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critiques et comptes rendus
Théâtre de la Ville (Paris) - Programmation délocalisée

02 décembre 2016 : Trois Grandes Fugues (Childs / Marin / Keersmaeker) par le Ballet de l'Opéra de Lyon à la MAC-Créteil


Die Grosse Fuge (chor. Anne Teresa De Keersmaeker)


Le Festival d'Automne, consacré cette année à Lucinda Childs, se poursuit avec le deuxième programme du Ballet de l'Opéra de Lyon au Théâtre de la Ville, délocalisé pour l'occasion à la MAC Créteil. Il s'agit ici, après la reprise de Dance, d'une création sur la Grande Fugue en si bémol de Beethoven, associée à deux pièces sur cette même musique, entrées au répertoire du Ballet de Lyon en 2006 et signées de deux autres chorégraphes féminines, Anne Teresa de Keersmaeker et Maguy Marin. Le programme ainsi constitué, intitulé Trois Grandes Fugues, présente donc trois interprétations différentes d'une même partition musicale. Ambitieux, cohérent et  alléchant sur le papier, en dépit des pièges potentiels, comme l'effet de redondance - surtout à la troisième écoute -, ou la tentation du jugement comparatif, qui tend inévitablement vers le «concours».

L'ordre de «passage» n'est pas véritablement chronologique, ni pour les pièces, créées respectivement en 2016, 1992 et 2001, ni pour les artistes, nées respectivement en 1940, 1960 et 1951. L'honneur est toutefois donné à la pionnière - Lucinda Childs. Les enregistrements musicaux vont par ailleurs du plus récent au plus ancien. Le léger mélange des époques, tout autant que des genres, a pour effet de brouiller l'analyse de cette soirée, qui apparaît davantage comme une juxtaposition de propos que comme une évolution.

Place à la première écoute de l'opus 133 de Beethoven, écrit entre 1824 et 1825, initialement pour servir de dernier mouvement du treizième Quatuor à cordes, mais qui a vite acquis son indépendance. Le mauvais accueil réservé à la pièce et les pressions de l'éditeur de Beethoven, Artaria, contraignirent le compositeur à créer un nouveau final pour son quatuor, alors qu'aujourd'hui, cet opus 133 est considéré comme l'un des plus grands chefs d'œuvre de la musique de chambre.

trois grandes fugues
Grande Fugue (chor. Lucinda Childs)

C'est un enregistrement de l'orchestre de l'Opéra de Lyon, commandé pour la création de Lucinda Childs en 2016, qui ouvre la soirée et en propose la lecture la plus propre, dans un son très «digital», modernité oblige. Les éléments visuels, confiés à Dominique Drillot, offrent un résultat homogène, dans une veine néo-classique épurée : dégradés de gris pour les costumes, lumières tamisées légèrement bleutées, et scène vide. Deux ruptures dans cette harmonie : une cage corridor en dentelle de métal blanc et rétroéclairée en fond de scène - sorte de réinterprétation baroque et pétillante des cages d'Available Lights -, par laquelle entrent et sortent les danseurs, et des justaucorps semi-intégraux qui s'arrêtent à mi-torse, ce qui a pour effet de rétrécir les silhouettes, surtout celles des danseuses.

trois grandes fugues
Grande Fugue (chor. Lucinda Childs)

Sous la forme de duos, de quatuors ou d'ensembles avec les six couples, Lucinda Childs délivre une lecture contrapuntique de la partition, travaillant principalement sur la structure et les superpositions des différent motifs. Chaque phrase harmonique est ainsi représentée par un mouvement chorégraphique, pour une suite de motifs visuels qui se croisent ou s'entrelacent sur le plateau. Le langage est d'inspiration néo-classique, dans le style des dernières créations de la chorégraphe - on pense à Oceana en particulier -, qui s'est au fil du temps beaucoup éloigné de son origine, et de sa réinvention par l'abstraction de gestes usuels. La nouveauté majeure réside dans l'écriture des phrases, qui s'émancipent de ses allers/retours typiques pour des suites d'aller-aller-échappement, rappelant graphiquement le déplacement du cavalier aux échecs, et tentent ainsi de marquer doublement les contrepoints.

