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Ballet du Capitole de
Toulouse
19 & 20 juin 2019 : «Nijinsky, clown de Dieu» - Neumeier / Kelemenis / Dawson / Celis
Philippe Solano dans Vaslaw (chor. J. Neumeier)
Le Ballet du Capitole rend hommage à Nijinski. Ce danseur
à la trajectoire fulgurante a laissé une trace
indélébile dans l'histoire de la danse et son destin
tragique n'en finit pas de fasciner. A défaut de
témoignage filmé, la beauté extraordinaire des
photographies posées de ses grands rôles ne peuvent pas
mentir. Les quelques chorégraphies qu'il a eu le temps de nous
laisser pendant sa trop brève carrière apparaissent
toujours aussi stupéfiantes plus d'un siècle
après. Ses rôles les plus marquants (Pétrouchka, Le Spectre de la rose)
nous font imaginer en creux l'impact qu'il produisait sur son public.
Ses cahiers, écrits au seuil de la folie qui va l'emmurer pour
trente ans, sont de mieux en mieux connus depuis leur publication non
expurgée. Ils ouvrent sur les insondables mystères de
l'âme humaine, de même que les centaines de dessin
exécutés à la même époque, qui sont
pour la plupart dans des collections privées.
Cette double fascination rétrospective, sur le danseur et sur le
personnage, est bien présente dans le programme toulousain
à travers trois mises au répertoire et une
création. Quatre regards très différents sur le
mythe se répondent. Quatre réponses aux multiples
interrogations qu'il suscite en nous se complètent.
Florencia Chinellato et Natalia de Froberville dans Faun(e) (chor. D. Dawson)
Avant le lever du rideau Kader Belarbi vient nous annoncer une bonne surprise. Le ballet Faun(e)
de David Dawson, à l'origine conçu pour deux hommes, ne
sera pas dansé comme prévu dans une version masculine ou
féminine (une première à Toulouse) en alternance,
mais sera présenté dans les deux versions successivement.
C'est cette nouvelle version pour deux danseuses qui est donnée
en premier lieu et il ne fait nul doute que l'idée sera reprise
tant la proposition délivre un surcroît de force. Sur le Prélude à l'après-midi d'un faune,
joué par deux pianos dans la fosse de la Halle aux grains,
Natalia de Froberville et Florencia Chinellato jouent à
l'évidence de leurs silhouettes quasi jumelles pour des
évolutions en miroir ou en échos. Elles dessinent des
lignes superbes, grâce à des ports de bras, des
épaulements d'un grand raffinement, jusqu'aux cous-de-pied
parfaitement tendus. Le talent des deux danseuses éclate
à chaque instant. On est dans l'abstraction pure.
Ramiro Gómez Samón et Philippe Solano dans Faun(e) (chor. D. Dawson)
Changement d'atmosphère pour la version masculine qui
s'enchaîne presque sans temps mort. Avec Ramiro Gómez
Samón et Philippe Solano, ce sont au contraire deux
personnalités qui s'opposent. Philippe Solano est un
véritable faune à l'énergie bondissante, jouissant
de la vie sans contrainte. Ramiro Samón a la majesté d'un
dieu descendu de l'olympe, condamné pour un temps à mener
la vie simple de berger. Leurs rapports ne sont pas symétriques,
les deux danseurs soulignant des relations de maître à
élève. Le geste final en prend un nouveau sens. Deux
expressions également passionnantes des notions
d'altérité, de dualité, d'identité,
d'intimité, tous ces thèmes qui semblaient obséder
Vaslav Nijinski dans son journal.
Vaslaw est le
titre donné par John Neumeier au premier ballet qu'il a
conçu autour de la figure du danseur. Créé en 1979
par Patrick Dupond, alors à l'aube d'une formidable
carrière, et dont le rapprochement avec Nijinski a pu être
fait un moment, il repose sur un moment précis de la vie de
Nijinski. En 1913, peu après le scandale du Sacre du printemps,
Nijinski avait commencé à esquisser un projet de ballet
sur des pièces de Bach, choisissant les musiques parmi le Clavier bien tempéré et les Suites françaises,
et prenant des notes. Neumeier s'est appuyé sur ces musiques et
ces notes pour sa propre évocation. Réussissant à
nous faire ressentir ce moment de bascule entre processus
créateur et folie, le résultat est d'une grande
élévation de pensée. Avec le piano cette fois en
fond de scène, Neumeier fait alterner des passages d'un
néo-classicisme très pur, en pas de deux ou pas de trois
aux lignes géométriques, avec des ruptures soudaines plus
instinctives. Constamment sur scène, la figure du
chorégraphe domine l'ensemble. C'est souvent lui qu'on regarde,
même immobile, debout ou allongé, en des poses reprises de
ses ballets célèbres.
Ramiro Gómez Samón dans Vaslaw (chor. J. Neumeier)
En alternant dans ce rôle, les caractères de Ramiro
Gómez Samón et Philippe Solano s'opposent une nouvelle
fois. Ramiro Samón, plus introspectif, est dans le
rêve, dans le souvenir de sa gloire, déjà
guetté par la schizophrénie. Philippe Solano en
deuxième distribution est davantage dans la lutte, dans
l'emportement, dans la volonté créatrice. On peut
préférer l'une ou l'autre conception, mais elle sont
ardemment défendues, d'autant que chacun des deux solistes est
entouré par les meilleurs danseurs de la compagnie toulousaine.
