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Théâtre National de Chaillot
20 décembre 2016 : Roméo et Juliette d'Angelin Preljocaj, au Théâtre de Chaillot (Paris)
Roméo et Juliette (chor. Angelin Preljocaj)
Point
d'orgue de la première partie de saison, le Théâtre
de Chaillot programme la reprise, vingt-cinq ans après sa création, du Roméo et Juliette
d'Angelin Preljocaj. Première création d'envergure du chorégraphe, à
l'initiative alors du Ballet de l'Opéra de Lyon, cette pièce est présentée par
les vingt-quatre danseurs du Ballet Preljocaj dans une version revisitée.
Le principal
changement visuel réside dans les costumes, signés d'Enki
Bilal et très clairement retravaillés : les
vêtements urbains du clan Montaigu sont mis au goût du
jour, les uniformes de la milice des Capulet, dont un très
réussi pour Tybalt, sont épurés, et la tenue
futuriste de Juliette est abandonnée au profit d'une panoplie
minimaliste, entre oripeaux préhistoriques pour l'allure
générale et déshabillé soyeux pour le blanc
et la légèreté des matières. Subsistent,
intactes, les tenues des nourrices - mamelles et hanches
élargies au maximum -, qui leur donnent une
allure maternelle et bouffonne, en miroirs de noir et de blanc,
figures de la dualité immuable. Concernant les décors, on
retrouve le mirador-fusée, le balcon transformé en chemin
de ronde métallique, ainsi que le diviseur scénique,
ouvert côté jardin ouvert et fermé
côté cour (des miracles) par un mur criblé
d'impacts et percé de cavités troglodytes. Les
lumières sont également retravaillées et, plus
spécialement pour cette programmation à Chaillot,
assombries au maximum. Par ailleurs, une latitude bien plus importante
est laissée aux danseurs pour laisser paraître leurs
émotions par les expressions du visage : Juliette sourit et
Roméo geint, Mercutio fanfaronne et Tybalt grince, comme
rarement dans les œuvres du chorégraphe.
Le choc de la relecture par Angelin Preljocaj de l'histoire de Roméo et
Juliette reste en revanche intact, même s'il est atténué par l'idée de présenter,
rideau de scène ouvert, le décor dans la pénombre et que quelques
projecteurs lacèrent les travées pendant que les spectateurs
s'installent.
Pour rappel, le chorégraphe plonge cette histoire dans la
sienne propre, en l'occurrence celle de ses racines familiales albanaises dans une Yougoslavie
communiste. Il transforme ainsi l'histoire d'amour médiévale et la lutte
de deux clans rivaux en une allégorie de la résistance du peuple à une
dictature qui impose un ordre totalitaire. On a là une nouvelle lecture de la lutte des classes - une image d'un combat pour la
liberté au travers d'un amour interdit. Cette
vision s'accompagne d'une collaboration avec le dessinateur Enki Bilal,
lui aussi d'origine yougoslave, créateur des décors et
des costumes originaux, qui transpose le récit dans un monde
totalitaire futuriste.
L'histoire
shakespearienne est également revisitée pour coller au
propos. L'intrigue est resserrée, des personnages sont
oubliés (exit
par exemple les parents, remplacés par deux nourrices plus
abstraites, en proie aux moqueries du peuple) et d'autres
ajoutés (les filles des rues, filles de joie comme de
misère, tour à tour courtisanes, demoiselles d'honneur ou
anges de la mort). Des libertés sont également prises
avec l'intrigue (Tybalt n'est pas tué par Roméo). On
assiste même à une inversion, comme dans la scène
du balcon (Roméo y prend place, alors que Juliette est dans
le jardin). Le tout s'accorde étonnamment bien avec les accents
impériaux de la partition de Prokofiev, revisitée elle
aussi par l'ajout de nappes électroniques dues à Goran
Vejvoda.
Sur le plan chorégraphique, cette pièce pose les marques du style Preljocaj, après les Noces
d'Igor Stravinsky, au travers d'un langage contemporain, aux racines
classiques, fondé sur des mouvements répétitifs,
souvent géométriques, figuratifs des scènes plus
que des émotions. Le début de la pièce repose sur
l'opposition entre le caractère martial des pas de la milice,
conduite par un Tybalt délicatement sadique,
et le désordre virevoltant des trois amis de basse condition -
Roméo, Mercutio et Benvolio -, qui tentent d'imposer leur
supériorité dans les combats de rue par leur
attitude provocatrice. Le désordre est renforcé par
l'hétérogénéité joyeuse des sauts
des danseurs. Tybalt, lui, ne se risque pas à plus d'un tour en
l'air, ce qui renforce paradoxalement sa maîtrise, et donc
l'ordre qu'il personnifie. Après un passage figurant l'apparente
soumission du peuple à la marche militaire, qui donne lieu
à des ensembles millimétrés au son de la Danse des
Chevaliers, Tybalt exécute finalement Mercutio, mettant ainsi
fin à la révolte, du moins à la révolte
visible. C'est sur cet événement que s'achève la
première partie du ballet, marquée par quelques longueurs
et répétitions dans les bagarres de rues, et des passages
un peu opaques sur le plan de la compréhension.
