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critiques et comptes rendus
XVII Festival International de Ballet du Mariinsky

05 avril 2017 : Le Lac des cygnes (A. Miroshnichenko) par le Ballet de l'Opéra de Perm


Inna Bilash (Odile), Nikita Chetverikov (Siegfried), Sergueï Mershin (Rothbart)


En 2016, le festival du Mariinsky avait accueilli pour la première fois, dans le cadre de son festival annuel, le ballet de Perm. Rappelons que les deux théâtres, celui du Mariinsky et celui de Perm, entretiennent des relations de longue date et ont une certaine proximité d'école. C'est à Perm, en effet, que les artistes du Kirov s'étaient réfugiés durant le siège de Léningrad, de 1941 à 1944. L'école de Perm a, dans ces circonstances, été fondée par des professeurs de l'école de Léningrad et lui doit en partie sa réputation et son style. Depuis, les échanges n'ont jamais cessé : Perm a fourni une poignée d'artistes au Mariinsky – hier, Lubov Kunakova, aujourd'hui, Oksana Skorik ou Maria Shirinkina -, tandis que l'actuel directeur du ballet de Perm, Alexei Miroshnichenko, est un ancien soliste du Mariinsky.

Venus l'an dernier avec un programme anglais relevant avant tout de la curiosité (il associait des ouvrages de Frederick Ashton, Kenneth MacMillan et Douglas Lee), les artistes de Perm présentaient cette année au Mariinsky Le Lac des cygnes, dans une nouvelle version d'Alexeï Miroshnichenko (la première a eu lieu en 2015), destinée à remplacer au répertoire, en-dehors des tournées à l'étranger, la précédente, signée Natalia Makarova. Pari risqué, tant cette œuvre « carte de visite » apparaît revêtue ici d'un caractère sacré – dans l'intouchable version de Konstantin Sergueïev, datée de 1950. Pour être nouvelle, la version Miroshnichenko sait s'inscrire intelligemment dans la – les - tradition(s) pétersbourgeoise(s), combinant les passages canoniques (le premier acte blanc, le pas de deux du cygne noir) avec une révision de certaines scènes, parfois d'ailleurs à partir d'éléments d'histoire oubliée (voir la longue liste des contributeurs chorégraphiques - certains, qui s'attribuent sans complexe les ballets d'autrui, auraient quelques leçons à recevoir...). La Valse de l'acte I, rechorégraphiée, est ainsi dansée avec, comme accessoire, des petits tabourets, comme c'était le cas dans le texte original de Petipa (on voit d'ailleurs ce détail scénique dans la reconstruction de Ratmansky). Miroshnichenko redonne vie par ailleurs au personnage de Benno, ami de Siegfried et interprète du pas de trois (il était conçu à l'origine pour être la doublure virtuose de Pavel Guerdt, trop âgé en 1895 pour danser), tout en préservant la figure du Bouffon, introduite par Alexandre Gorsky. Les ensembles de l'acte III et le pas de deux/pas de trois final sont de leur côté entièrement redessinés (le beau motif des cygnes noirs est conservé), avec un parallèle intéressant, établi de manière explicite, entre la mort d'Odette et celle de la Sylphide. Les danses de caractère de l'acte II sont quant à elle réarrangées, dans un esprit de relative fidélité à la tradition établie par Sergueïev. Aux danses habituelles, Miroshnichenko leur adjoint la Danse russe, omise dans la version de 1895 et dans la quasi-totalité des versions connues aujourd'hui (celle de Grigorovitch mise à part), et présente ici sous la forme d'un pas de deux – choix plutôt curieux, car c'est un solo à l'origine. Il insère de surcroît un grand ensemble réunissant toutes les danses "nationales" entre les variations du pas de deux et la coda. L'introduction – la réintroduction en fait – d'une variation lente - "andante sostenuto" - pour Siegfried (non, Parisiens, Noureev ne l'a pas inventée!) à la fin de la première scène constitue une autre particularité intéressante.

Dans le cadre de cette écriture savante et classique, Miroshnichenko propose une relecture en douceur du mythe et du livret original de Vladimir Begichev et Vassili Geltser : l'introduction d'un court prologue, insolite et presque néo-classique, dans lequel Rothbart apparaît à Siegfried endormi, fait du récit tout autre chose qu'un conte de fées au premier degré, plutôt un rêve - ou un cauchemar? - au second degré du Prince, dans l'esprit d'un roman gothique. Comme en témoigne bien souvent la chorégraphie dévolue aux deux protagonistes, construite en miroir, Rothbart est – littéralement - le mauvais génie, le double maléfique du Prince, dont on ne sait jamais vraiment s'il a une existence réelle, objective, ou s'il est une simple projection extérieure des tentations de Siegfried. Pas d'apothéose explicite du reste dans cette réécriture, au dénouement tragique et néanmoins empreint de mystère : Odette dit adieu au Prince, qui a rompu son serment, et disparaît à jamais dans les eaux du lac, tandis que l'esprit maléfique de Rothbart semble devoir triompher. Au terme d'un combat épique entre les deux personnages - les deux forces -, Siegfried est abattu et rend le dernier souffle dans les bras de son ami Benno, qui surgit alors, accompagné de sa suite. Le final esquisse toutefois l'image, aux résonances tristano-wagnériennes, de l'union des amants dans un au-delà mystique.

