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critiques et comptes rendus
Ballets de Monte-Carlo

30 avril 2017 : Cy Twombly Somehow (M. Chouinard) / But behind the bridge (N. Horecna) au Grimaldi Forum de Monaco


Cy Twombly Somehow (chor. marie Chouinard)


A l’affiche des Ballets de Monte-Carlo en ce week-end prolongé du premier mai 2017, deux créations, de deux femmes, à qui Jean-Christophe Maillot a confié les rênes de sa compagnie en ce printemps pluvieux. Marie Chouinard et Natalia Horecna ont des parcours très différents. La Québécoise est une chorégraphe expérimentée et reconnue, qui possède sa propre compagnie depuis près de dix-sept ans. La Slovaque, de son côté, peut se prévaloir d’une solide carrière de danseuse, entamée chez John Neumeier, à Hambourg, et poursuivie aux Pays-Bas, tout d’abord au Scapino Ballet de Rotterdam, puis, de 2006 à 2012, au Nederlands Dans Theater, auprès de Jiří Kylián. Si son premier ballet, As if it happened, date de 2010, son activité créatrice explose réellement après son départ du NDT ; Natalia Horecna compte aujourd’hui, de fait, parmi les principaux espoirs de la chorégraphie féminine en Europe.

C’est à Marie Chouinard qu’est revenu l’honneur d’ouvrir le bal. Cy Twombly Somehow se veut une sorte d’hommage au peintre Edwin Parker Twombly, dit Cy Twombly. Twombly, disparu en 2011, est l’une des figures du « pop art » américain, qui prend place, de par son esthétique, aux côtés de Jackson Pollock, Robert Rauschenberg et Jaspers Johns. Marie Chouinard a elle-même conçu la scénographie de Cy Twombly Somehow. Sur le plan visuel, elle se réfère directement à Blooming, l’une des dernières réalisations de Twombly, un grand ensemble de dix panneaux achevé en 2008. L’œuvre a été révélée au grand public lors d’une rétrospective consacrée par le Musée National d’Art Moderne au peintre américain, qui s'est tenue du 30 novembre 2016 au 24 avril 2017. Nul doute que Marie Chouinard y a promené ses yeux. Les perruques vermillons dont sont affublés les danseurs sont la transposition quasi-littérale des fleurs rouges de Blooming, qui se détachent sur un fond blanc éclatant. Les bandes - blanches elles aussi – apposées sur les corps des danseurs feraient, elles, plutôt allusion aux triptyques Notes from Salalah ou Three parts.

Cy Twombly Somehow
Cy Twombly Somehow (chor. marie Chouinard)

Blooming
Blooming (Cy Twombly)

L’originalité de Cy Twombly Somehow réside avant tout dans cette mise en perspective de la scénographie et de la peinture. La chorégraphie de Marie Chouinard est, quant à elle, de facture plus conventionnelle. Les perruques rouges ont également pour fonction la «dé-sexualisation» des danseurs. Hommes et femmes sont traités de manière indifférenciée, les pointes elles-mêmes ne sont plus un marqueur sexuel et sont portées indifféremment et aléatoirement par les danseurs des deux sexes. On tombe ici dans les poncifs d’une certaine danse contemporaine. Pour le reste, le propos de Cy Twombly Somehow est assez convenu : un groupe initialement compact, homogène, se scinde, se disloque, à la manière d’une cellule vivante qui se divise d’abord en deux, puis en multiples fractions. Des paires se font, se défont, l'individualisme – et la créativité qui en est censément le corollaire – supplante le collectif. Puis le groupe se reconstitue, se referme sur lui même, et les corps fusionnent et reprennent la pose initiale. Le cycle s'achève.

Cy Twombly Somehow
Cy Twombly Somehow (chor. marie Chouinard)

Le parcours musical suit, note à note, le parcours dansé – ou vice versa, on est ici plus ou moins dans le paradoxe de l’œuf et de la poule. La bande sonore, conçue par Louis Dufort – compositeur montréalais et collaborateur régulier de Marie Chouinard -, débute par un magma de sons «bruts», de cliquetis, de cris étouffés, qui évoluent progressivement vers une mélodie et une rythmique - dont la nervosité rappelle Thom Willems - intelligibles. De la même façon que la chorégraphie, la musique se brouille à nouveau pour retourner à l'agglomérat premier.

Cy Twombly Somehow
Cy Twombly Somehow (chor. marie Chouinard)

La culture fondamentalement classique et la beauté plastique des corps des danseurs des Ballets de Monte-Carlo servent remarquablement le propos de Marie Chouinard – qui ne cherche pas à «révolutionner», et use largement des figures conventionnelles de la danse académique, ce qui n'a rien de critiquable en soi. Mais les artistes monégasques le pervertissent aussi un peu, ou du moins en montrent les limites : l'indifférenciation voulue des interprètes est une pure vue de l'esprit, aucun danseur n'est – heureusement – le clone parfait de son voisin, et il est illusoire d'espérer empêcher totalement l'émergence d'individualités. Clairement, et sans doute à son corps défendant, Mimoza Koike se détache. Nul ne saurait le lui reprocher. L'avènement de l'«homme-machine» décrit par La Mettrie est (heureusement) encore différé.


