du chorégraphe et
de montrer via une planche se déplaçant rapidement sur scène la
glissade fantastique de Giselle qui sauve Albert et le transporte en
un instant de l’avant-scène jusqu’aux coulisses où se trouve sa
tombe et la croix qui le protège d’une mort imminente. Ce moment
est décrit chez Justamant et Ratmansky espérait le concrétiser,
mais cela n’a pas été le cas.
En
revanche, certains effets spéciaux plus complexes (comme le vol de
la doublure de Myrtha au fond de la scène ou le moment où Giselle,
perchée sur une branche, s’incline à terre avec la branche pour
jeter une fleur à Albert), ont été accueillis par les spectateurs
de diverses manières. Manifestement, le spectateur russe ne peut
s’imaginer qu’une chose est pareille de nos jours, dans la mesure
où tous n’ont pas eu la chance de voir La Sylphide de Pierre
Lacotte à l’Opéra de Paris avec ses effets spéciaux...
Par
contre, à la fin du ballet, le créateur des décors a imaginé un
effet impressionnant et très beau : alors que la tombe de
Giselle est de l’autre côté de la scène, Albert porte Giselle le
plus loin possible, sur un petit talus, pour ne pas la perdre pour
toujours, mais l’apparition d’un rayon de soleil fait disparaitre
peu à peu l’héroïne, d’une manière qui ressemble beaucoup à
la description qu’en a fait en son temps Théophile Gautier.

Ekaterina Krysanova (Giselle), Lyudmila Semenyaka (Berthe)
J’ai
eu la chance d’assister au spectacle où dansaient le deuxième
cast, Ekaterina Krysanova (Giselle), Artem Ovcharenko (Albert),
Ludmila Semenyaka (Berthe, la mère de Giselle), Dmitry Dorokhov
(Hans) et Ekaterina Shipulina (Myrtha). Dans le premier cast, le
rôle de Giselle a ete interprété par Olga Smirnova et Albert
par Artemy Belyakov, et dans le troisième cast par Anna Nikulina et
Jacopo Tissi.
Sans
aucun doute, le spectacle de chaque cast a été un succès. Mais
c’est le duo Krysanova - Ovcharenko qui semble аvoir
été au plus près de la perfection. Krysanova se trouve à son
apogée pour la technique et les mouvements les plus difficiles du
style romantique ne lui posent aucun problème, qui plus est avec un
tempo incroyablement rapide, ce à quoi n’est pas habitué le
public russe. Elle maitrise toute la gamme des émotions que nous
observons chez Giselle : c’est d’abord une jeune fille
joyeuse et amoureuse, puis une femme défaite après avoir été
trompée, pour qui tout s’est effondré dans ce monde et qui, de
chagrin, a perdu la raison. Au deuxième acte, cette créature qui
n’est plus de ce monde, fragile mais toujours forte, prête à se
sacrifier pour son amour, s’efforce de tout faire pour sauver celui
qu’elle aime. Ovcharenko, lui, a créé la surprise et a été une
découverte pour le public : il a montré là toutes les
facettes de son talent d’artiste, sans parler de la beauté de sa
danse.

Ekaterina Krysanova (Giselle)
L’interprétation
de Giselle par l’orchestre du Bolchoï a été un vrai bonheur pour
tous les amateurs de musique, d’une qualité tout à faire
exceptionnelle. Il semblait que les musiciens de l’orchestre
avaient enfin fait preuve de tout le sérieux nécessaire pour
jouer la musique de ballet et cette musique a résonné avec des
colorations nouvelles. Tous les groupes d’orchestre et les solos
sonnaient en même temps puissamment et clairement et avec finesse et
quand l’exigeait la partition, avec une multitude de nuances. Les
tempi avaient été considérablement augmentés ce qui, bien sûr,
était inhabituel pour les amateurs de ballet et allait à l’encontre
des stéréotypes de l’interprétation musicale de cette œuvre,
établis depuis une centaine d’années.
Le
premier et le deuxième acte ont semblé passé en un instant. Tout,
le tempo rapide, la pantomime efficace, la richesse de jeu des
artistes et la beauté de la danse ont transformé notre Giselle
habituelle en un spectacle, vraisemblablement proche de celui qui
avait été créé il
y a presque 180 ans.
i
Adolphe Adan, Giselle, Bolchoi théâtre, Moscou, Teatralis, 2019,
p. 52.
Katia Anapolskaya © 2019, Dansomnie