Après Marie Chouinard et
Natalia Horecna en avril dernier, c'est au tour, parité oblige, de
deux chorégraphes masculins d'offrir aux Ballets de Monte-Carlo deux
nouvelles créations. Jeroen Verbruggen et Sidi Larbi Cherkaoui sont
au demeurant des «habitués» de la maison, le premier
ayant derrière lui une carrière de danseur au sein de la troupe,
et le second signant, avec Memento Mori,
sa troisième pièce destinée à la compagnie de Jean-Christophe
Maillot.
D'une
certaine façon, ce dernier a su imposer une certaine unité à ces
créations, même si elles sont le fait d'auteurs très différents :
format d'environ quarante à cinquante minutes, scénographies d'un
modernisme sans excès et danse «néo-classicisante»,
capable de séduire un public assez large et international. Même
Sidi Larbi Cherkaoui semble avoir évolué et subi l'influence de ce
qu'on pourrait presque qualifier de «style monégasque».
Memento Mori est ainsi
beaucoup moins «dans le sol» et beaucoup plus
«aérien» (on pense à Wayne McGregor, voire à
William Forsythe) qu'à son habitude.

Memento Mori (chor. Sidi Larbi Cherkaoui)
L'histoire
ne dit pas qui, de Jean-Christophe Maillot ou de Jeroen Verbruggen,
est à l'origine du choix du Sacre du Printemps
pour thème de cette nouvelle commande. Pari audacieux en tout cas :
après Nijinsky, il y eut Béjart – qui hésita avant d'accepter en
1959 la proposition de Maurice Huisman, alors directeur du Théâtre
Royal de la Monnaie. Les grands et les moins grands se succédèrent
dans cette périlleuse entreprise, mais un seul nom trouva
véritablement sa place dans l'histoire, aux côtés de Nijinsky et
de Stravinsky : celui de Pina Bausch. Un ou plutôt deux :
Paul Taylor pourrait être ajouté à la liste. Le célèbre
chorégraphe américain a fait le choix d'une réalisation totalement
déjantée, en transposant l'«action» dans les
milieux de la pègre d'outre-atlantique. Manœuvre habile pour éviter
toute comparaison avec les figures illustres précitées. Mutatis
mutandis, c'est aujourd'hui aussi la voie empruntée par Jeroen
Verbruggen pour se démarquer des tentatives similaires signées
Graham, Ek, Preljocaj, Scholz, Galotta et autres Sasha Waltz, toutes
retombées dans un relatif oubli.
Le
titre retenu par M. Verbruggen, Massâcre,
est présenté comme une réflexion sur le point de basculement d'un
rituel vers un meurtre de masse. On peut aussi y voir, l'accent
circonflexe aidant, une volonté de dédramatisation, de
distanciation, et peut être de désamorçage préventif de
critiques, en rendant caduc tout persiflage sur un éventuel
«mas-sacre» du chef-d’œuvre de Stravinsky et de
Nijinsky.
Massâcre (chor. Jeroen Verbruggen)
Le
choix de la musique va dans le même sens. Plutôt que de s'accrocher
à la partition originelle de Stravinsky, il se tourne vers
l'arrangement «jazzy» réalisé par le trio américain
«The Bad Plus» en 2014. Un Sacre
«dé-sacralisé», a défaut d'être réellement
transgressif. Mais peut-on encore être transgressif avec le Sacre? Il en faut beaucoup
aujourd'hui pour surprendre et provoquer. Le public de 2017 et bien
moins prompt à briser les chaises que celui de 1913. Va donc pour
des go-go boys en porte-jarretelles rouges et chapeaux de cardinaux
(le Catholique est bonne pâte), rejoints, au tableau suivant, par
les ballerines enveloppées de blanc, de la tête aux pieds,
atténuant – tout en les laissant deviner – les formes du corps.
C'est ensuite au tour d'improbables créatures aviaires, au plumage
fait de cheveux humains d'entrer en scène, pour clore un processus
que l'on pourrait résumer par la triade «sélection –
élection - exécution». La chorégraphie se teinte ici de
politique, avec une réflexion sur le rôle de l'élu(e) :
victime expiatoire ou despote en devenir?
Si la
danse se prête assez mal à l'expression d'une pensée philosophique
complexe, force est de constater que Jeroen Verbruggen, parvient, en
dépit de la difficulté de l'exercice, à faire passer son
« message ». Plus prosaïquement, la chorégraphie,
souvent râpeuse et brutale, comporte quelques clins d’œil à
Nijinsky – Verbruggen connaît la reconstitution de Milicent Hodson
et Kenneth Archer, donnée par les Ballets de Monte-Carlo en 2009 –,
tandis que les costumes qui mêlent le rouge, l'ivoire et le noir
rappellent les couleurs dominantes retenues par Nicolas Roerich pour
la production de 1913.