En se concentrant sur la structure, au détriment de la dimension expressive de la partition, le résultat ne dépasse guère l'illustration, bien loin des envolées hypnotiques des grandes œuvres de la papesse du minimalisme. Plus néo-classique que contemporain, la pièce donne à voir la musique, mais en paraissant la suivre, voire la subir (illustrer une «fuite», c'est au mieux courir après...). Elle n'est guère aidée du reste par le visuel, terne, et l'interprétation, juste mais bien lisse, à la nuance près qu'il s'agissait, lors de cette représentation, de la deuxième distribution, emmenée par Coralie Levieux. Si 
«intéressant» peut qualifier de manière polie la pièce, le terme ne tient pas face aux deux autres propositions de la soirée.

trois grandes fugues
Grande Fugue (chor. Lucinda Childs)

Après les couples, place aux hommes, ou plus précisément au masculin, car deux femmes (une nouveauté) se sont glissées parmi les huit costumes noirs de la vision d'Anne Teresa de Keersmaeker. Si l'interprétation par sept danseurs et une danseuse est devenue classique - même si la pièce avait été conçue en 1992 comme purement masculine -, le dédoublement de la figure féminine surprend, d'autant plus qu'il appaire les interprètes d'une pièce fondée sur les déséquilibres. Il offre néanmoins l'opportunité d'une relecture de la pièce. Les danseurs évoluent sur un plateau dénudé au maximum - cadre et latéraux compris -, délimité par de larges plaques de bois au sol - estrades à la hauteur dérisoire, mais à la présence intimidante.
Pour les éviter, le dispositif les contraint à une précision maximale dans leur gestuelle violente, à base de sauts et de chutes incessantes.

trois grandes fugues
Die Grosse Fuge (chor. Anne Teresa De Keersmaeker)

Deuxième quatuor 
après celui de Bartok (ne manque plus que Haydn pour compléter la série) pour Keersmaekerqui a choisi d'en souligner à la fois l'austérité, par la scénographie et les costumes sombres, et la complexité harmonique, par un double jeu de courses circulaires et de verticalité, alternant sauts suspendus et roulades au sol. La chorégraphie est portée par une physicalité intense et nous entraîne sans cesse d'un niveau à l'autre de l'oeuvre. Lorsque les danseurs ralentissent dans la pénombre, qu'ils se débarrassent de leur veste noire pour découvrir des chemises blanches et se laisser aller à quelques duos fugaces, où tente d'émerger la féminité, c'est pour mieux laisser entendre la musicalité de l'ensemble et la dimension expressive de la partie sonate de l'œuvre.

trois grandes fugues
Die Grosse Fuge (chor. Anne Teresa De Keersmaeker)

Véritable écoute accompagnée, cette chorégraphie nous transporte dans une intensité musicale sans pause, et constitue sans doute l'approche la plus fidèle de la soirée, à l'image de l'enregistrement du Quatuor Debussy, réalisé en 2006 lors de l'entrée de la pièce au répertoire du Ballet de Lyon. On regrette, malgré tout, un déficit de violence dans l'interprétation pour en restituer la pleine mesure, et le pari du dédoublement de la figure féminine peine à convaincre, en scindant parfois l'ensemble en deux groupes de quatre, chacun articulé autour de sa référente, ce qui a tendance à diluer l'effet de souffle conféré par l'octuor initial. A ces réserves près, Die Grosse Fuge reste une solide référence.

trois grandes fugues
Grosse Fugue (chor. Maguy Marin)

Un 
«précipité» (entre deux pièces aussi exubérantes, l'instant a rarement aussi bien porté son nom) plus tard, et place à la troisième fugue, dont les premières mesures se font déjà entendre dans le noir, rideau fermé, interprétée par le Quartetto Italiano, qui donne d'emblée une tonalité abrasive à ce qui va suivre. Dire que Maguy Marin va s'attaquer à sa Grosse Fugue [sic] paraît bien faible, comme en témoigne l'entrée en scène tonitruante des quatre interprètes féminines, qui traversent le plateau au pas de course, pour manifester leur intention de prendre possession du lieu, de l'œuvre et du spectateur. La mise en scène est sans artifice, et complétée par des costumes de type tenue de ville, robes ou jupe/tee-shirt printaniers, tous intégralement rouges. L'œuvre est postérieure de dix ans à celle de Keersmaeker, mais la filiation semble plus évidente avec son Quatuor n°4 sur Bartok, en raison du nombre d'interprètes, mais ausi du fait de certains martèlements et de la volonté d'affirmer une forme de force féminine. Loin de l'adolescence intellectualisante de la Belge, la Française nous propose un vrai ballet, parfois ondoyant comme une pièce néo-classique, dont le propos marque une maturité affirmée. Si la gestuelle est toujours très ancrée au sol, avec des corps qui se tendent, se tordent et se désarticulent parfois, la chorégraphe n'hésite pas à faire bondir ses danseuses, et à créer du mouvement et de la légèreté, alternant ainsi postures de souffrance et débordements de vitalité. Les déplacements sont d'une complexité qui rappelle Lucinda Childs, à tel point qu'on y voit plutôt quatre soli, qui s'évitent, se superposent ou s'harmonisent sans cesse. Parfois une danseuse se fige, et son pied se met à décrire au sol les mouvements saccadés d'une aiguille d'horloge.

