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critiques et comptes rendus
Ballets de Monte-Carlo

19 juillet 2017 : Massâcre (J. Verbruggen) / Memento Mori (S.L. Cherkaoui) à l'Opéra Garnier


Massâcre (chor. Jeroen Verbruggen)


Après Marie Chouinard et Natalia Horecna en avril dernier, c'est au tour, parité oblige, de deux chorégraphes masculins d'offrir aux Ballets de Monte-Carlo deux nouvelles créations. Jeroen Verbruggen et Sidi Larbi Cherkaoui sont au demeurant des «habitués» de la maison, le premier ayant derrière lui une carrière de danseur au sein de la troupe, et le second signant, avec Memento Mori, sa troisième pièce destinée à la compagnie de Jean-Christophe Maillot.

D'une certaine façon, ce dernier a su imposer une certaine unité à ces créations, même si elles sont le fait d'auteurs très différents : format d'environ quarante à cinquante minutes, scénographies d'un modernisme sans excès et danse «néo-classicisante», capable de séduire un public assez large et international. Même Sidi Larbi Cherkaoui semble avoir évolué et subi l'influence de ce qu'on pourrait presque qualifier de «style monégasque». Memento Mori est ainsi beaucoup moins «dans le sol» et beaucoup plus «aérien» (on pense à Wayne McGregor, voire à William Forsythe) qu'à son habitude.

memento mori

Memento Mori (chor. Sidi Larbi Cherkaoui)

L'histoire ne dit pas qui, de Jean-Christophe Maillot ou de Jeroen Verbruggen, est à l'origine du choix du Sacre du Printemps pour thème de cette nouvelle commande. Pari audacieux en tout cas : après Nijinsky, il y eut Béjart – qui hésita avant d'accepter en 1959 la proposition de Maurice Huisman, alors directeur du Théâtre Royal de la Monnaie. Les grands et les moins grands se succédèrent dans cette périlleuse entreprise, mais un seul nom trouva véritablement sa place dans l'histoire, aux côtés de Nijinsky et de Stravinsky : celui de Pina Bausch. Un ou plutôt deux : Paul Taylor pourrait être ajouté à la liste. Le célèbre chorégraphe américain a fait le choix d'une réalisation totalement déjantée, en transposant l'«action» dans les milieux de la pègre d'outre-atlantique. Manœuvre habile pour éviter toute comparaison avec les figures illustres précitées. Mutatis mutandis, c'est aujourd'hui aussi la voie empruntée par Jeroen Verbruggen pour se démarquer des tentatives similaires signées Graham, Ek, Preljocaj, Scholz, Galotta et autres Sasha Waltz, toutes retombées dans un relatif oubli.

Le titre retenu par M. Verbruggen, Massâcre, est présenté comme une réflexion sur le point de basculement d'un rituel vers un meurtre de masse. On peut aussi y voir, l'accent circonflexe aidant, une volonté de dédramatisation, de distanciation, et peut être de désamorçage préventif de critiques, en rendant caduc tout persiflage sur un éventuel «mas-sacre» du chef-d’œuvre de Stravinsky et de Nijinsky.


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Massâcre (chor. Jeroen Verbruggen)

Le choix de la musique va dans le même sens. Plutôt que de s'accrocher à la partition originelle de Stravinsky, il se tourne vers l'arrangement «jazzy» réalisé par le trio américain «The Bad Plus» en 2014. Un Sacre «dé-sacralisé», a défaut d'être réellement transgressif. Mais peut-on encore être transgressif avec le Sacre? Il en faut beaucoup aujourd'hui pour surprendre et provoquer. Le public de 2017 et bien moins prompt à briser les chaises que celui de 1913. Va donc pour des go-go boys en porte-jarretelles rouges et chapeaux de cardinaux (le Catholique est bonne pâte), rejoints, au tableau suivant, par les ballerines enveloppées de blanc, de la tête aux pieds, atténuant – tout en les laissant deviner – les formes du corps. C'est ensuite au tour d'improbables créatures aviaires, au plumage fait de cheveux humains d'entrer en scène, pour clore un processus que l'on pourrait résumer par la triade «sélection – élection - exécution». La chorégraphie se teinte ici de politique, avec une réflexion sur le rôle de l'élu(e) : victime expiatoire ou despote en devenir?

Si la danse se prête assez mal à l'expression d'une pensée philosophique complexe, force est de constater que Jeroen Verbruggen, parvient, en dépit de la difficulté de l'exercice, à faire passer son « message ». Plus prosaïquement, la chorégraphie, souvent râpeuse et brutale, comporte quelques clins d’œil à Nijinsky – Verbruggen connaît la reconstitution de Milicent Hodson et Kenneth Archer, donnée par les Ballets de Monte-Carlo en 2009 –, tandis que les costumes qui mêlent le rouge, l'ivoire et le noir rappellent les couleurs dominantes retenues par Nicolas Roerich pour la production de 1913.


