Le monde du ballet
fête cette année le bicentenaire de la naissance de Marius Petipa.
En hommage à ce grand maitre de la danse classique ont été
organisés de nombreux événements dans presque toutes les compagnies,
ainsi que des galas et des conférences.
L’un
des plus extraordinaires événements de l’année Petipa a eu lieu
à New York, sur la scène du Metropolitan, pratiquement à la
fin de la saison : le ballet Les Millions d'Arlequin ou Harlequinade,
dans une reconstruction d'Alexei
Ratmansky, a été présenté sur la
scène du Met par la troupe de l'American Ballet Theatre le 4
juin 2018. Cette première est passée
quasiment inaperçue dans la mesure où la plupart des
critiques
avaient les yeux tournés vers les Benois de la danse, qui se
déroulent traditionnellement à Moscou en mai ou en juin,
puis,
presque au même moment, vers une conférence
organisée à Moscou où
ont été présentées de nombreuses
études intéressantes
concernant l’œuvre de Petipa. Les participants à la
conférence
ont pu apprendre de la meilleure source comment a été
reconstruit
ce ballet puisque Alexeï Ratmansky est intervenu par Skype et a
partagé ses impressions, deux jours après la
première, et
parlé de son expérience de reconstruction des ballets
de
Petipa, et du travail réalisé à partir du
système de notation de
Sergueiev.Mais
aucun récit, même venant du chorégraphe, ne peut rendre ce qui a
été montré sur scène.
Ce
ballet a une place absolument à part dans l'œuvre de Petipa,
et Balanchine a souligné à juste titre son importance dans
l'histoire de la danse classique. Alors pourquoi ce ballet n'a-t-il
pas trouvé jusqu’à présent la place qu’il mérite parmi les
autres grands chefs-d’œuvre de Petipa?
Peut-être
que, comme le dit Alexeï Ratmansky, les grands conservateurs de
l'héritage de Petipa comme Konstantin Sergueiev en URSS et Nikolai
Sergueiev en Angleterre n’ont pas été intéressés par ce
ballet. En outre, les tentatives de mise en scène de ce ballet, en
Russie et en Occident, n’ont pas été très réussies jusqu’à
présent, à l'exception des Millions d'Arlequin d'Emilie
Valbom (chorégraphe danoise des années 1920-1930) et de Pedro
Consuegra (ancien directeur et chorégraphe du ballet de Marseille)
qui l'a monté dans sa propre version, d’abord à Marseille, puis à
La Havane à la demande d’Alicia Alonso dans les années 1980. La
mise en scène de Balanchine, même si elle reste à ce jour la
version la plus connue de ce ballet, ne peut pas être
considérée comme l’œuvre la plus réussie du maitre. Quant à la
célèbre version soviétique de Piotr Goussev, dans laquelle ont
indubitablement été conservés des éléments de la chorégraphie
authentique de Petipa, elle n’est pas du tout réussie à notre
avis, et le fait que Goussev se soit permis d’effectuer de
nombreuses modifications et coupures nous semble absolument
inacceptable. Peut-être aussi que ce ballet, qui est une charmante miniature à la manière des Noces de Figaro, mais beaucoup plus
simple à première vue, a fait hésiter les directeurs de
compagnies, inquiets d’un possible échec commercial.
Ce
ballet est important dans la mesure où, avec les Saisons et Les Ruses d'Amour de Glazounov, il ouvre une nouvelle ère dans
l’œuvre de Petipa et dans le ballet classique en général.
Chacun
de ces ballets, créés en deux mois au début de l’année 1900, se
distingue des autres par le caractère particulier de la structure de
composition, de la dramaturgie, et du lexique (Les Ruses d'Amour est
un ballet où Petipa a introduit les danses de l'époque de style
galant).
En
soulignant dans plusieurs articles et dans ma thèse le rapport
étroit du Petipa de la maturité avec les styles artistiques de son
époque, avant tout avec le symbolisme et l’Art nouveau,
j’indiquais que Petipa a probablement commencé au début du XXe
siècle à transformer ou à moderniser les anciennes formes de la danse
et surtout les mouvements, pour répondre aux changements de goût de
l'époque.
Isabella Boylston (Colombine)
Dans
son livre A contre-courant, Fokine a écrit une phrase devenue
célèbre selon laquelle le rôle d'Arlequin représentait quelque
chose de tout à fait nouveau. Fokine ajoutait que dans sa danse,
pour la première fois, Petipa avait réuni comme jamais le mouvement
et le jeu dramatique.
