Le Songe,
présenté en tournée au Théâtre de Chaillot, est une pièce déjà
relativement ancienne, créée par les Ballets de Monte-Carlo en
2005, et dont la distribution «princeps» a fait l'objet
d'une captation en 2009, diffusée à la télévision, puis
commercialisée en DVD. L'intérêt de cette série de
représentations parisiennes résidait ainsi davantage dans la
découverte de nouveaux interprètes que dans celle de la pièce
elle-même, déjà connue d'une bonne partie du public.
Jean-Christophe Maillot fut naguère, en tant que danseur, l'interprète du Songe d'une nuit d'été
de John Neumeier, et sa propre transposition chorégraphique du
célèbre ouvrage de Shakespeare montre certains liens de
parenté avec le «Tanztheater» onirique du directeur
du Ballet de Hambourg. Le
directeur des Ballets de Monte-Carlo a conçu Le Songe
comme l'imbrication de trois groupes de danseurs distincts :
«Les Artisans», les saltimbanques - correspondant aux personnages
de Quince, Bottom, Starvelling, Flute, Sout et Snug chez Shakespeare
-, les «Athéniens» - respectivement Hermia, Lysandre, Demetrius,
Helena, Égée, Thésée et Hippolyte -, et les «Fées, lutins et
elfes» - Titania, Obéron, Puck, le Page.
Le Songe (chor. Jean-Christophe Maillot)
Cette
reprise du Songe nous
a cueillis un peu à froid. La première intervention du quatuor (qui
s'étend ensuite en sextuor, puis en septuor) des Athéniens semblait
en effet quelque peu confuse, et l'on était assez loin de la
lisibilité et de la précision de jeu qu'on trouvait, en 2009, chez
April Ball, Nathalie Nordquist, Asier Uriagereka et Julien Bancillon.
On se prenait tout d'un coup à regretter la concision d'un
Balanchine, qui parvenait à rendre parfaitement intelligible
l'intrigue tarabiscotée du Songe d'une nuit d'été,
avec des personnages parfaitement identifiables, sans qu'il soit
nécessaire de recourir à l'artifice de l'«étiquetage» des rôles
en lettres géantes sur les costumes. Paradoxalement, c'est ce même
quatuor (Anne Laure Seillan / Hermia – Gaëlle Riou / Helena –
Lennart Radke / Lysandre – Koen Havenith / Demetrius) qui nous
réserve, à la fin de la première partie, le meilleur moment de la
soirée. Mis en verve par le Saltarello endiablé
de la Symphonie italienne
de Mendelssohn, les danseurs se sont ici pris réellement au jeu,
interagissant avec une grande vivacité, tout en faisant montre d'une
technique étincelante, et s'avérant peut-être même supérieurs à
leurs aînés. Ils servaient en tout cas parfaitement le propos du
chorégraphe, qui était d'associer ce groupe des «Athéniens» à
la jeunesse et à la virtuosité, sur pointes et en justaucorps. Clin
d’œil à Balanchine? Le travail intense effectué récemment par
la compagnie autour de Violin Concerto
a en tous cas porté ici de beaux fruits.

Le Songe (chor. Jean-Christophe Maillot)
Pour
réinstaller le spectateur dans l'atmosphère du ballet à l'issue de
l'entracte, Jean-Christophe Maillot fait appel à un artifice souvent
utilisé par John Neumeier (voir par exemple la transition entre
les deux premiers actes de La Dame aux camélias)
: la citation tronquée de la fin de la partie précédente est
reprise lorsque le rideau se lève sur l'acte suivant.
Le
second des trois «univers» qui structurent la pièce est celui de
la féerie, associé à la musique de Daniel Terrugi, alors que
l'académisme «athénien» est lié à Mendelssohn. Ainsi, après
Balanchine, Neumeier apparaît en filigrane, lui qui, pour son
adaptation du Songe,
avait également recouru à un compositeur contemporain - György
Ligeti – pour caractériser les scènes oniriques. La danse est
menée, comme au début de l'ouvrage, par un quatuor de solistes :
Titania (Mariana Barabas), Obéron (Francesco Mariottini), Puck
(Daniele Delvecchio) et le Page (Kaori Tajima, travestie). Mariana
Barabás
habite de tout son talent un rôle taillé sur mesure pour Bernice
Coppieters, mais c'est le fantasmagorique et fantastique «duo»
entre un Obéron lubrique et son «double» loufoque, Puck, qui
capte toute l'attention du spectateur. Les deux danseurs italiens
s'en donnent à cœur joie et rivalisent d'inventivité, en allant
peut-être même au-delà des intentions initiales du chorégraphe.

Le Songe (chor. Jean-Christophe Maillot)
Balanchine/Mendelssohn,
Neumeier/Mariottini, reste la troisième facette de la triade,
l'univers des «Artisans d'Athènes», des comédiens, des
enfants de la balle, de Maillot et de... Maillot, puisque la
partition musicale en a été confiée à Bertrand, le frère de
Jean-Christophe. Dans ses notes d'intentions, le chorégraphe
monégasque indique d'ailleurs clairement qu'il s'agit de la partie
la plus personnelle, qui doit être confiée à des danseurs qui
«connaissent leur Maillot sur le bout des doigts», et dans laquelle
il se veut tout autant «homme de théâtre». On y sent presque une
sorte de frustration de la part d'un créateur qui a touché aux
limites de ce que la danse peut exprimer, et qui, ici, cherche à
s'en affranchir un peu pour explorer d'autres territoires de l'art
dramatique. Curieusement, c'est dans cette partie que les
individualités s'expriment le moins, les excentricités des six
danseurs-acteurs s'annulant mutuellement, d'une certaine façon. La
«troupe», comme dans le théâtre élisabéthain, prime, même si
la personnalité facétieuse d'Asier Edeso (le «raccomodeur de
soufflets») tend à émerger.

Le Songe (chor. Jean-Christophe Maillot)
Petite
curiosité, la bande-son, pré-enregistrée par l'Orchestre
Philharmonique de Monte-Carlo (plutôt nerveux et dynamique, en
accord avec la danse), fait appel, pour les parties chantées du
Songe d'une nuit d'été
de Mendelssohn à une traduction allemande, plutôt qu'à l'habituel
texte anglais.
Le
public du Théâtre de Chaillot a réservé un excellent accueil à
ce Songe venu de la
Riviera et les sept représentations programmées affichaient
complet. Si cette danse, abusivement qualifiée de «néo-classique»,
n'a pas toujours l'heur de plaire dans les hautes sphères de la
culture institutionnelle française, elle remplit les salles, comme
en témoignent les succès récurrents des productions signées de
Jean-Christophe Maillot ou de Thierry Malandain.
Romain Feist © 2018, Dansomanie