Roméo et Juliette (chor. Angelin Preljocaj)
L'autre révolte, invisible, est toutefois plus importante. Elle réside dans l'amour magnifique de Juliette et de son Roméo. La révolte que représente cet
amour est ainsi porteuse d'un germe qui se répand dans le peuple
et s'exprime dans la parenté chorégraphique symbolique
entre Juliette et les fameuses filles de rue. C'est sur elle -
Juliette -, voire en elle, que repose toute la force du ballet : le
lyrisme de la relation incarnée s'oppose à la froideur de
l'ensemble. Dès son entrée en scène - figure
évanescente qui naît d'un trait de lumière -, et
son solo initial - suite d'équilibres légers et
d'arabesques en déséquilibre -, elle incarne la figure
mythique idéalisée. Preljocaj en fait une
héroïne animale, qui mord plus qu'elle n'embrasse,
spontanée et irréfléchie, jamais farouche, mais
agissant toujours farouchement, comme lorsqu'elle jette son
dévolu sur Roméo ou quand elle marque son opposition
à Tybalt. Par sa lascivité et sa sensualité, le
personnage (que le chorégraphe déclinera ensuite tout au
long de sa carrière) apparaît pourtant comme
déjà dépassé par l'histoire. Sa
force échoue à contrarier l'ordre établi,
comme si le premier baiser volé lors de la rencontre initiale,
déclencheur des événements tragiques,
avait été le point culminant de sa jeunesse et de
son souffle révolutionnaire. Roméo est, quant
à lui, un révolté très
maîtrisé. Il ne venge pas son camarade tombé sous
les coups de la milice, mais se mue en un sombre assassin du garde
du balcon, avant de ramper vers sa Juliette - conquête de
chair avant d'être quête de liberté.
Le mariage secret donne lieu à la première des chorégraphies en chaises
de la soirée, moins acrobatique ou suggestive que celles créées par Roland Petit, et cependant infiniment
sensuelle. Juliette y distille des attitudes
cambrées précises, laissant déjà
entrevoir la tragédie : la distance des chaises rappelle la
séparation du couple, malgré la tentative de communion.
Dans des postures parfaitement photogéniques, où elle est
presque écartelée sur son Roméo, elle renvoie
l'image de l'offrande ou de l'abandon, telle une parachutiste dans
un vol illusoire, alors qu'elle chute mortellement.
Les scènes
marquantes s'enchaînent, y compris parfois lors des transitions
(à noter qu'il n'y a pas d'entracte pour cette pièce
d'une heure trente). Dans ces moments, l'obscurité est
transpercée par le faisceau inquisiteur d'une torche
projetée par un garde du mirador sur les visages des
spectateurs, comme pour les contraindre à la réflexion.
La scène du lit révèle la patte du
chorégraphe, que l'on retrouve dans les scènes utilisant
l'horizontalité. Elle culmine dans un porté des hanches
de Roméo, qui, dans un effort désespéré,
tente de soulever sa Juliette et de la conduire vers un destin plus
favorable. Les deux héros sont accompagnés là par
quatre couples, aux visages masqués par d'obscures cages
transparentes, qui reproduisent les amours charnels des amants.
Les costumes, figurant grossièrement la nudité, ou
l'aspect mural, en deux dimensions quand on est face à
leurs ébats, en font des visions incongrues. Ils évoquent
les mosaïques antiques reproduisant des bacchanales, projetant, au
mieux, les rêves érotiques des amants, révélant, au pire et par contraste, leur pureté.
Le poison est remplacé par un drap rouge, allégorie du monde
communiste. Celui-ci, tenu par une main gantée, se fait ensuite drapeau rouge - symbole du
passage de l'idée humaine au régime déshumanisé -, puis cape
sacrificielle et linceul de cérémonie. C'est dans celui-ci que Juliette se drape
pour simuler la mort et duper Tybalt, couvée par des vestales d'un autre
monde, sorties de la fusée-mirador dans des volutes
oniriques. Ce passage donne lieu à un ensemble de type "acte blanc", seul moment de cette relecture tendant
vers le romantisme.