Réjouissante par sa narration et le savoir chorégraphique qu'elle met en œuvre, cette production l'est aussi par sa scénographie. On peut toujours déplorer ou trouver à redire à certains détails curieux, voire légèrement ridicules, comme les éventails en plumes de cygne, un peu étiques, des Fiancées ou de la Reine (ici, la Princesse Régente), ou au Rothbart, barbu outrageusement maquillé, en simili-jean noir, aux allures de terroriste caucasien, mais ce sont là reproches bien secondaires, histoire de... La production, belle et signifiante, est élaborée dans un style gothique troubadour, aux fortes réminiscences wagnériennes (la référence à Wagner est du reste loin d'être un non-sens s'agissant du Lac en particulier et de Petipa en général). Avec ses détails pittoresques - boiseries, vitraux, chandeliers, arc-boutants gothiques -, sur lesquels se détachent des costumes aux coloris chatoyants, elle s'inspire avec finesse et goût de l'imagerie historique de l'ère romantique. Les Cygnes portent des tutus légèrement rallongés, dans le style propre au ballet impérial de la fin du XIXe siècle, ornés de plumes alla Pavlova, d'un très bel effet. Le corps de ballet est certes sensiblement réduit par rapport à celui du Mariinsky, avec vingt-six cygnes au lieu de trente-deux et des courtisans un peu épars sur le plateau, mais les décors, fastueux sans être prétentieux, ont beaucoup de relief et occupent bien l'espace scénique.

En vedette de cette unique représentation, Inna Bilash et Nikita Chesterikov, dont on rappellera qu'ils avaient été les vainqueurs, avec Kimin Kim et Renata Shakirova, de la saison 2 de "Bolshoi Balet" - victoire non usurpée comme le confirme leur prestation dans ce Lac. Inna Bilash est autant Odette qu'Odile et à vrai dire, on ne se pose même pas la question, tellement tout paraît naturel dans son jeu. Elle propose une interprétation totalement aboutie, en plus d'être techniquement superbe, du personnage. Nikita Chesterikov est à ses côtés un Siegfried aux lignes très nobles, qui combine les qualités du Cavalier traditionnel et de l'interprète d'aujourd'hui, inscrit au cœur d'un drame. Alors oui, sans doute, les danseurs du corps de ballet sont-ils un peu moins glamour, un peu moins uniformément policés que ceux du Mariinsky (on peut noter, ici ou là, chez certains demi-solistes ou corps de ballet, des pieds parfois moins travaillés et l'on pourra arguer que le Rothbart est un tantinet rustique), mais le style magnifique est là, éloquent, poétique, naturellement aérien. Les interprètes du pas de trois (Albina Rangulova, Olga Zagorodnyaya, Kirill Makurin) se montrent remarquables - dans les sauts, les tours ou même la batterie -, notamment le garçon et l'une des deux solistes, et les ensembles de Cygnes sont, sans réserve, superbes d'unité et de musicalité.

L'accueil réservé aux artistes de Perm par le public du Mariinsky - loin d'être toujours enthousiaste et généreux en applaudissements - fut formidable et formidablement justifié. De manière assez inattendue, ce Lac fut même l'une des très belles surprises de ce festival. On se dit, une fois de plus, que c'est une honte que la France accueille si mal - quand elle la reçoit - cette compagnie "de province", qui, si on lui offre un cadre décent, n'a rien à envier, en tout cas dans un classique comme celui-ci, à certaines compagnies occidentales, parfois légèment surévaluées.


Bénédicte Jarrasse © 2017, Dansomanie



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Le Lac des cygnes
Inna Bilash (Odette), Nikita Chetverikov (Siegfried)



Le Lac des cygnes
Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski
Chorégraphie
: Marius Petipa, Lev Ivanov, Alexandre Gorsky, Konstantin Sergueïev
révisée par Alexeï Miroshnichenko
Argument : Alexeï Miroshnichenko, d'après Vladimir Begichev et Vassily Geltzer
Décors : Alyona Pikalova
Costumes : Tatiana Noginova
Lumières : Alexeï Koroshev

Odette / Odile  – Inna Bilash
Siegfried –  Nikita Chetverikov
Rothbart – Sergueï Mershin
La Mère de Siegfried – Galina Frolova
Benno, ami de Siegfried – Kirill Makurin
Le Bouffon – Artem Mishakov
Les Amies de Siegfried – Albina Rangulova, Olga Zagorodnyaya
Wolfgang, le précepteurEvguény Rogov
Le Maître de cérémonie – Dmitry Durnev

Danse espagnole – Tatiana Kolchanova, Marianna Selvestru, Pavel Savin, Nikolaï Lantsev
Danse hongroise – Anastasia Kostyuk, Roman Tarkhanov
Danse russe – Albina Rangulova, Ivan Poroshin
Danse napolitaine – Xenia Gorobets, Taras Tovstyuk
Mazurka – Kristina Yelykova, Yana Chebykina, Kristina Yurganova, Jana Budrina
Dmitry Zvyagin, Sergueï Craker, Alexander Sokolov, Cluim Crane



Ballet de l'Opéra de Perm

Orchestre non spécifié, dir. Artyom Abashev

Mardi 05 avril 2017,  Théâtre du Mariinsky (Scène historique)


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