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Ballet du Capitole de
Toulouse
04 juillet 2017 : Soirée Fokine / Preljocaj à la Halle aux grains
Julie Charlet,
Ramiro Gómez Samón, Natalia de Froberville dans Chopiniana (chor. M. Fokine)
Rassembler dans le même programme Chopiniana, autrement nommé Les Sylphides,
quintessence du ballet blanc, dernière réminiscence du
romantisme, et une des pièces les plus radicales d'Angelin
Preljocaj ne peut que paraître incongru de prime abord. En
réalité cela répond à une contrainte on ne
peut plus pratique. Toujours soucieux de faire danser
régulièrement tous ses danseurs, Kader Belarbi a
puisé dans le répertoire de la compagnie le ballet de
Fokine mobilisant le corps de ballet féminin tandis que les
danseurs masculins s'appropriaient le MC 14/22
dansé naguère par l'Opéra de Paris. La quasi
totalité de la troupe de ballet danse pour le spectacle presque
sans danseur complémentaire. Ce tour de force en gestion des
ressources humaines est à saluer à sa juste valeur, mais
cette association inattendue s'avère surtout riche de
perspectives fascinantes. A la vision de la femme rendue
immatérielle à force d'être idéalisée
dans Chopiniana, Preljocaj
oppose une présentation de l'homme à la virilité
exacerbée, mais déshumanisé, sans aucune
expression de sentiment. Les deux œuvres prennent une force toute
particulière sur l'immense plateau tendu de noir de la Halle aux
grains, que les spectateurs entourent de près. La
proximité physique donne en effet tout son sens à la
pièce de Preljocaj, tandis que les évanescentes sylphides
de Fokine émergent de l'obscurité comme de pures
abstractions lumineuses au milieu des gradins.
Ramiro Gómez Samón, Natalia de Froberville dans Chopiniana (chor. M. Fokine)
Débarrassé du paysage de clairière au clair de
lune, orné selon le code romantique d'une ruine gothique, les
danseuses apparaissent simplement nimbées d'une lumière
vaporeuse très travaillée, qui accentue le flou autour de
leur mousseline blanche. Sans ce décor, aucune erreur, aucune
faute de style n'est permise sous peine de briser le charme de cette
atmosphère irréelle. Les dix-neuf danseuses toulousaines
se montrent d'une magnifique homogénéité, aussi
bien dans la légèreté des menées sur
pointes que dans la douceur des ports de bras, arrondis en couronne ou
projetant le souffle de l'inspiration vers le poète qu'elles
accompagnent ou guident. Les progrès accomplis dans ce ballet
depuis son entrée au répertoire il y a trois ans sont
manifestes. Kader Belarbi a amené la compagnie toulousaine
à un tel niveau d'excellence qu'aucun type de ballet ne peut
plus lui résister. Parmi les solistes, il faut distinguer
Natalia de Froberville, dont l'élasticité fait merveille
dans ce style si prisé par l'école russe d'où elle
est originaire. Seul danseur au milieu de cette théorie
féminine, Matthew Astley trouve le ton juste dans le rôle
difficile du poète, à la fois présent et
rêvé. Ses réceptions sont moelleuses et il forme un
couple idéalement assorti avec l'excellente Lauren Kennedy.
Minoru Kaneko, Amaury Barreras Lapinet, Demian Vargas dans MC 14/22 (chor. A. Preljocaj)
Le titre de la pièce chorégraphique d'Angelin Preljocaj MC 14/22,
enrichi de son sous-titre "Ceci est mon corps", n'est pas une
énigme. Il se réfère directement au chapitre 14
verset 22 de l'Evangile selon Marc,
verset fondateur de la transsubtantiation et de l'eucharistie au moment
du dernier repas du Christ. Pour autant, il ne faudrait pas en
déduire comme il est trop souvent répété
que le chorégraphe s'approprie un débat
théologique, ou que son propos est de l'ordre de la religion. Ou
bien si une expression religieuse est présente, c'est de
manière très diffuse.
Certes, les danseurs masculins sont douze comme les Apôtres, ils
semblent agir chacun ou en groupes selon un rituel précis, les
tables qui servent de principal accessoire sont momentanément
disposées en table de la Cène, les arrêts sur image
aux éclairages caravagesques s'inspirent visiblement de la
violente théâtralité de la peinture baroque, dont
les sujets étaient majoritairement tirés de la religion
catholique. Mais ne faut-il pas plutôt prendre la
référence évangélique dans le sens de
l'offrande, voire du sacrifice? Les danseurs ne sont-ils pas sur
scène pour offrir leur corps au public, au prix parfois de leur
souffrance? Et quel est le rôle du chorégraphe? Grand
ordonnateur, sauveur providentiel ou messie de la danse? Beaucoup de
grands créateurs cachent mal leur estime d'eux-mêmes.