Massâcre (chor. Jeroen Verbruggen)
Dans
ses notes d'intention, Jeroen Verbruggen évoque par ailleurs une
piste intéressante, qui aurait méritée d'être suivie avec
davantage de persévérance : l'opposition des formes, du carré
et du cercle. Verbruggen y associe, là aussi, une dimension
symbolique. Le carré, c'est la rectitude, la rationalité, tandis
que le cercle évoque l'instinct, le sacré. La ronde est sans doute
la forme la plus primitive, la plus ancienne de la danse de groupe,
et ce n'est pas un hasard si Nijinsky l'a choisie pour évoquer la
brutalité des incantations. Le carré, lui, nécessite a minima un
embryon de chorégraphie et représente un stade plus évolué.
Verbruggen ne fait qu'effleurer cette dualité (première partie, le
monde «civilisé», seconde partie la «sauvagerie»
irraisonnée), sans en tirer tout le potentiel dramatique et visuel.
Dommage, mais cela offre aussi des perspectives d'évolution à une
œuvre intelligemment conçue, tant sur le plan de la chorégraphie
que de la scénographie, dont M. Verbruggen est également le
talentueux concepteur.

Memento Mori (chor. Sidi Larbi Cherkaoui)
En
seconde partie de soirée (la disposition de la plaquette laisse
penser que l'ordre des pièces était initialement inversé) était
présenté Memento Mori,
de Sidi Larbi Cherkaoui, qui a déjà offert aux Ballets de
Monte-Carlo In Memoriam
et Mea Culpa. Ces deux
pièces constituent les deux premiers volets de ce qui est, pour
l'heure, un triptyque à la thématique austère. Pourtant, Memento
Mori («Souviens-toi que
tu vas mourir») n'est pas véritablement une œuvre noire.
C'est peut-être d’ailleurs là son principal défaut,
paradoxalement. L'ouvrage débute dans une ambiance martiale, qui
n'est pas sans évoquer le second volet d'Artifact Suite,
de Forsythe. Guerre, violence. Mais très vite, on bascule dans le
«new age» lénifiant. On oublie la mort, tout le monde
il est beau, tout le monde il est gentil. «I love you»,
nous susurre Yoann Lemoine, dit Woodkid. «Disrupt your
immediate memory», nous enjoint la dame en play-back accro à
la psychologie cognitive des sixties. Oubliez le passé proche, vivez
l'instant, entrez dans l'univers radieux que l'homme (?) nouveau nous
prépare, au-delà des limites de la Terre. Le décor, très
astucieux et réussi, évoque irrésistiblement un OVNI de roman de
science-fiction. Cherkaoui assume d'ailleurs la parenté. Trois
anneaux concentriques se meuvent l'un dans l'autre, grâce à une
machinerie complexe, et s’illuminent de couleurs variant sans
cesse. Effet hypnotique garanti. Pour peu qu'on ait abusé du
champagne à l'entracte, on s'y laisserait prendre. L'ouvrage touche
à sa fin – retour des mâles accents des premiers instants.
Memento mori? Non, l'amour triomphe, et les deux tourtereaux
survivants s'élèvent en apothéose pour copuler dans l'espace
intergalactique – néanmoins confiné aux cintres de l'Opéra
Garnier.
Memento Mori (chor. Sidi Larbi Cherkaoui)
Sidi
Larbi Cherkaoui semble ainsi passer à côté de son sujet. Le
chorégraphe belge revendique sa double culture maghrébine (de par
son père) et flamande (du côté de sa mère). On aurait attendu de
sa part une réflexion sur les différences de perception de la mort
de part et d'autre du Détroit de Gibraltar, mais rien, ou presque,
sinon un fugace passage qui évoque le Flamenco. Malgré tout,
Memento Mori tient la
route, et s'achève sur un beau succès public. L'ouvrage est
consensuel, trop sans doute. Mais la chorégraphie elle-même
témoigne d'une maîtrise remarquable. Les mouvements sont fluides,
aériens, pensés avec une extrême précision. Une chandelle
approximative témoigne de la difficulté d'exécution de la pièce,
et du haut niveau de virtuosité exigé des danseurs. Les corps sont
splendides, la gestuelle d'une grande beauté plastique. L'assistance
est enthousiaste et applaudit à tout rompre. Et nous, nous resterons
à notre (relative) frustration.
Romain Feist © 2017, Dansomanie