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critiques et comptes rendus
American Ballet Theatre

04 juin 2018 : Harlequinade (Ratmansky / Petipa) au Metropolitan Opera de New York


Isabella Boylston (Colombine) James Whiteside (Arlequin)


Le monde du ballet fête cette année le bicentenaire de la naissance de Marius Petipa. En hommage à ce grand maitre de la danse classique ont été organisés de nombreux événements dans presque toutes les compagnies, ainsi que des galas et des conférences.

L’un des plus extraordinaires événements de l’année Petipa a eu lieu à New York, sur la scène du Metropolitan, pratiquement à la fin de la saison : le ballet Les Millions d'Arlequin ou Harlequinade, dans une reconstruction d'Alexei Ratmansky, a été présenté sur la scène du Met par la troupe de l'American Ballet Theatre le 4 juin 2018. Cette première est passée quasiment inaperçue dans la mesure où la plupart des critiques avaient les yeux tournés vers les Benois de la danse, qui se déroulent traditionnellement à Moscou en mai ou en juin, puis, presque au même moment, vers une conférence organisée à Moscou où ont été présentées de nombreuses études intéressantes concernant l’œuvre de Petipa. Les participants à la conférence ont pu apprendre de la meilleure source comment a été reconstruit ce ballet puisque Alexeï Ratmansky est intervenu par Skype et a partagé ses impressions, deux jours après  la première, et parlé de son expérience de reconstruction des ballets de  Petipa, et du travail réalisé à partir du système de notation de Sergueiev.Mais aucun récit, même venant du chorégraphe, ne peut rendre ce qui a été montré sur scène.

Ce ballet a une place absolument  à part dans l'œuvre de Petipa, et Balanchine a souligné à juste titre son importance dans l'histoire de la danse classique. Alors pourquoi ce ballet n'a-t-il pas trouvé jusqu’à présent la place qu’il mérite parmi les autres grands chefs-d’œuvre de Petipa?

Peut-être que, comme le dit Alexeï Ratmansky, les grands conservateurs de l'héritage de Petipa comme Konstantin Sergueiev en URSS et Nikolai Sergueiev en Angleterre n’ont pas été intéressés par ce ballet. En outre, les tentatives de mise en scène de ce ballet, en Russie et en Occident, n’ont pas été très réussies jusqu’à présent, à l'exception des Millions d'Arlequin d'Emilie Valbom (chorégraphe danoise des années 1920-1930) et de Pedro Consuegra (ancien directeur et chorégraphe du ballet de Marseille) qui l'a monté dans sa propre version, d’abord à Marseille, puis à La Havane à la demande d’Alicia Alonso dans les années 1980. La mise en scène de Balanchine, même si elle reste à ce jour la version la plus connue de ce ballet, ne peut pas être considérée comme l’œuvre la plus réussie du maitre. Quant à la célèbre version soviétique de Piotr Goussev, dans laquelle ont indubitablement été conservés des éléments de la chorégraphie authentique de Petipa, elle n’est pas du tout réussie à notre avis, et le fait que Goussev se soit permis d’effectuer de nombreuses modifications et coupures nous semble absolument inacceptable. Peut-être aussi que ce ballet, qui est une charmante miniature à la manière des Noces de Figaro, mais beaucoup plus simple à première vue, a fait hésiter les directeurs de compagnies, inquiets d’un possible échec commercial.

Ce ballet est important dans la mesure où, avec les Saisons et  Les Ruses d'Amour de Glazounov, il ouvre une nouvelle ère dans l’œuvre de Petipa et dans le ballet classique en général.

Chacun de ces ballets, créés en deux mois au début de l’année 1900, se distingue des autres par le caractère particulier de la structure de composition, de la dramaturgie, et du lexique (Les Ruses d'Amour est un ballet où Petipa a introduit les danses de l'époque de style galant).

En soulignant dans plusieurs articles et dans ma thèse le rapport étroit du Petipa de la maturité avec les styles artistiques de son époque, avant tout avec le symbolisme et l’Art nouveau, j’indiquais que Petipa a probablement commencé au début du XXe siècle à transformer ou à moderniser les anciennes formes de la danse et surtout les mouvements, pour répondre aux changements de goût de l'époque.

Isabella Boylston (Colombine) 


Dans son livre A contre-courant, Fokine a écrit une phrase devenue célèbre selon laquelle le rôle d'Arlequin représentait quelque chose de tout à fait nouveau. Fokine ajoutait que dans sa danse, pour la première fois, Petipa avait réuni comme jamais le mouvement et le jeu dramatique.

