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critiques et comptes rendus
Ballet de l'Opéra National de Bordeaux

03 juillet 2017 : Roméo et Juliette (Charles Jude) au Grand Théâtre de Bordeaux


Sara Renda (Juliette)


Vingt et un ans à la tête du Ballet de l’Opéra de Bordeaux. Samedi soir, Charles Jude a fait ses adieux en tant que directeur du ballet. La représentation du lundi 3 juillet 2017 sonne donc comme un hommage tout particulier à ce grand homme de la danse qui a dirigé plusieurs générations de danseurs et fait redécouvrir les grands classiques du répertoire au public bordelais.

Ce Roméo et Juliette est un bel exemple de son apport en tant que directeur. Monté en mars 2009, il répond, en treize tableaux, à toutes les attentes d’une compagnie aguerrie en couplant exigence technique et narration aboutie. La structure de ce ballet parvient à rendre compte de la subtile progression dramatique de l’œuvre shakespearienne par une alternance brusque de comédie et de tragédie. Les premières scènes, où s’exposent tous les enjeux, sont lumineuses et tiennent davantage de l’arlequinade ou du marivaudage que de la tragédie. Les dissensions familiales mettent toutefois en lumière l’atmosphère délétère des rivalités ancestrales et le déroulement n’en devient que plus sombre et funeste.

A la lumière, le noir est plus sombre. Le personnage de Mercutio exprime pleinement cette idée. Ses humeurs changeantes mènent la narration, entre tonalité fantasque et tension tragique - celle que déclenche sa mort. Neven Ritmanic interprète le rôle avec justesse. Sans tomber dans la démonstration technique, il insuffle au personnage la fougue facétieuse qui lui est propre. Plein d’esprit et toujours enjoué, il dirige le trio masculin durant toute la première partie du ballet. Alexandre Gontcharouk est un Benvolio tempéré qui met en valeur le contraste entre Mercutio et Roméo et assure une bonne transition entre les interprétations.

Roman Mikhalev (Roméo)

Le Roméo de Roman Mikhalev est inattendu. On pouvait s'attendre, de la part d'
un interprète habitué des rôles princiers au port altier, à voir un héritier Montaigu à l’assurance aristocratique et c’est un Roméo plein d'allant qui s’expose à nous. La longue absence de l’étoile bordelaise, écartée de la scène pour blessure, semble avoir permis un renouveau bénéfique. Il lui reste de surcroît la maîtrise technique, ainsi que des bras puissants, toujours enclins à faire valoir sa partenaire dans des portés passionnés. Sara Renda incarne cette passion à merveille. La prise de rôle de la jeune étoile italienne donne à voir une Juliette d’abord insouciante, mais qui s'éveille rapidement à l’amour de Roméo. Sa technique est étonnante de facilité durant les deux heures de l’œuvre. Sara Renda est une danseuse qui dispose d’une grâce toute particulière. Toujours légère et virevoltante, elle ne se montre pas moins solide sur pointes et convaincante dans les scènes plus lyriques. Elle se montre particulièrement juste dans la scène finale, où elle exprime un sentiment de déréliction raisonné.

Bien que les interprétations des deux protagonistes soient individuellement pertinentes, le duo amoureux ne semble pas totalement abouti. La force du ballet bordelais trouve ici sa limite, car les ensembles prennent le dessus sur les pas de deux. Ces ensembles sont remarquables aussi bien dans les danses de bal que dans les joutes au fleuret. Le corps de ballet est vif et cadencé, mais laisse peu de place au développement d’une synergie amoureuse. Finalement, ce Roméo et Juliette de Charles Jude ne conte pas tant l’amour passionné de deux amants que la vanité des rivalités humaines.

Neven Ritmanic (Mercutio) et Alvaro Rodriguez Piñera (Tybalt)

La chorégraphie de Charles Jude ne délaisse pas les rôles secondaires. Alvaro Rodriguez Piñera est truculent. Il danse avec force et violence et donne au personnage de Tybalt une prestance aiguisée. Lady et Lord Capulet, interprétés par Laure Lavisse et Marc-Emmanuel Zanoli, ont tous deux la force de leur rang durant le bal des Capulet. Le duo de Marc-Emmanuel Zanoli avec Sara Renda, au début de l’acte III, souligne toute la tenue de ce danseur, qui soumet par des gestes sûrs et autoritaires sa fille au consentement. Kase Craig se montre en revanche incertain. Son Pâris manque d’assurance et n’est pas, ce soir-là, clairement en mesure de conquérir le cœur de Juliette, contrairement à la Rosaline de Diane Le Floc’h qui aurait pu retenir Roméo avec son énergie toujours communicative. Le personnage de la Nourrice est, d’un point de vue chorégraphique, très intéressant. Marina Kudryashova montre toujours autant d’aisance dans une gestuelle plus contemporaine et terrienne, alternant pliés et mouvements sur les talons inspirés de danses de caractère.