Nous
avons interrogé Alexeï Ratmansky sur d’éventuelles
innovations dans le lexique de la danse dans Les Millions d'Arlequin,
par rapport aux autres ballets de Petipa créés auparavant. La
réponse de Ratmansky a été négative. A l'exception de la
variation de Colombine au premier acte (créée pour Preobrajenskaya),
qui reste très difficile même pour les danseuses d'aujourd'hui, les
autres danses n'apportent rien de nouveau en matière de lexique
chorégraphique. Les danses des deuxièmes solistes par exemple sont
construites sur de simples relevés passés et échappés. Le
mouvement de base des coryphées est le temps levé en arabesque que
l'on retrouve dans tous les ballets de Petipa. Mais malgré la
simplicité de ses composants, on a globalement le sentiment d'une
chorégraphie exceptionnellement variée, équilibrée et
harmonieuse. Cependant, ajoute le chorégraphe, ce ballet ne donne
absolument pas l'impression d'être la répétition de quelque chose
de déjà connu. Il est assez significatif que dix ans après la
première, le moderniste Fokine ait repris quasiment à l'identique
les personnages et les pas caractéristiques des héros d'Harlequinade
dans son Carnaval. Il
est impressionnant de voir qu’après ses plus grands chefs-d'œuvre,
par exemple deux ans après Raymonda, Petipa à 82 ans trouve encore
l'inspiration pour créer de nouveaux ballets qui se distinguent par
l’originalité du sujet et de la danse.
Nous
savons qu’il ne s’agit pas de la première reconstruction d’un
ballet de Petipa par Alexeï Ratmansky. On peut s’interroger sur la
nécessité de reconstruire des ballets anciens et depuis
l’apparition des premières reconstructions réalisées par Sergueï
Vikharev, la controverse n’a jamais pris fin. Certains se demandent
si cela est bien nécessaire. D’autres soulignent que ce n’est
pas le ballet que nous connaissons et auquel nous sommes habitués…
Un amateur de ballet en France aimera et défendra comme seuls
authentiques les versions Noureev des ballets de Petipa. Un Russe
préférera la version traditionnelle donnée au Bolchoï ou au
Mariinski et dira que Noureev a défiguré tous les ballets de
Petipa.
Quelle
volonté et quels efforts sont nécessaires pour arriver à la
vérité! Il faut passer un temps considérable dans les
archives, déchiffrer des manuscrits vieux de plus de cent ans,
revenir encore et encore dans le passé, comprendre ce que nous avons
perdu, comprendre l’évolution de la danse, nos racines et
finalement encore une fois apprendre au contact de Petipa!

Harlequinade (chor. Alexeï Ratmansky)
Bien
sûr, nous sommes tellement habitués au Lac des cygnes du Bolchoï
ou de l’Opéra de Paris qu’en regardant la version de Ratmansky, qui
connaît un succès remarquable à Zurich pour la deuxième saison
consécutive, beaucoup de choses nous rendent perplexes ou nous
posent question. Nous avons déjà intégré un certain nombre de
stéréotypes et d’idées bien arrêtées concernant ce ballet,
dont il est parfois difficile de prendre la mesure.
En
ce qui concerne Harlequinade, ce n’est quasiment pas le cas.
Parce que personne ne sait en fait à quoi ressemblait ce ballet
injustement oublié. Ceux qui se sont intéressés un jour à
l’Harlequinade reconnaitront tout au plus quelques pas dans les
danses d’enfants. Le reste a été reconstitué
par bribes, déchiffré, vérifié avec la précision d’un expert
policier, tous les éléments ayant été soigneusement analysés.
Alexeï
Ratmansky nous a fait part de son analyse, dans lequel il explique en
détail dans quelle mesure la chorégraphie de Petipa se retrouve
dans les notations qui ont été conservées :
dans quels numéros précisément elle se retrouve et dans quels
numéros ce n’est pas le cas, dans quels numéros la notation a été
conservée seulement en partie, par exemple juste la direction du
mouvement, et dans quels numéros (peu nombreux) la notation est
pratiquement absente.
Selon
le chorégraphe, la pantomime est décrite dans un texte très
détaillé. Toutes les mesures musicales dans les notations ont
été vérifiées et comparées jusqu’à la dernière croche avec
le texte musical de la partition. Toutes les scènes avec
pantomime, de même que les déplacements des personnages et
leur jeu dramatique concordent avec les
remarques qu’on trouve dans la partition musicale, à l'exception
de quelques mesures dans lе numéro 8 de la scène VIII de l'acte 1.