Nous avons  interrogé Alexeï Ratmansky sur d’éventuelles innovations dans le lexique de la danse dans Les Millions d'Arlequin, par rapport aux autres ballets de Petipa créés auparavant. La réponse de Ratmansky a été négative. A l'exception de la variation de Colombine au premier acte (créée pour Preobrajenskaya), qui reste très difficile même pour les danseuses d'aujourd'hui, les autres danses n'apportent rien de nouveau en matière de lexique chorégraphique. Les danses des deuxièmes solistes par exemple sont construites sur de simples relevés passés et échappés. Le mouvement de base des coryphées est le temps levé en arabesque que l'on retrouve dans tous les ballets de Petipa. Mais malgré la simplicité de ses composants, on a globalement le sentiment d'une chorégraphie exceptionnellement variée, équilibrée et harmonieuse. Cependant, ajoute le chorégraphe, ce ballet ne donne absolument pas l'impression d'être la répétition de quelque chose de déjà connu. Il est assez significatif que dix ans après la première, le moderniste Fokine ait repris quasiment à l'identique les personnages et les pas caractéristiques des héros d'Harlequinade dans son Carnaval. Il est impressionnant de voir qu’après ses plus grands chefs-d'œuvre, par exemple deux ans après Raymonda, Petipa à 82 ans trouve encore l'inspiration pour créer de nouveaux ballets qui se distinguent par l’originalité du sujet et de la danse.

Nous savons qu’il ne s’agit pas de la première reconstruction d’un ballet de Petipa par Alexeï Ratmansky. On peut s’interroger sur la nécessité de reconstruire des ballets anciens et depuis l’apparition des premières reconstructions réalisées par Sergueï Vikharev, la controverse n’a jamais pris fin. Certains se demandent si cela est bien nécessaire. D’autres soulignent que ce n’est pas le ballet que nous connaissons et auquel nous sommes habitués… Un amateur de ballet en France aimera et défendra comme seuls authentiques les versions Noureev des ballets de Petipa. Un Russe préférera la version traditionnelle donnée au Bolchoï ou au Mariinski et dira que Noureev a défiguré tous les ballets de Petipa.

Quelle volonté et quels efforts sont nécessaires pour arriver à la vérité! Il faut passer un temps considérable dans les archives, déchiffrer des manuscrits vieux de plus de cent ans, revenir encore et encore dans le passé, comprendre ce que nous avons perdu, comprendre l’évolution de la danse, nos racines et finalement encore une fois apprendre au contact de Petipa!

Harlequinade

Harlequinade (chor. Alexeï Ratmansky)

Bien sûr, nous sommes tellement habitués au Lac des cygnes du Bolchoï ou de l’Opéra de Paris qu’en regardant la version de Ratmansky, qui connaît un succès remarquable à Zurich pour la deuxième saison consécutive, beaucoup de choses nous rendent perplexes ou nous posent question. Nous avons déjà intégré un certain nombre de stéréotypes et d’idées bien arrêtées concernant ce ballet, dont il est parfois difficile de prendre la mesure.

En ce qui concerne Harlequinade, ce n’est quasiment pas le cas. Parce que personne ne sait en fait à quoi ressemblait ce ballet injustement oublié. Ceux qui se sont intéressés un jour à l’Harlequinade reconnaitront tout au plus quelques pas dans les danses d’enfants. Le reste a été reconstitué par bribes, déchiffré, vérifié avec la précision d’un expert policier, tous les éléments ayant été soigneusement analysés.

Alexeï Ratmansky nous a fait part de son analyse, dans lequel il explique en détail dans quelle mesure la chorégraphie de Petipa se retrouve dans les notations qui ont été conservées : dans quels numéros précisément elle se retrouve et dans quels numéros ce n’est pas le cas, dans quels numéros la notation a été conservée seulement en partie, par exemple juste la direction du mouvement, et dans quels numéros (peu nombreux) la notation est pratiquement absente.

Selon le chorégraphe, la pantomime est décrite dans un texte très détaillé. Toutes les mesures musicales dans les notations ont été vérifiées et comparées jusqu’à la dernière croche avec le texte musical de la partition. Toutes les scènes avec  pantomime, de même que les déplacements des personnages et  leur jeu dramatique concordent avec les remarques qu’on trouve dans la partition musicale, à l'exception de quelques mesures dans lе numéro 8 de la scène VIII de l'acte 1. Là, comme nous l’a expliqué Ratmansky, il a de nouveau suivi les indications données sur les notations.