But behind the bridge
But behind the bridge (chor. marie Chouinard)


L’expérience de Natalia Horecna est plus brève que celle de sa consœur canadienne, et si le talent n'attend pas le nombre des années, la Slovaque ne maîtrise pas l'organisation des ensembles avec la même sûreté que Marie Chouinard. But behind the bridge bénéfice en revanche d'une scénographie plus élaborée, avec, en fond de décor, un praticable en forme d'arche - le pont derrière lequel l'action est censée se développer. Il ne sera finalement franchi symboliquement que dans les ultimes secondes précédant la chute du rideau. Le propos de But behind the bridge étant la guerre et les réfugiés, on peut imaginer là une allégorie du tristement célèbre pont romain de Mostar détruit par les Croates durant la guerre de Bosnie en 1993, et restauré par la suite à l'identique. Le point de départ de But behind the bridge est la photographie controversée du jeune enfant syrien Aylan Kurdi, retrouvé mort sur une plage turque, abondamment relayée par la presse pour attirer l'attention de l'opinion publique européenne sur le sort de ceux qui traversaient la Méditerranée pour fuir la guerre. Malheureusement, Natalia Horecna ne s'en tient qu'à une lecture superficielle, au premier degré, de cette actualité – et en demande, au passage, peut être un peu trop à la danse. On sombre vite dans le «peace and love» niais, avec le (mauvais) gag du canon vert-de-gris qui se pare miraculeusement de fleurs jaunes. Alep se rapproche dangereusement de Woodstock.

But behind the bridge
But behind the bridge (chor. marie Chouinard)

But behind the bridge est conçu comme une succession de saynètes traversées par un personnage, l'Enfant, incarné par Michael Grünecker. Le choix du Munichois s'imposait d'ailleurs pour le rôle, compte tenu de son physique et notamment de son visage d'apparence très juvénile, presque poupin. La Mort, qui fauche l'Enfant aux différents âges de la vie – dans des postures rappelant celle du cadavre d'Aylan Kurdy -, est figurée par Julien Guérin («The Destiny»), flanqué de trois acolytes, tandis qu'un «corps de ballet» constitué de cinq femmes et cinq hommes (paritarisme obsessionnel ?) «criant en silence» fait office de «chœur», dont les évolutions sont, comme dans une tragédie grecque, supervisées par le chorégraphe (stricto sensu, celui qui fait «danser le choeur»). C'est ici la minérale Alessandra Tognoloni qui conduit le bal avec une fermeté et un sens théâtral dignes d'éloges.

But behind the bridge
But behind the bridge (chor. marie Chouinard)

Le sens du théâtre est d'ailleurs aussi ce qui sauve du naufrage la création de Natalia Horecna. Abstraction faite de la niaiserie d'un argument dégoulinant de bons sentiments, il y a chez la Slovaque un réel talent, une imagination bouillonnante, où se mêlent les influences de la culture « Mitteleuropa » et du « Tanztheater » tel qu'il est cultivé au NDT, dernière étape de sa carrière de danseuse. Mme Horecna sait diriger des acteurs, inventer des situations originales, surprendre le public. But behind the bridge est une sorte de «collage», qui manque certes d'unité, mais génère aussi de la variété. Les choix musicaux, éclectiques même si un peu trop «mainstream» (Jimi Hendrix, Henryk Gorecki, John Cage, Jean Sibelius, John Adams, Antonio Vivaldi), accentuent encore cette sensation de juxtaposition de pièces disparates. Avec une conséquence inattendue : le célèbre final du Concerto pour violon et orchestre de Sibelius, pris de surcroît dans une interprétation explosive (Oistrakh / Ormandy?), accapare toute l'attention du spectateur, et transforme en sommet d'intensité une séquence qui ne l'était pas forcément par la chorégraphie.




Romain Feist © 2017, Dansomanie


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But behind the bridge
Semyon Chudin (Le Prince), Olga Smirnova (La Belle)



Cy Twombly Somehov

Musique : Louis Dufort
Chorégraphie : Marie Chouinard
Scénographie, costumes et lumières : 
Marie Chouinard

Avec :
Lisa Hämäläinen, Mimoza Koike, Maude Sabourin, Anne-Laure Seillan
Stephan Bourgond, Edgar Castillo, Daniele Delvecchio, Asier Edeso, Alexis Oliveira
George Oliveira, Alvaro Prieto, Lennart Radtke, Benjamin Stone

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But behind the bridge
Musique : Jimi Hendrix, Henrick Gorecki, Jean Sibelius, John Adams
Claude Vivier / Christian Dierstein, Antonio Vivaldi, Gavin Brirars / Tom Waits
Chorégraphie : Natalia Horecna
Scénographie et costumes :
Christiane Achtazi
Lumières :  Samuel Thery

Le Père Francesco Mariottini
La Mère Anna Blackwell
L'Enfant Michael Grünecker
Le Destin (une créature) Julien Guérin
Les trois hommes du Destin (créatures) Isaac Lee-Baker, Lucien Postlewaite, Koen Havenith
Trois dames Anissa Bruley, Gaëlle Riou, Kaori Tajima
Cinq femmes et cinq hommes criant en silence Candela Ebesen / Leart Duraku
Taisha Barton / Simone Tribuna, Elena Marzano / Artjom Maksakov
Marketa Pospiṥilovà / Aurélien Alberge, Alessandra Tognoloni, / Edoardo Boriani
Le Chorégraphe  Alessandra Tognoloni
L'Esprit  April Ball, Christian Tworzyanski



 Ballets de Monte-Carlo
Musique enregistrée

Dimanche 30 avril 2017,  Grimaldi Forum, Monaco


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