Là, comme nous l’a expliqué Ratmansky, il a de nouveau suivi les
indications
données sur les notations.
Les
notations concernant ce ballet représentent une centaine de pages.
La plupart des numéros ont été notés à deux reprises. La
notation a été réalisée en 1904, quand les créateurs des rôles
avaient déjà été partiellement remplacés par d’autres
danseurs. Par exemple, lors de la première, le rôle de Colombine
était tenu par Kchessinskaïa, mais il est assez vite passé à
Preobrajenskaïa et les variations de Colombine ont été
considérablement modifiées. C’est pourquoi dans la nouvelle
version de cette variation, nous ne voyons pas les mouvements décrits
par les critiques de l’époque après la première. Toutes les
notations ont été faites par Nikolaï Sergueïev et ses assistants.
Pour l’essentiel, comme le souligne Ratmansky, ce sont les
mouvements des jambes qui ont été notés. Bien que Petipa ait
toujours accordé beaucoup d’importance aux mains des danseuses,
leurs mouvements n’ont pas toujours été décrits en détails et
il arrive qu’ils n’aient pas été notés du tout.
Dans
les numéros où sont
indiquées uniquement quelques poses et la direction dans laquelle se
font
les mouvements, il a fallu comparer avec diverses variantes
existantes de ces scènes. Ces
notations recèlent parfois de vrais trésors, relève Ratmansky, qui
se félicite d’avoir trouvé la notation d’une variation de
Colombine pour Preobrajenskaïa dans le deuxième acte, où
absolument tous les mouvements ont été notés de manière
détaillée. Cette variation a été notée par Alexandra
Konstantinova. Une
autre découverte de grande valeur est un extrait filmé de la
scène de la Sérénade enregistré lors d’une répétition de
Tamara Karsavina avec des élèves d’une école de danse en 1964 et
qui a servi de source d’inspiration pour la reconstruction.
Les
quelques éléments évoqués par Ratmansky permettent de se faire
une idée de ce que représente le travail d’un chorégraphe qui
cherche à reconstituer une version authentique d’un ballet et par
là même à rendre un hommage sincère à Petipa en devenant pour un
moment son élève. Une seule danse, «Le temps passé, le
temps présent», écrite pour Maria Petipa et Sergueï Legat,
n’a pas été reprise car elle n’avait été dansée qu’une
fois, lors de la première, et elle n’avait pas été notée.
Pour
parvenir à la version authentique recherchée, le chorégraphe doit
aussi accorder toute l’importance nécessaire aux décors et
costumes tels qu’ils étaient à l’époque. «Avant,
je pensais que la chorégraphie de Petipa était tellement
remarquable par elle-même que créer de nouveaux décors et costumes
pour la rendre plus proche de notre époque ne pouvait pas lui faire
du tort»,
a
expliqué Alexeï Ratmansky.
On
se souvient pourtant que c’est l’une des raisons pour lesquelles
le dernier grand ballet de Petipa, Le Miroir magique, a été un
fiasco : sans en avertir Petipa, la direction du théâtre
Mariinski avait décidé de commander les décors à Alexandre
Golovine, décorateur débutant à l’époque, qui n’avait pas
d’expérience et qui a peint les décors comme des toiles de
peinture, ce qui gênait les spectateurs pendant le spectacle.
Cette
fois, Alexeï Ratmansky a décidé que les esquisses des décors et
costumes originaux de 1900 serviraient de base pour les nouveaux
décors et costumes créés par le peintre américain, Robert
Perdziola, qui s’est inspiré de ce qu’avaient réalisé Orest
Allegri, Ivan Vsevolojski et Evguéni Ponomarev. Perdziola a réussi
au-delà de toute espérance : la ressemblance avec les décors
et costumes d’origine est telle qu’on peut avoir l’impression
d’assister à la première, à l’époque de Petipa.
La
machinerie et tous les effets scéniques ont été eux aussi réalisés
comme indiqué dans le livret d'origine. Dans son intervention par
Skype lors de la conférence sur Petipa à Moscou, Ratmansky a
souligné que pendant qu’il travaillait sur ce ballet, il a été
étonné de voir à quel point Petipa et ses collaborateurs
connaissaient bien les effets théâtraux de l'époque, qui
impressionnaient les spectateurs et permettaient de maintenir
l’intensité dramatique pendant tout le spectacle. Les effets
spéciaux devenaient un levier dramaturgique supplémentaire pour
Petipa.