Les notations concernant ce ballet représentent une centaine de pages. La plupart des numéros ont été notés à deux reprises. La notation a été réalisée en 1904, quand les créateurs des rôles avaient déjà été partiellement remplacés par d’autres danseurs. Par exemple, lors de la première, le rôle de Colombine était tenu par Kchessinskaïa, mais il est assez vite passé à Preobrajenskaïa et les variations de Colombine ont été considérablement modifiées. C’est pourquoi dans la nouvelle version de cette variation, nous ne voyons pas les mouvements décrits par les critiques de l’époque après la première. Toutes les notations ont été faites par Nikolaï Sergueïev et ses assistants. Pour l’essentiel, comme le souligne Ratmansky, ce sont les mouvements des jambes qui ont été notés. Bien que Petipa ait toujours accordé beaucoup d’importance aux mains des danseuses, leurs mouvements n’ont pas toujours été décrits en détails et il arrive qu’ils n’aient pas été notés du tout.

Dans les numéros où sont indiquées uniquement quelques poses et la direction dans laquelle se font les mouvements, il a fallu comparer avec diverses variantes existantes de ces scènes. Ces notations recèlent parfois de vrais trésors, relève Ratmansky, qui se félicite d’avoir trouvé  la notation d’une variation de Colombine pour Preobrajenskaïa dans le deuxième acte, où absolument tous les mouvements ont été notés de manière détaillée. Cette variation a été notée par Alexandra Konstantinova. Une autre découverte de grande valeur est un extrait filmé de la scène de la Sérénade enregistré lors d’une répétition de Tamara Karsavina avec des élèves d’une école de danse en 1964 et qui a servi de source d’inspiration pour la reconstruction.

Les quelques éléments évoqués par Ratmansky permettent de se faire une idée de ce que représente le travail d’un chorégraphe qui cherche à reconstituer une version authentique d’un ballet et par là même à rendre un hommage sincère à Petipa en devenant pour un moment son élève. Une seule danse, «Le temps passé, le temps présent», écrite pour Maria Petipa et Sergueï Legat, n’a pas été reprise car elle n’avait été dansée qu’une fois, lors de la première, et elle n’avait pas été notée.

Pour parvenir à la version authentique recherchée, le chorégraphe doit aussi accorder toute l’importance nécessaire aux décors et costumes tels qu’ils étaient à l’époque. «Avant, je pensais que la chorégraphie de Petipa était tellement remarquable par elle-même que créer de nouveaux décors et costumes pour la rendre plus proche de notre époque ne pouvait pas lui faire du tort», a expliqué Alexeï Ratmansky.

On se souvient pourtant que c’est l’une des raisons pour lesquelles le dernier grand ballet de Petipa, Le Miroir magique, a été un fiasco : sans en avertir Petipa, la direction du théâtre Mariinski avait décidé de commander les décors à Alexandre Golovine, décorateur débutant à l’époque, qui n’avait pas d’expérience et qui a peint les décors comme des toiles de peinture, ce qui gênait les spectateurs pendant le spectacle.

Cette fois, Alexeï Ratmansky a décidé que les esquisses des décors et costumes originaux de 1900 serviraient de base pour les nouveaux décors et costumes créés par le peintre américain, Robert Perdziola, qui s’est inspiré de ce qu’avaient réalisé Orest Allegri, Ivan Vsevolojski et Evguéni Ponomarev. Perdziola a réussi au-delà de toute espérance : la ressemblance avec les décors et costumes d’origine est telle qu’on peut avoir l’impression d’assister à la première, à l’époque de Petipa.

La machinerie et tous les effets scéniques ont été eux aussi réalisés comme indiqué dans le livret d'origine. Dans son intervention par Skype lors de la conférence sur Petipa à Moscou, Ratmansky a souligné que pendant qu’il travaillait sur ce ballet, il a été étonné de voir à quel point Petipa et ses collaborateurs connaissaient bien les effets théâtraux de l'époque, qui impressionnaient les spectateurs et permettaient de maintenir l’intensité dramatique pendant tout le spectacle. Les effets spéciaux devenaient un levier dramaturgique supplémentaire pour Petipa. 

Tout cela venait s’ajouter à la musique de Drigo, composée en étroite coopération avec Petipa, qui était déjà basée sur un principe de développement très dynamique avec un système de leitmotiv, de timbres et de thèmes de réminiscence qui permettaient au spectateur d’absorber et de retenir facilement les mélodies et créaient une atmosphère où l’action se déroulait comme dans un tourbillon. Sans aucune interruption dans l’action!

