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Théâtre
National de Chaillot
10
mai 2017 : Noé,
de Thierry Malandain, au Théâtre
de Chaillot (Paris)
Noé (chor.
Thierry Malandain)
En ce mois de mai 2017, le
Théâtre de Chaillot met à
l’affiche le dernier ouvrage de Thierry Malandain, Noé. Le directeur du Ballet
Biarritz et sa troupe sont des habitués des lieux et font
régulièrement escale à la Salle Jean
Vilar. Il ne s’agit pas là d’une
création stricto sensu,
la «vraie» première ayant eu
lieu à San Sebastián, au Pays basque espagnol,
mais c’est la première fois que la
pièce, inspirée par la figure du patriarche
biblique, est présentée en France.
Si
certains peuvent juger les choix esthétiques de Thierry
Malandain – qui assume ouvertement son
néoclassicisme – quelque peu conservateurs, force
est de constater qu’à la différence
d’autres directeurs de Centres Chorégraphiques
Nationaux, le Biarrot remplit les salles, même les grandes
salles. Noé n’a pas failli à la
règle. Chaillot affichait complet pour la
première des douze représentations
programmées du 10 au 24 mai 2017. Peu de
chorégraphes, en France, pourraient se targuer –
hors Opéra de Paris – de faire vendre
près de quinze mille billets en à peine deux
semaines pour un spectacle de danse contemporaine.
Curieusement,
Thierry Malandain, dont les œuvres sont toujours empreintes
de spiritualité, n’a que peu abordé les
sujets religieux au cours de sa carrière, entamée
en 1984. Hormis François
d’Assise,
en 1995, et de manière incidente, Lucifer, en 2011, les
thèmes bibliques sont absents de son champ
d’activité créatrice.
Noé (chor.
Thierry Malandain)
De la vie de Noé, Thierry Malandain ne retient,
pour son ballet, que l’épisode du
Déluge et le périple de l’arche sur les
flots déchaînés. Toutefois,
à la différence du récit biblique,
seuls les humains embarquent dans la nef et trouvent le salut. De
bestiaire, point, hormis un corbeau et une colombe, dont la fonction
est strictement symbolique, nous y reviendrons. Sur le plan visuel, la
chorégraphie de Thierry Malandain semble
d’ailleurs se référer davantage
à Michel Ange (les corps enchevêtrés de
l’allégorie du Déluge qui ornent le
plafond de la Chapelle Sixtine l’auraient-il
inspiré?) qu’aux figures contorsionnées
des grimoires médiévaux.
Aux
personnages attendus, Noé, donc, son épouse
(Emzara), ses trois fils (Sem, Cham, Japhet) viennent
s’ajouter, de manière plus surprenante, Adam et
Eve, avec, là, aussi leurs trois enfants respectifs, Abel,
Cain et Seth (seul survivant de la fratrie, dont Noé serait
prétendument le lointain descendant).
Comme
souvent chez Thierry Malandain, plusieurs niveaux de lecture de
l’œuvre sont possibles. Les choix musicaux
opérés par le chorégraphe sont de
nature à instiller le doute dans l’esprit du
spectateur. Rossini exprimait des réserves quant
à la religiosité de sa
célèbre Petite messe solennelle et se demandait
s’il avait composé «de la musique
sacrée, ou de la sacrée musique». Il en
va de même pour la Messa di
gloria,
beaucoup moins connue, et retenue ici. Le «Signor
vacarmi» transformait certes tout ce qui lui tombait sous la
plume en aria d’opéra belcantiste -
fût-ce un Stabat
mater -,
mais il ne manquait jamais une occasion de surprendre son auditeur. La
surprise, ici, c'est au terme de près d'une heure de
«sacrée musique», la monumentale fugue
du «cum sancto spiritu» qui clôt
l'ouvrage. Message adressé par Rossini à tous les
directeurs de conservatoire : «ça, je
sais aussi le faire, même si vous me tenez pour un
amuseur». Cela pourrait aussi être Thierry
Malandain prenant à partie les directeurs de
théâtre, et le public : «pour
peu qu'on m'en donne les moyens, un grand ballet académique,
je sais aussi le faire». Pour conclure en
apothéose, le chorégraphe met en mouvement la
totalité de ses vingt-deux danseurs, dans un mouvement
foisonnant qui rappelle ses Créatures
de Prométhée.
L’énergie, le génie créateur
y sont exaltés par des sauts, des diagonales de
jetés en toutes directions. C'est aussi le moment
où l'homme retrouve le sens du sacré,
après les errements «profanes» sur les
flots, à bord de l'arche – purement symbolique.