Tout
cela venait s’ajouter à la musique de Drigo,
composée en étroite
coopération avec Petipa, qui était déjà
basée sur un principe de
développement très dynamique avec un système de
leitmotiv, de timbres et de thèmes de réminiscence qui
permettaient au
spectateur d’absorber et de retenir facilement les
mélodies et créaient une atmosphère où
l’action se déroulait comme dans un
tourbillon. Sans aucune interruption dans l’action!

James Whiteside (Arlequin)
Dans
ce ballet, tout se déroule dans un seul souffle. Contrairement à la
pratique qui existait à l’époque, il est ici impossible d’ajouter
de nouvelles variations musicales ou d’extraits d’autres ballets
sans détruire immédiatement la structure de l’œuvre. Pourtant,
plusieurs versions modernes sont tombées dans ce travers.
Lors
de la première du spectacle d’Alexeï Ratmansky à New York, le
sentiment général était que tout coule de source et tout est
beau. Toutes les scènes comiques et leurs personnages ont été
réalisés avec un goût très sûr et ont fait rire les spectateurs,
par ailleurs enchantés de la performance de chacun des acteurs.
L’absence d’acrobatie contemporaine dans la danse, dans le sens
négatif du terme, n’enlève en rien à ce ballet son
caractère moderne. Bien au contraire, il nous ramène à ce genre de
ballet où tout est beau et élégant, où les pirouettes virtuoses
d’une variation masculine ne sont pas un but en soi, mais sont
dictées par le rôle, où les mouvements techniques difficiles dans
la partie d’une danseuse paraissent légers et pleins d’élégance,
où tous les portés dans les adagios sont réalisés avec une grâce
particulière et nous ravissent par leur diversité malgré la limite
imposée, dans la mesure où à l’époque, les danseurs ne
portaient pas haut leurs partenaires.
Le
choix du premier cast a été particulièrement réussi. La Colombine
d’Isabelle Boylston, bien qu’elle ait dansé des variations
de Preobrajenskaïa, semblait être une réincarnation de
Kchessinskaïa, avec un jeu sublime et une technique lui permettant de
surmonter toutes les difficultés. Sa complice Pierrette, elle aussi
pleine de joie et de la légèreté était parfaite dans ce rôle. Les
deux rôles masculins d’Arlequin et Pierrot demandent des qualités
de danse et de jeu particulières, car pour le rôle d’Arlequin il
est indispensable de maitriser la technique, la souplesse et la
coordination. Ce n’est pas un prince, mais ce n’est un bouffon non
plus. Il semble que James Whiteside possède toutes ces
qualités indispensables. Peut-être a-t-il seulement manqué un peu
de finesse dans les nuances de son jeu. Le rôle de Pierrot est
à notre avis le plus difficile, entièrement mimé, sans danse.
Le Pierrot de Thomas Forster est, lui, au-delà de tout éloge.
Le
rôle de Léandre (le fiancé malheureux de Colombine) est une très
grande réussite chorégraphique. Ce Léandre n’est ni le Gamache
de Don Quichotte ni le Alain de La Fille mal gardée, bien qu’il
tire son origine de ces personnages. C’est un jeune homme
extravagant, égocentrique,
vaniteux, pas une caricature, mais en même temps un personnage très
comique. Dans ce rôle, Duncan Lyle est absolument formidable, et
grâce à lui, les spectateurs ont pu percevoir le talent du chorégraphe
Ratmansky dans le domaine du grotesque et du comique.
Merci
Monsieur Ratmansky d’avoir fait revivre ce ballet plein de
joie, d’humour, de couleurs, et tellement important pour le
répertoire classique. Ce ballet est absolument indispensable dans la
pratique pédagogique de chaque école de danse, dans la mesure où
il comporte de remarquables danses d'enfants.
On
peut toujours discuter de quelques passages de la chorégraphie et
sans doute quelques parties du spectacle susciteront des
interrogations, le désaccord, voire le rejet, mais dans cette mise en
scène, tout est justifié par le désir du chorégraphe de suivre au
plus près les notations et de ne rien ajouter ou retrancher à
l’œuvre de Petipa, intacte et conservée depuis plus de cent ans.
Je
ne suis pas spécialiste de la notation de Stepanov, et je ne
peux ni
confirmer ni réfuter que c’est un vrai ou un faux
Petipa. Tout simplement, c’est une belle œuvre, dans
laquelle tout est
clair et logique, qui brille comme un feu d’artifice et
créé
une impression de fête. Petipa peut vraiment être content!
Katia Annapolskaya © 2018, Dansomanie