Avec Kiki la Rose, on retrouve le port de bras déjà évoqué dans Vaslaw, celui du Spectre de la rose.
C'est justement le poème de Théophile Gautier mis en
musique par Berlioz qui est à l'origine de l'argument du ballet
de Fokine et qui a inspiré Michel Kelemenis pour ce
solo-hommage. Sur deux mélodies des Nuits d'été
de Berlioz dans leur version avec piano, admirablement chantées
par Victoire Bunel, un personnage fait une majestueuse entrée
sur le plateau dans une douce lumière végétale.
Après avoir négligemment déposé des
pétales de rose à l'avant-scène et s'être
défait de sa grande cape, il commence à développer
des mouvements acérés. L'allusion à Nijinski est
indirecte, mais la proposition séduit par sa concentration.
Michel Kelemenis est venu lui-même retransmettre ce solo aux
danseurs toulousains. Rouslan Savdenov dégage l'expression
puissante d'un soliste aguerri, aux mouvements précis et
captivants. Le lendemain, Simon Catonnet se révèle en
endossant le mythe avec autorité.
Simon Catonnet dans Kiki la Rose (chor. M. Kelemenis)
Avec Stijn Celis, venu créer une nouvelle version de Pétrouchka,
la référence à Vaslav Nijinski est encore plus
lointaine. Nous n'allons pas assister à une relecture de
l'histoire du malheureux Pierrot russe, ni revoir ses fameux genoux en
dedans. Il s'agit plutôt si l'on suit bien le chorégraphe
d'une vision assez diffuse d'un sentiment, comme si l'esprit de
l'opprimé continuait de nous habiter, y compris dans un monde
contemporain semblant parfois se déshumaniser. Parmi cette foule
aux visages masqués de cagoules morbides à la
manière des lutteurs mexicains, s'affrontant violemment en
plusieurs groupes, nous chercherons Pétrouchka tel qu'on l'avait
aperçu à la fin de son histoire, revenu narguer le
magicien après sa mort. Le reconnaîtrons-nous?
Pétrouchka (chor. S. Celis)
Les visages masqués semblent récurrents chez Stijn Celis,
qui nous avait déjà présenté ses Noces aux
comparses peinturlurés. Dans ces conditions, il est difficile de
reconnaître les danseurs, mais plusieurs se distinguent
néanmoins. Ichika Maruyama, Amaury Barreras Lapinet, Nicolas
Rombaut font preuve de belles qualités d'énergie dans
cette succession effrénée d'entrées et sorties.
Une œuvre forte, bien soutenue par Nino Pavlenichvili et Jonas
Vitaud aux pianos, qui conclut sur un point d'interrogation un
programme magnifiquement composé.
Jean-Marc
Jacquin © 2019, Dansomanie
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Album-photo. Cliquer pour visualiser
Vaslaw (entrée au répertoire)
Musique
: Jean-Sébastien Bach
Chorégraphie, costumes et lumières : John Neumeier
Avec : Ramiro Gómez Samón (19/06) / Philippe Solano (20/06)
Natalia de Froberville, Julie Charlet, Florencia Chinellato
Kayo Nakazato (19/06) / (20/06) Tiphaine Prévost, Alexandra Surodeeva
Simon Catonnet, Timofiy Bykovets, Minoru Kaneko
Jonas Vitaud, piano solo
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Kiki la Rose (entrée au répertoire)
Musique
: Hector Berlioz
Chorégraphie : Michel Kelemenis
Costumes
: Fabienne Duc
Avec : Rouslan Savdenov (19/06) / Simon Catonnet (20/06)
Victoire Bunel, mezzo-soprano
Nino Pavlenichvili, piano solo
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Faun(e) (entrée au répertoire)
Musique
: Claude Debussy
Chorégraphie et scénographie : David Dawson
Costumes
: Yumiko Takeshima
Lumières : Bert Dalhuysen
Avec : Ramiro Gómez Samón, Philippe Solano
Natalia de Froberville, Florencia Chinellato
Nino Pavlenichvili & Jonas Vitaud, pianos
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Pétrouchka (création)
Musique
: Igor Stravinsky
Chorégraphie : Stijn Celis
Costumes
: Catherine Voeffray
Lumières : Fred Pommerehn
Avec : Dafne Barbosa, Louise Coquillard, Ichika Maruyama, Solène Monnereau
Kayo Nakazato, Yuki Ogasawara, Tiphaine Prévost, Joanna Torello
Martin Arroyos, Amaury Barreras Lapinet, Baptiste Claudon, Rafael Fernandez Ramos
Lien Geslin Vinck, Jérémy Leydier, Nicolas Rombaut
Nino Pavlenichvili & Jonas Vitaud, pianos
Ballet du Capitole
de Toulouse
Mercredi 19 et jeudi 20 juin 2019, Halle aux grains, Toulouse
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