Harlequinade

James Whiteside (Arlequin)

Dans ce ballet, tout se déroule dans un seul souffle. Contrairement à la pratique qui existait à l’époque, il est ici impossible d’ajouter de nouvelles variations musicales ou d’extraits d’autres ballets sans détruire immédiatement la structure de l’œuvre. Pourtant, plusieurs versions modernes sont tombées dans ce travers.

Lors de la première du spectacle d’Alexeï Ratmansky à New York, le sentiment général était que tout coule de source et tout est beau. Toutes les scènes comiques et leurs personnages ont été réalisés avec un goût très sûr et ont fait rire les spectateurs, par ailleurs enchantés de la performance de chacun des acteurs. L’absence d’acrobatie contemporaine dans la danse, dans le sens négatif du terme, n’enlève en rien à ce ballet son caractère moderne. Bien au contraire, il nous ramène à ce genre de ballet où tout est beau et élégant, où les pirouettes virtuoses d’une variation masculine ne sont pas un but en soi, mais sont dictées par le rôle, où les mouvements techniques difficiles dans la partie d’une danseuse paraissent légers et pleins d’élégance, où tous les portés dans les adagios sont réalisés avec une grâce particulière et nous ravissent par leur diversité malgré la limite imposée, dans la mesure où à l’époque, les danseurs ne portaient pas haut leurs partenaires.

Le choix du premier cast a été particulièrement réussi. La Colombine d’Isabelle Boylston, bien qu’elle ait dansé  des variations de Preobrajenskaïa, semblait être une réincarnation de Kchessinskaïa, avec un jeu sublime et une technique lui permettant de surmonter toutes les difficultés. Sa complice Pierrette, elle aussi pleine de joie et de la légèreté était parfaite dans ce rôle. Les deux rôles masculins d’Arlequin et Pierrot demandent des qualités de danse et de jeu particulières, car pour le rôle d’Arlequin il est indispensable de maitriser la technique, la souplesse et la coordination. Ce n’est pas un prince, mais ce n’est un bouffon non plus. Il semble que James  Whiteside possède toutes ces qualités indispensables. Peut-être a-t-il seulement manqué un peu de finesse dans les nuances de son jeu. Le rôle de Pierrot est à notre avis le plus difficile, entièrement mimé, sans danse. Le Pierrot de Thomas Forster est, lui, au-delà de tout éloge.

Le rôle de Léandre (le fiancé malheureux de Colombine) est une très grande réussite chorégraphique. Ce Léandre n’est ni le Gamache de Don Quichotte ni le Alain de La Fille mal gardée, bien qu’il tire son origine de ces personnages. C’est un jeune homme extravagant, égocentrique, vaniteux, pas une caricature, mais en même temps un personnage très comique. Dans ce rôle, Duncan Lyle est absolument formidable, et grâce à lui, les spectateurs ont pu percevoir le talent du chorégraphe Ratmansky dans le domaine du grotesque et du comique.

Merci Monsieur Ratmansky d’avoir fait revivre ce ballet plein de joie, d’humour, de couleurs, et tellement important pour le répertoire classique. Ce ballet est absolument indispensable dans la pratique pédagogique de chaque école de danse, dans la mesure où il comporte de remarquables danses d'enfants.

On peut toujours discuter de quelques passages de la chorégraphie et sans doute quelques parties du spectacle susciteront des interrogations, le désaccord, voire le rejet, mais dans cette mise en scène, tout est justifié par le désir du chorégraphe de suivre au plus près les notations et de ne rien ajouter ou retrancher à l’œuvre de Petipa, intacte et conservée depuis plus de cent ans.

Je ne suis pas spécialiste de la notation de Stepanov, et je ne peux ni confirmer ni réfuter que c’est un vrai ou un faux Petipa. Tout simplement, c’est une belle œuvre, dans laquelle tout est clair et logique, qui  brille comme un feu d’artifice et créé une impression de fête. Petipa peut vraiment être content!

 


Katia Annapolskaya © 2018, Dansomanie

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Harlequinade
Harlequinade (chor. Alexeï Ratmansky)





Harlequinade (Les Millions d'Arlequin)
Musique : Riccardo Drigo
Chorégraphie : Alexei Ratmansky d'après Marius Petipa
Décors et costumes : Robert Perdziola
Lumières : Brad Fields

Colombine –  Isabella Boylston
Arlequin – James Whiteside
Pierrette – Gillian Murphy
Pierrot –  Thomas Forster


American Ballet Theatre
Orchestre du Metropolitan Opera, dir. David LaMarche

Lundi 4 juin 2018 - 19h30,  Metropolitan Opera, New York


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