La
saison chorégraphique
bordelaise débute avec un programme des plus
éclectique, après une incursion vite oubliée dans
le domaine lyrique. Trois chorégraphes se partagent la
scène,
sous la houlette du maître de ballet Eric Quilleré, promu
directeur adjoint. Carolyn Carlson, Sidi
Larbi Cherkaoui et Serge Lifar ont ainsi, au travers des œuvres
présentées, la lourde charge de faire oublier
l’absence d’une direction de la danse en pleine
négociation de
la convention avec les différentes tutelles de
l’Opéra.
If to leave is to
remember constitue la reprise d'une pièce entrée au répertoire de la compagnie en mars
2015. Carolyn Carlson y retrace la mémoire d’une vie, à travers
ses points de rupture. Du décor d’arcades sous échafaudage
aux éblouissants tubes fluorescents, animés par le quatuor Mishima de Philip Glass, tout apparaît froid et
minimaliste. Les corps se traînent et s’usent. Les chairs se
déchirent dans des mouvements irraisonnés, que viennent flouter
des vêtements amples. Une danseuse en talons aiguilles, allongée sur
une table, renvoie l'image d'un érotisme morbide. La vision, crue et
violente, suscite finalement un malaise que l’on
pourrait ressentir dans une morgue ou un abattoir.

If to leave is to remember
Le
Quatuor
Prométhée, à l'arrière-plan, adoucit le
tableau. Néanmoins,
le recours à une sonorisation limite
l’intérêt de sa
présence sur scène, d’autant plus que
l’interaction avec les
danseurs est faible. Il en résulte des ensembles quelque peu
désunis, qui laissent le public interloqué. Kase Craig
conclut If to leave is to
remember
en déclamant de manière poignante un texte en anglais (malheureusement non sur-titré). L’œuvre
est d'une tonalité pessimiste, à l’exact opposé de Pneuma, le dernier ballet
de Carolyn Carlson présenté au Grand Théâtre. La mort, le départ, la séparation
sont des thèmes d’une grande force expressive, que la
chorégraphe choisit de traiter avec beaucoup de rudesse, et il est
assurément plus difficile d’être touché par une telle âpreté.
If to leave is to remember
La
flûte de l’Orchestre National de Bordeaux Aquitaine, entrée dans
la fosse durant le précipité, envoute dès les premières mesures du Prélude à l'après-midi d'un Faune de Debussy. Elle introduit une
seconde pièce, tout aussi contemporaine que la
première, mais pourtant très différente. Créé en 2009 pour le
Sadler’s Wells, Faun de Sidi Larbi Cherkaoui est une
entrée au répertoire. Le poème de Mallarmé a été chorégraphié
maintes fois au XXème siècle. Après le scandale de
L’Après-midi d’un Faune de
Nijinsky, le solo de Lifar
aura marqué une génération. La lecture du
chorégraphe
belge ici proposée s'avère fascinante : elle apporte une
expression
corporelle nouvelle tout en préservant l'héritage. En
voyant ce
duo, on comprend l’enthousiasme passé de Rodin tant
l’œuvre demeure sculpturale. Les mouvements font appel
à l’instinct. Ils
sont sauvages et lascifs. Les corps se tordent et se mêlent pour
rendre compte d’ébats impulsifs. Ce rut, tout comme son
cadre,
est très organique. La toile de fond évoque une
forêt que les éclairages conçus par Adam
Carrée subliment.

Faun
Ce
décor, tout en créant l'illusion d'un sous-bois vivant,
laisse le plateau complètement dégagé. Les
feuilles volent et la brume se dessine
avant que quelques rayons ne transpercent la canopée. Guillaume
Debut est sur la retenue. On reconnaît à ce danseur de
grandes
qualités de jeu, mais son Faune manque quelque peu de force
animale.
Alice Leloup a, quant à elle, tout de la Dryade. Les yeux
charbonneux et la chevelure flottante, elle exhibe une danse
langoureuse et volubile. Néanmoins, quand les corps se
confondent,
une certaine timidité persiste. Les deux danseurs ont
pourtant eu l’occasion
de travailler avec Daisy Phillips, créatrice du rôle,
à l’occasion
des répétitions au Palais Garnier - ce Faun
étant également
entré au répertoire de l'Opéra de Paris en
ouverture de saison. En revanche, les nombreux
portés «terriens» et acrobatiques de la
chorégraphie sont maîtrisés
et dégagent l’érotisme primal recherché. Les
musiques additionnelles de Nitin Sawhney créent une
atmosphère chamanique et exacerbent le caractère presque
mystique de ces étreintes défendues. Incontestablement,
le
Faun de Sidi Larbi Cherkaoui est une réussite, une œuvre
rare, marquante de par sa corporéité brute.
Faun
Changement total de style pour la troisième et dernière
œuvre figurant au programme de la soirée. Après
la magistrale ouverture jouée par l'orchestre s'ouvre le premier
tableau, étincelant. Suite en blanc de Serge Lifar fait partie
des ballets qu’il faut avoir vus plusieurs fois pour en apprécier
toutes les subtilités. Sous des apparences de centon de la danse
académique, cette œuvre renferme nombre d'innovations. Avec
Lifar, les pointes ne sont plus d’acier, mais de velours. Les
équilibres sont balancés et les arabesques désaxées. Ce
ballet blanc, sans aucun argument, se concentre sur la danse pure
autour de huit thèmes qui remodèlent le mouvement.
Suite en blanc
«La
Sieste», réminiscence d’un romantisme
français révolu, est confiée à trois
ballerines en tutu long. Le
«Thème varié» qui suit est l'occasion d'une
première
démonstration de virtuosité. Neven Ritmanic et Ashley
Whittle sont,
comme à l’accoutumée, athlétiques et
bondissants. Ils
accompagnent Vanessa Feuillate, qui fait preuve d’une grande
fermeté
dans le geste et impressionne par sa précision. La
«Sérénade»
est confiée à la jeune Saki Kuwabara, qui a ici une
première occasion
de briller en solo depuis son arrivée en décembre
2015. Un léger manque d'aisance est fort heureusement
compensé par une louable recherche d'émotion. Diane Le
Floc’h lui succède
dans le «Presto». Sa danse est encore une fois
éblouissante de technique classique, de rapidité et de
vitalité.
Oksana Kucheruk fait parler son expérience dans une
«Cigarette» stylée. Les ronds de bras sont
voluptueux et soulignent la
sensualité d’une danse tout en
légèreté. La «Mazurka» est revenue
à Oleg Rogachev qui manque, cette fois, de la prestance requise
pour rendre
à cette variation toute son élégance.
L’Adage est porté par le
couple d’étoiles Renda / Mikhalev qui, après
plusieurs rôles principaux interprétés ensemble,
forment à présent un partenariat mûr. Sara
Renda poursuit dans la célèbre variation dite de
«La Flûte».
Ses bras sont comme charmés par le son de l’instrument
s’échappant
de la fosse. Sa gestuelle hédonique est
révélatrice d’une
interprétation aboutie. Le final exalte une technique pure
où des fouettés qui ne semblent jamais vouloir
s'arrêter succèdent à des
jetés explosifs.
Suite en blanc
Dans
cette succession de
variations, les ensembles se font parfois oublier, mais ne
détonnent en rien, grâce à leur qualité
d’exécution. Le ballet de
l’Opéra National de Bordeaux a relevé le
défi de cette
chorégraphie exigeante. Au-delà de la technique, il
a su restituer à l'oeuvre, par son interprétation,
son néoclassicisme chaleureux, qui fait tout le prix du«style Lifar».
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Fabien
Soulié © 2017, Dansomanie