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Massâcre (chor. Jeroen Verbruggen)

Dans ses notes d'intention, Jeroen Verbruggen évoque par ailleurs une piste intéressante, qui aurait méritée d'être suivie avec davantage de persévérance : l'opposition des formes, du carré et du cercle. Verbruggen y associe, là aussi, une dimension symbolique. Le carré, c'est la rectitude, la rationalité, tandis que le cercle évoque l'instinct, le sacré. La ronde est sans doute la forme la plus primitive, la plus ancienne de la danse de groupe, et ce n'est pas un hasard si Nijinsky l'a choisie pour évoquer la brutalité des incantations. Le carré, lui, nécessite a minima un embryon de chorégraphie et représente un stade plus évolué. Verbruggen ne fait qu'effleurer cette dualité (première partie, le monde «civilisé», seconde partie la «sauvagerie» irraisonnée), sans en tirer tout le potentiel dramatique et visuel. Dommage, mais cela offre aussi des perspectives d'évolution à une œuvre intelligemment conçue, tant sur le plan de la chorégraphie que de la scénographie, dont M. Verbruggen est également le talentueux concepteur.

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Memento Mori (chor. Sidi Larbi Cherkaoui)

En seconde partie de soirée (la disposition de la plaquette laisse penser que l'ordre des pièces était initialement inversé) était présenté Memento Mori, de Sidi Larbi Cherkaoui, qui a déjà offert aux Ballets de Monte-Carlo In Memoriam et Mea Culpa. Ces deux pièces constituent les deux premiers volets de ce qui est, pour l'heure, un triptyque à la thématique austère. Pourtant, Memento Mori («Souviens-toi que tu vas mourir») n'est pas véritablement une œuvre noire. C'est peut-être d’ailleurs là son principal défaut, paradoxalement. L'ouvrage débute dans une ambiance martiale, qui n'est pas sans évoquer le second volet d'Artifact Suite, de Forsythe. Guerre, violence. Mais très vite, on bascule dans le «new age» lénifiant. On oublie la mort, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. «I love you», nous susurre Yoann Lemoine, dit Woodkid. «Disrupt your immediate memory», nous enjoint la dame en play-back accro à la psychologie cognitive des sixties. Oubliez le passé proche, vivez l'instant, entrez dans l'univers radieux que l'homme (?) nouveau nous prépare, au-delà des limites de la Terre. Le décor, très astucieux et réussi, évoque irrésistiblement un OVNI de roman de science-fiction. Cherkaoui assume d'ailleurs la parenté. Trois anneaux concentriques se meuvent l'un dans l'autre, grâce à une machinerie complexe, et s’illuminent de couleurs variant sans cesse. Effet hypnotique garanti. Pour peu qu'on ait abusé du champagne à l'entracte, on s'y laisserait prendre. L'ouvrage touche à sa fin – retour des mâles accents des premiers instants. Memento mori? Non, l'amour triomphe, et les deux tourtereaux survivants s'élèvent en apothéose pour copuler dans l'espace intergalactique – néanmoins confiné aux cintres de l'Opéra Garnier.


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Memento Mori (chor. Sidi Larbi Cherkaoui)

Sidi Larbi Cherkaoui semble ainsi passer à côté de son sujet. Le chorégraphe belge revendique sa double culture maghrébine (de par son père) et flamande (du côté de sa mère). On aurait attendu de sa part une réflexion sur les différences de perception de la mort de part et d'autre du Détroit de Gibraltar, mais rien, ou presque, sinon un fugace passage qui évoque le Flamenco. Malgré tout, Memento Mori tient la route, et s'achève sur un beau succès public. L'ouvrage est consensuel, trop sans doute. Mais la chorégraphie elle-même témoigne d'une maîtrise remarquable. Les mouvements sont fluides, aériens, pensés avec une extrême précision. Une chandelle approximative témoigne de la difficulté d'exécution de la pièce, et du haut niveau de virtuosité exigé des danseurs. Les corps sont splendides, la gestuelle d'une grande beauté plastique. L'assistance est enthousiaste et applaudit à tout rompre. Et nous, nous resterons à notre (relative) frustration.




Romain Feist © 2017, Dansomanie


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Memento Mori (chor. Sidi Larbi Cherkaoui)


Massâcre

Musique : The Bad Plus, Benjamain Magnin, d'après Igor Stravisnky (Le Sacre du Printemps)
Chorégraphie : Jeroen Verbruggen
Scénographie : Jeroen Verbruggen
Costumes : Charlie Le Mindo
Lumières :
Fabiana Piccioli

Avec :  Taisha Barton-Rowledge, Anna Blackwell, Anissa Bruley,
Marketa Pospiṥilovà
Anne-Laure Seillan, Kaori Tajima, Alessandra Tognoloni
Daniele Delvecchio, Isaac Lee-Baker, Francesco Mariottini, Alexis Oliveira
Lennart RadtkeBenjamin Stone, Simone Tribuna, Christian Tworzyanski

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Massâcre - Album photo

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Memento Mori
Musique : Woodkid
Chorégraphie : Sidi Larbi Cherkaoui
Décors : Amine Amharech
 Costumes :
Jan-Jan Van Essche
Lumières :  
Fabiana Piccioli

Avec :  April Bail, Candela Ebbesen, Lisa Hämäläinen, Mimoza Koike, Ellena Marzano
Gaëlle Riou,
Maude Sabourin, Katrin Schrader, Beatriz Uhalte
Edoardo Boriani, Stephan Bourgond, Edgar Castillo, Leart Duraku, Asier Edeso
Julien Guérin, Koen Havenith,  
Artjom Maksakov Lucien Postlewaite, Alvaro Prieto

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Memento Mori - Album photo



 Ballets de Monte-Carlo
Musique enregistrée

Mercredi 19 juillet 2017,  Opéra Garnier, Monaco


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