La fin est connue : la réécrire aurait été une trahison, de Shakespeare,
mais aussi de l'Histoire. Juliette ne s'éveille pas à temps, à l'image de la
conscience des peuples, pour sauver Roméo. La chaise, symbole
d'une première tentative, vaine, de révolte de Roméo, reste droite, figure de l'ordre régnant, par opposition au lit de l'abandon et
de l'espérance. Roméo se suicide avec un rasoir. Suivent alors les
tentatives désespérées et déchirantes de Juliette, en forme de sauts
cambrés, qui rebondissent sur le corps sans vie de son amant, comme se brisent
indéfiniment les vagues sur un rocher. Il n'y a clairement pas de
place pour deux sur la chaise, sauf dans la mort commune. La mort de
Juliette advient alors sous l'œil d'un Tybalt vainqueur au balcon, dans un
silence total, à la fois dur et glaçant.
Le propos de la
pièce, pourtant ancré dans l'histoire de régimes
aujourd'hui disparus, reste d'une étonnante actualité,
à l'inverse de la pièce de Maguy Marin sur les dictatures
sud-américaines. Faisant œuvre de mémoire, tout en
interpelant sur d'eventuelles dérives à venir, le ballet
conserve, vingt-cinq ans après, toute sa force suggestive. La
forme est en revanche moins convaincante lors de cette
représentation. Le problème n'est pas le langage du
chorégraphe, lequel posait ici des bases, en particulier pour
les duos et les mouvements qui annoncent les prémices des
"baisers" à venir, mais plutôt les éclairages.
Assombris à l'extrême, ils ont tendance à affadir
les couleurs de la scénographie et les rendent globalement
mornes, loin de la modernisation escomptée. Cette
première approche du chorégraphe pour une troupe
d'importance paraît aussi avoir du mal à occuper tout
l'espace offert par le plateau de la grande salle de Chaillot. Les
ensembles pâtissent du volume, en particulier dans la danse des
vestales ou dans la scène des noces : l'espace forcé entre les deux
chaises crée une distance entre les
mains des amoureux bien plus importante que les quelques centimètres d'une
cinquième position classique, ce qui dilue la force de ce duo "à frôler",
transformé ainsi en deux solos disjoints. Ces défauts semblent liés au
contexte plus qu'à la recréation, car l'avant-première francilienne à
l'Opéra de Versailles en décembre 2015, n'engendrait pas un tel
sentiment.
L'interprétation,
si l'on compare les deux soirées, est elle aussi moins
convaincante, en particulier pour le couple titre. Si Yurié
Tsugawa était épatante dans La Fresque,
sa Juliette apparaît trop lisse, pas assez charnelle et animale.
Elle n'est pas suffisamment marquante non plus dans les deux moments
clés du début du ballet : l'entrée en scène
et la première vision de Roméo, loin de ce que peut
proposer Emilie Lalande, la Juliette de la photo du programme. Quant au
Roméo de Baptiste Coissieu, il manque nettement
d'élévation dans les sauts de la première partie
de l'action, où il se fait voler la vedette par l'autre
titulaire du rôle, Jean-Charles Jousni, ici en Benvolio. La
complicité entre les deux interprètes du soir est en
revanche bien meilleure dans la deuxième partie du ballet,
celles des duos et de la tragédie.
Cette pièce reste un classique mérité de la danse contemporaine. Même si la revisite échoue en partie dans son
actualisation, la
scénographie demeure puissante et la chorégraphie, avec ses
mouvements figuratifs qui paraissent épouser au plus près l'intrigue et les
sonorités de la partition de Prokofiev, est juste et expressive. C'est au fond la relecture
originelle du mythe, réalisée il y a plus de vingt-cinq ans, qui reste l'élément
le plus moderne, alors que la forme avoue parfois son âge. Se
présenter tel quel n'est pas nécessairement un défaut, c'est au
contraire un gage de sincérité. Sincérité qui convient parfaitement à la
création d'Angelin Preljocaj, qui est, comme sa Juliette, toujours
jeune.
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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Roméo et Juliette (chor. Angelin Preljocaj)
Roméo et Juliette
Musique : Serge Prokofiev, Goran Vejvoda
Chorégraphie : Angelin Preljocaj
Textes : Olivia Ruiz, Claude-Henri Buffard
Décors : Enki Bilal
Costumes : Enki Bilal, Fred Sathal
Lumières : Jacques Chatelet
Juliette – Yurié Tsugawa
Roméo – Baptiste Coissieux
Tybalt – Marius Delcourt
Mercutio – Marco Herløv Høst
Benvolio – Jean-Charles Jousni
Un Officier – Alessandro Rende
Nourrice – Nuriya Nagimova, Anna Tatarova
Ballet Preljocaj
Musique enregistrée
Mardi 20 décembre 2016 , Théâtre National de Chaillot, Paris
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