Trois
reprises en cinq saisons bordelaises depuis sa création en mars
2014, auxquelles s’ajoutent des représentations hors les murs au
Théâtre de Chaillot et au Théâtre Mariinsky, Pneuma, de
Carolyn Carlson, est une réussite incontestable qui contribue à
redéfinir l’identité du Ballet de Bordeaux. Afin de renouveler le
spectacle, une création mondiale de Nicolas Le Riche est présentée
en première partie.
Avant de prendre la tête
du ballet Royal de Suède, Nicolas Le Riche s’est fortement investi
dans la maison bordelaise. Il a d’abord suivi les danseurs de la
compagnie de longs mois dans le cadre du prix Clerc Milon de la
danse, pour lequel il a été membre du jury. La création, la saison
dernière, de Sur la grève a été le fruit de cette
rencontre. L’expérience s'est renouvelée avec B comme…,
un ballet d’ensemble créé pour les danseurs de la compagnie avec
l’assistance de Nicholas Albert Khan.
B comme... (chor. Nicolas Le Riche)
B comme… Ballet,
Bach, Bordeaux, Barrère (Hubert), Bonbons, Berlingots, Béatitude…
Les évocations sont nombreuses pour cette œuvre que Nicolas Le
Riche qualifie de «jeu libre autour de la danse». Sans
réel propos, la liberté et le jeu sont les deux maîtres mots qui
animent la pièce. Sur le Concerto pour clavecin n°1 en ré mineur
de Bach, les seize danseurs s’abandonnent dans un flot enjoué,
rythmé par des ornementations émancipatrices. La rigueur du
vocabulaire académique connaît quelques écarts maîtrisés avec
des mouvements glissés qui montrent à quel point les danseurs sont
à leur aise dans ce mélange de styles, sans perdre pour autant la
superbe d’une technique sûre. Durant vingt-trois minutes, des
ensembles bondissants donnent vie à la scène. Cette exaltation
reste juste grâce à la retenue d’une orchestration intimiste de
l’œuvre de Bach.

B comme... (chor. Nicolas Le Riche)
Mais c’est aussi la composition de celle-ci qui
fait perdre en lisibilité l’intention de la chorégraphie. Le Premier Concerto pour clavecin est une composition architecturale
imposante qui ne peut se contenter d’une interprétation unique et
linéaire. La chorégraphie d’ensemble peine ainsi à rendre compte
du pathétisme de l’adagio, en opposition avec cette volonté de
liberté. Quant aux mouvements vifs, interprétés avec virtuosité
par le clavecin solo de Luca Oberti, ils contraignent le ballet à
cette même diligence dans l’exécution de pas démesurément
rapides sur les traits de la toccata. Se distingue néanmoins Perle
Vilette, à qui est proposé un rôle de soliste dès sa première
année dans le corps de ballet. Au-delà de la musique et de la
chorégraphie, la pièce est marquée par les costumes d’Hubert
Barrère. Les bustiers sont ajustés, les couleurs pastel et les
tutus sont revisités avec beaucoup de candeur, entre une version
très courte et un porté «en bouton de rose». Le
créateur a mis à profit son expérience de la haute couture et son
passé de corsetier pour présenter un vestiaire qui souligne, par
ses lignes, la douce désinvolture de cet amusement.
B comme... (chor. Nicolas Le Riche)
Carolyn Carlson aime
mettre la poésie en mouvement. Avec L’air et les songes : essai
sur l’imagination du mouvement,
elle ne se contente pas d’une relecture imagée, mais puise
dans le texte même de Gaston Bachelard le notion de «psychologie
ascensionnelle». Les sept tableaux qui constituent la pièce
s’effacent au profit d'une œuvre plus globale où le souffle est
central. Pneuma met en scène un imaginaire, celui de l’air
et des sens. Les danseurs semblent des sylphes. Ils s’illustrent
dans des portés à la verticalité évocatrice. Les chutes sont
infinies, les corps flottants, les envols ascendants. De la
chorégraphie à la scénographie, tout n'est que pureté et
légèreté. Dans des décors immaculés évoquant la nature
originelle, la lumière apparaît céleste. Les costumes sont simples
et c’est finalement leurs mouvements continus qui habillent les
danseurs. On retiendra en particulier les magnifiques robes battantes
qui font ondoyer des nuages de coton.
«L’imagination,
plus que la raison, est la force d’unité de l’âme humaine»
Gaston Bachelard, L’air
et les songes

Pneuma... (chor. Carolyn Carlson)
Pneuma, simple
allégorie du vent et de la lumière? Pas seulement, car
derrière la symbolique de la lumière se trouvent des zones d’ombre.
Un ange déchu cloué au sol, des personnages noirs et manipulateurs,
une fée psychotique ou encore des mouvements incongrus et syncopés,
sont autant de grains de sable dans une partition trop propre. La
dynamique de l’œuvre pourrait alors être celle des vicissitudes
de la vie menant inexorablement au dernier souffle. Mais Carolyn
Carlson ne semble pas vouloir donner un sens précis à cette
symbolique. Les mouvements, forces de répétition, prennent un sens
exclusif. Pneuma est avant tout une poésie visuelle, d'un
esthétisme châtié, qui autorise chacun à construire son propre
rêve éveillé. La musique minimaliste de Gavin Bryars et les
arrangements électroacoustiques de Philip Jech hypnotisent. Ils se
révèlent un parfait catalyseur pour nous plonger dans une dynamique
onirique. Sous les apparences d’une œuvre abstruse se révèle une
simplicité de l’âme qui donne à Pneuma son caractère
universel.
Pneuma... (chor. Carolyn Carlson)
C’est la fluidité du
mouvement qui a permis d'unir les deux œuvres de la soirée. Nicolas
Le Riche a présenté une chorégraphie bigarrée pleine
d’insouciance, mais une nouvelle fois exigeante. Espérons que ses
nouveaux engagements ne l’éloigneront pas de cette compagnie avec
laquelle il a su établir une connivence artistique ne pouvant
qu’augurer de belles surprises. Quant à Pneuma, il est
certain que nous le rêverons.
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Fabien Soulié © 2018, Dansomanie