Les costumes fastes et baroques de Pierre-Jean Larroque renvoient à la Vérone du cinquecento et reprennent le code classique des Capulet en rouge et des Montaigu en vert. Les décors de Philippe Miesch, quant à eux, veulent évoquer une place de Rhodes, où Noureev, si cher à Charles Jude, voulait créer sa chorégraphie. Des troubadours interprétés par des circassiens tentent de combler le dénuement des décors, mais ne font que brouiller le fond de scène et retenir l’attention sur un rythme faussé. Le choix des costumes et l’épure abrupte des décors participent au dessin du drame final. Néanmoins, cette esthétique donne un caractère suranné à une œuvre pourtant moderne en bien des points. Les camaïeux de beige et certains tons pastel, trop conventionnels, viennent confondre l’audace de Prokofiev avec l’académisme du siècle passé.

Roméo et Juliette
Neven Ritmanic (Mercutio) et Alvaro Rodriguez Piñera (Tybalt) (premier plan), Montaigu et Capulets

La partition de Prokofiev est le cœur de l'œuvre. L’utilisation n’en est pas toujours intuitive, mais Charles Jude en a fait un véritable outil de la narration. Les tensions harmoniques et les dissonances ont été mises à profit pour exacerber le drame inéluctable qui se profile. La musique, qui privilégie le rythme, scande la verve shakespearienne, en accord avec la chorégraphie qui prend alors des tournures néoclassiques. Comment parler de la partition sans évoquer le thème de la «Danse des chevaliers»? Allégorie des contraintes inhérentes à l’ordre social, ce thème solennel revient fatalement tout au long de l’œuvre. Toujours lourd et sonore, quelles que soient les variations de l’instrumentation, il personnifie le destin immuable des deux amants. Il évoque le balancement d’une épée de Damoclès, qui semble surplomber la scène depuis le premier regard du bal des Capulet. La production est, fort heureusement, accompagnée par un orchestre et la direction de Pierre Dumoussaud, à la tête de la phalange bordelaise, se montre incisive et rattrape la dramaturgie après un premier acte en retenue. L’orchestre est en accord avec la scénographie et autorise des moments poignants, comme l’adagio dramatico de la fin de l’acte II, qui assène avec fureur le «coup de non-retour».

Cette troisième reprise n’a pas le goût de la redite, mais celui de la synthèse. Le Roméo et Juliette de Charles Jude, malgré des défauts mineurs, met en valeur les atouts de la compagnie et illustre ce qui se fait de mieux au Grand Théâtre. C’est tout à la fois la volonté de faire perdurer le répertoire et l’ambition de la création qui sont laissées en héritage. La réussite de cette mission patrimoniale, qui se traduit dans des œuvres de cette qualité, fait qu'il est difficile pour la Direction de ne pas faire preuve d'une vision artistique. Une continuité s’impose.



Fabien Soulié © 2017, Dansomanie




Roméo et Juliette
Sara Renda (Juliette) et Roman Mikhalev (Roméo)




Roméo et Juliette
Musique :
Serge Prokofiev
Chorégraphie : Charles Jude
Décors : Philippe Miesch
Costumes : Pierre-Jean Larroque
Lumières : François Saint-Cyr


Roméo – Roman Mikhalev
Juliette – Sara Renda
Mercutio – Neven Ritmanic
Tybalt – Alvaro Rodriguez Piñera
Benvolio – Alexandre Goncharouk
Rosaline – Diane Le Floc’h
Pâris – Kase Craig
La Nourrice – Marina Kudryashova
Le Père de Juliette – Marc-Emmanuel Zanoli
Lady Capulet – Laure Lavisse
Le Prince de Vérone / Frère Laurent – Vincent Dupeyron
Les Amies de Rosaline – Emilie Cerruti, Marina Guizien


Ballet de l'Opéra National de Bordeaux
Orchestre National de Bordeaux-Aquitaine, dir. Pierre Dumoussaud

Lundi 03 juillet 2017, 20h00,  Grand Théâtre de Bordeaux


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