Angelin Preljocaj la met en scène. Pour le coup, quand ça
donne lieu à une réalisation aussi puissante que MC 14/22, on peut lui pardonner bien évangéliquement cette légère immodestie.
MC 14/22 (chor. A. Preljocaj)
Car MC 14/22 prend
d'emblée le spectateur à la gorge pour ne plus le
lâcher jusqu'à la fin. Sur l'ingénieuse bande-son
de Tedd Zahmal, collaborateur de longue date de Preljocaj, les images
et les séquences les plus étonnantes se succèdent
et parfois se juxtaposent. Au lever du rideau, huit hommes se
contorsionnent sur des tables transformées en couchettes
superposées, comme en proie à d'angoissants cauchemars,
mais au ralenti, tandis qu'à l'avant-plan un danseur lave le
corps sans vie apparente d'un camarade, par mouvements doux, presque
érotiques. De l'autre côté de la scène un
danseur délimite un espace étroit au moyen de ruban
adhésif. On retrouvera plus loin ces ablutions et l'utilisation
de l'adhésif mais traités différemment. Les
danseurs se regroupent deux par deux dans un rapport bourreau-victime
où chaque table devient instrument de torture, table de
dissection, d'expérimentation.
Car le sujet est là: l'expérimentation de la
corporalité, la démonstration de la
matérialité du corps physique, principalement à
travers la violence et la souffrance. D'où les constantes
manipulations, les agressions, y compris sexuelles, qui forment la
trame des différentes séquences. Aucun sentiment, aucune
séduction, ni même aucun regard ne viennent
éclairer cette froide et brutale démonstration.
Norton Fantinel dans MC 14/22 (chor. A. Preljocaj)
Deux passages ouvrent d'autres perspectives: Nicolas Rombaut esquisse
une mélodie d'une voix de tête parfaitement placée.
Ses compères imaginent toutes sortes de sévices pour le
faire taire. Le chanteur reprend invariablement sa mélodie, la
force de sa certitude dépassant les pires contraintes
matérielles.
De même, Pierre-Emmanuel Lauwers ne renonce-t-il jamais dans ses
pas de danse, malgré le ruban adhésif qui lui masque les
yeux, puis lui entrave peu à peu les membres. Même une
fois ficelé, recroquevillé, emprisonné, sa
vérité sera la danse et sa danse continuera d'exister
pour lui. La dernière scène, la plus spectaculaire, nous
propose l'expérience de la gravité. Chaque danseur tour
à tour se lance sans hésiter dans un saut de l'ange
vertigineux du haut des tables à nouveau superposées. Les
compagnons, pour une fois solidaires, le reçoivent dans leurs
bras. Il serait injuste de distinguer tel ou tel danseur
individuellement tant c'est le travail collectif qui frappe par sa
justesse, dans une des œuvres les plus fortes que nous a
proposé le Ballet du Capitole ces dernières années.
Jean-Marc
Jacquin © 2017, Dansomanie
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MC 14/22 (chor. A. Preljocaj)
Chopiniana
Musique
: Frédéric Chopin, orchestr. Alexandre Glazounov, Maurice Keller)
Chorégraphie
et livret : Michel Fokine
Costumes
: Alexandre Benois
Lumières
: Patrick Riou, d'après Patrick Méeüs
Avec : Natalia de Froberville, Juliette Thélin, Lauren Kennedy
Olivia Lindon, Julie Loria, Matthew Astley
MC 14/22 (Ceci est mon corps)
Musique
: Tedd Zahmal
Chorégraphie : Angelin Preljocaj
Costumes
: Daniel Jasiak
Lumières
: Patrick Riou
Avec : Martin Arroyos, Matthew Astley, Dennis Cala Valdés, Jackson Carroll
Minoru Kaneko, Nicolas Rombaut, Demian Vargas, Mohamed Sayed
Philippe Solano, Pierre-Emmanuel Lauwers, Norton Fantinel, Simon Catonnet
Ballet du Capitole
de Toulouse
Musique enregistrée
Mardi 04 juillet 2017,
Théâtre du Capitole, Toulouse
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