trois grandes fugues
Grosse Fugue (chor. Maguy Marin)

Cette marelle des pieds n'est pas le seul élément objectif de la pièce. Il y a aussi parfois de l'Uwe Scholz dans la façon de montrer les instruments pour faire ressentir la musique. C'est toutefois à Mats Ek que l'on pense le plus souvent, probablement en raison de la présence d'Elsa de Mirman, qui avait marqué le rôle de Giselle lors de sa reprise par le Ballet de Lyon. Accompagnée de Noëllie Conjeaud, de Marissa Parzei et d'une captivante Jacqueline Bâby, cette deuxième distribution
prend des allures de distribution quatre étoiles et propulse cette Grosse Fugue [sic] au rang d'œuvre majeure. Si elle apparaît rarement en tant que telle dans la bibliographie de la chorégraphe, c'est sans doute qu'il s'agit d'une pièce de danse pure, quand bien même elle possède une théâtralité qui exige une grande expressivité, dont les interprètes du soir s'acquittent avec force. Les quatre femmes accourent ainsi vers le public, avant de s'arrêter au bord du plateau comme au bord d'un gouffre, un gouffre que la pièce ne cesse d'ouvrir dans la partition, afin d'en libérer la part de féminité évanescente qui y serait inscrite.

trois grandes fugues
Grosse Fugue (chor. Maguy Marin)

Cette désintrication, de la musique austère vers la femme altière, constitue l'essence de cette pièce virtuose et grinçante, souvent iconoclaste mais jamais grossière, ni dans son propos, ni dans sa forme dansée, ce qui en fait à ce titre une immense réussite.

Fidèle à sa démarche, le Ballet de l'Opéra de Lyon nous offre une nouvelle soirée mixte surprenante, qui pâtit néanmoins du manque de consistance de la première pièce, dont l'utilité principale est d'assurer la transition entre le thème du Festival d'Automne et la reprise des deux Grandes fugues malinoise et toulousaine. Reste le choc de ces fugues reçues d'une traite, qui viennent compléter l'interprétation du chef d'œuvre de Beethoven, la première en l'épousant, la seconde en le révélant.

 


Xavier Troisille © 2016, Dansomanie


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trois grandes fugues
Grande Fugue (chor. Lucinda Childs)


Grande Fugue (création)

Musique :
Ludwig van Beethoven, Grande fugue Op. 133
(version pour orchestre de Bernhard Kontarsky)

Chorégraphie : 
Lucinda Childs
Scénographie, costumes et lumières : Dominique Drillot

Avec : Emiko Flanagan, Coralie Levieux, Elsa Monguillot de Mirman
Charey Moon, Marissa Parzei
Lore Pryszo, Sam Colbey, Sam Colbey, Sarkis Grigorian
Ludovick Le Floc'h, Albert Nikolli, Roylan Ramos, Paul Vezin

Die Grosse Fuge
Musique : 
Ludwig van Beethoven, Grande fugue Op. 133
Chorégraphie : Anne Teresa De Keersmaeker
Scénographie : Jean-Luc Ducourt
Décors
et lumières : Jan Joris Lamers
Costumes : Ann Weckx

Avec : Emiko Flanagan, Coralie Levieux, Edi Blloshmi, Sam Colbey,
Ludovick Le Floc'h
Albert Nikolli, Leoannis Puppo-Guillen, Raúl  Serrano Núñez

Grosse Fugue [sic]
Musique : 
Ludwig van Beethoven, Grande fugue Op. 133
Chorégraphie :  Maguy Marin
Costumes : Chantal Cloupet
L
umières : François Renard

Avec : Jacqueline Bâby, Noëllie Conjeaud, 
Elsa Monguillot de Mirman, Marissa Parzei


 Ballet de l'Opéra de Lyon
Musique enregistrée

Vendredi 2 décembre  2016, Maison des Arts de Créteil (programmation du Théâtre de la Ville)


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