Cependant, plane toujours sur lui la menace, dès lors que,
en proie à l'hybris, il en vient à se croire
Dieu. Le pas de deux du Corbeau et de la Colombe
(«Quoniam»), qui précède le
finale, fait d'ailleurs office de mise en garde. A un niveau plus
personnel, ce duo, magnifiquement interprété par
Claire Lonchampt et Hugo Layer, cristallise peut-être aussi
les combats intérieurs qui taraudent Thierry Malandain,
fondamentalement un romantique égaré au
vingt-et-unième siècle : choix de vie,
projet artistique. Le Corbeau – presque androgyne - renvoie
au réel, parfois triste et subi, tandis que la Colombe
personnifie un idéal (presque) inatteignable - la ballerine
(et ses pointes) : la femme dans sa pureté, son
éclat ultime. Romantique, disions-nous ?
Noé (chor.
Thierry Malandain)
Thierry Malandain donne en fait le cap dès le lever de
rideau, mais sans que le spectateur en ait conscience. Noé
s'ouvre non pas sur le «Kyrie» de la Messa di
Gloria,
comme le programme pourrait le laisser supposer, mais sur
«Eia, mater, fons amoris», un solo de basse
accompagné par un chœur à quatre voix a
capella tiré du Stabat Mater du même Rossini
– la seule partie réellement empreinte de
piété de cette partition fameuse du
Maître de Pesaro. Nous l'avons évoquée
plus haut à dessein. Thierry Malandain cherche d'une part
à «boucler la boucle» en partant du
sacré – ce passage de style
sévère, porte la marque de Palestrina et de la
Contre-réforme – que l'homme oublie trop vite (le
Kyrie de la Messa di
gloria
est d'une allégresse primesautière, en total
décalage avec l'imploration du texte grec) pour retourner au
sacré (la fugue du «Cum sancto spiritu»
conclusif), après l'exacerbation des passions criminelles
(l'assassinat d'Abel par Caïn), de la débauche (le
duo entre Adam et Eve n'est-il pas d'une sensualité
ambiguë ?). Il convient néanmoins de
s'attacher aussi aux paroles : «Eia Mater, fons
amoris / me sentire vim doloris / fac, ut tecum lugeam.» -
«Ô Mère, source de tendresse / Fais-moi
sentir grande tristesse / Pour que je pleure avec toi.» - De
la mère (Marie) à l'idéal
féminin, de la matrice à
l’œuvre d'art achevée, Noé
(impressionnant Mickael Conte) apparaît davantage comme une
sorte de Benvenuto Cellini que comme un prophète des temps
bibliques. Lui seul contre vents et marées, contre les
emportements délétères, poursuit son
parcours de créateur.
Sur le
plan chorégraphique, ce cheminement se traduit par des
ensembles très «terriens», avec une
danse «dans le sol» (paradoxe pour une
«action» censée se dérouler
sur les flots), caractéristique de l'esthétique
«contemporaine», finalement
délaissés au profit des élans
aériens du «Cum sancto spiritu»
– l'impossible retour au siècle de Marie Taglioni
et de Fanny Elssler.
La
dernière création de Thierry Malandain laisse
tout de même un regret au spectateur : une
scénographie un peu fruste – les contraintes
budgétaires sont malheureusement incontournables. Noé aurait
mérité davantage qu'un décor bleu de
piscine qui se remplit et se vide au gré des
tempêtes diluviennes, pour finalement disparaître
et révéler tout l'espace du plateau au public,
mais aussi au créateur enfin libéré.
Reconnaissons toutefois à Jorge Gallardo, le concepteur du
dispositif, le mérite de ne pas aller à
l'encontre des intentions du chorégraphe, dont il est un
complice de longue date.
Romain Feist
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Noé (chor.
Thierry Malandain)
Noé
Musique : Gioacchino Rossini
Chorégraphie : Thierry Malandain
Décors et costumes : Jorge Gallardo
Lumières
: Francis Mannaert
Noé
– Mickaël Conte
Emzara
– Irma Hoffren
Caïn
– Frederik Deberdt
Abel –
Arnaud Mahouy
Seth –
Michael Garcia
Sem
– Raphaël Canet
Cham –
Baptiste Fisson
Japhet –
Hugo Layer
Adam –
Daniel Vizcayo
Eve –
Patricia Velazquez
La Colombe –
Claire Lonchampt
Le Corbeau – Hugo Layer
Malandai Ballet Biarritz
Musique enregistrée
Mercredi 10 mai
2017
, Théâtre National de Chaillot, Paris
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