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Théâtre de la Ville (Paris) - Programmation délocalisée
05 décembre 2016 : Until the Lions, d'Akram Khan, à la Grande Halle de la Villette
Until the Lions (chor. Akram Khan)
«Aussi
longtemps que les lions n'auront pas leur historien, les récits
de chasse tourneront toujours à la gloire du chasseur».
Ce proverbe des Igbos du Nigéria, plus connus pour leurs masques que pour leurs danses, est, raccourci en Until The Lions,
le titre de la création 2016 d'Akram Khan pour sa compagnie, même s'il
est impossible de faire abstraction de son autre pièce majeure de
l'année : la recréation de Giselle
pour l'English National Ballet. Présentée dans le cadre de la saison du
Théâtre de la Ville, délocalisée à la Grande Halle de La Villette,
cette création de l'Akram Khan Company est également l'une des dernières
occasions de voir danser l'Anglais.
Cette
représentation hors les murs était ici nécessaire,
car le spectacle prend place dans un environnement circulaire : la
scène, ronde, est entourée de gradins disposés en
arène et bordée d'un petit espace de circulation,
occupé alternativement par les musiciens ou les danseurs, qui
offre une intense proximité avec les artistes. La pièce
peut être donnée dans une
configuration théâtrale standard, mais outre
l'éloignement qui en résulterait, certains aspects
symboliques autour de la circularité du temps s'en trouveraient
dilués.
«Scène» plutôt que plateau, car celui-ci, signé Tim Yip, est un élément
scénique à part entière, formé d'une immense souche de bois, qui parfois s'anime en éruption
volcanique ou en bûcher cérémonial. Allégorie du temps par sa
symbolique, sa forme et les veinures du bois représentant les âges, mais
aussi les plans d'existence, l'élévation de la réincarnation ou
l'équilibre fragile de l'écorce terrestre, cette scène est l'un des
premiers éléments de convergence avec Giselle,
dont la scénographie, du même artiste chinois, est construite autour d'un mur
vertical qui distingue les castes dans le premier acte, pivote jusqu'à
l'horizontal dans le deuxième, où il sépare le monde des vivants du monde
souterrain des Wilis.
Les
lumières, signées Michael Hulls, se devaient de respecter
le principe de la scène circulaire et reposent uniquement
sur une couleur qui plante l'atmosphère et quelques projecteurs
verticaux, appuyé par quelques effets de fumée ou le
rétroéclairage de la souche-plateau.
Le deuxième point de convergence entre les deux créations concerne le
livret : à la fois mythique et réactualisé et centré sur la féminité.
Akram Khan s'appuie sur le Mahābhārata,
livre sacré et récit fondateur de la mythologie hindoue - fresque
guerrière sanskrite contant en 80.000 strophes la guerre entre deux
clans rivaux monarchiques de sang divin -, ou, plus exactement, sur une
relecture contemporaine de celui-ci, proposée par la poétesse Karthika Naïr et intitulée Until The Lions : Echo From The Mahabharata. Cette dernière reprend les personnages féminins du texte originel, à qui elle
offre un rôle moteur. Retour aux sources donc pour
le chorégraphe d'origine bengalie, qui avait incarné à l'écran le rôle
d'Ekalavya dans l'adaptation de la pièce de Peter Brook et Jean-Claude
Carrière, événement du Festival d'Avignon 1985.
Danseur kathak, mais
chorégraphe contemporain avant tout, Khan concentre sa
pièce sur une petite partie de l'œuvre, en l'occurrence
l'histoire d'Amba, princesse du clan des Pandavas, enlevée par
Bhishma, vénérable guerrier, qui brise ainsi ses
vœux de mariage. Amba demande à son ravisseur de
l'épouser, ce qu'il refuse, car il a fait vœu de
célibat, «terrible secret» qui lui vaut son nom. Folle de vengeance, Amba
perturbe l'équilibre cosmique et s'immole sur le conseil de Shiva
pour se réincarner en Shikhandi, femme au corps d'homme. Animée par
l'esprit d'Amba, elle tue Bhishma au combat. Dans le texte originel, c'est
Arjuna, guerrier du clan opposé, qui tue Bhishma, Shikandi ne faisant
que détourner son attention. Mais, pour paraphraser les Ugbos : «Tant que
les femmes n'écriront pas elles-mêmes les mythologies, etc».
Une histoire à trois, avec une héroïne centrale dupée par un homme au
lourd secret, qui s'abandonne à la mort pour renaître en créature
mi-femme mi-autre chose, c'est aussi l'histoire de Giselle,
même si Khan la transforme en lutte de castes et qu'il concentre l'action
sur les scènes de combat, commençant directement à la fin de l'acte I.
Cette volonté de tendre l'arc narratif pour faire vibrer la
corde de l'émotion constitue sans doute l'écueil principal d'une
relecture de l'histoire d'un grand ballet classique, car il risque ainsi de
perdre l'habitué et de donner l'impression parfois de se servir du
mythe plus que de servir celui-ci par sa chorégraphie. Mais Until The Lions
agit de manière inverse : point de partition musicale «sacrée» pour le
balletomane, point de référence chorégraphique dans la culture
néo-classique, et une ambition doublement masquée par un livre issu du
texte lige et un titre hors contexte.
A force de bander
l'arc narratif, Khan en arrive même à en faire se rejoindre les
deux bouts : la pièce commence ainsi par la fin et
l'arrivée sur scène de Shikandi, femme à la
gestuelle d'homme, qui parcourt la pénombre et rampe autour de
la scène, un peu en biais, esprit animal aussi chaud que les
Wilis sont froides, mais tout aussi irréelle et
démoniaque. L'héroïne regarde Amba retirer les
quelques bâtons plantés dans le tronc ainsi qu'une
tête d'un bleu de mort, qu'elle fiche au sommet de l'un d'entre
eux, tel un opercule rituel. Cette première
scène rappelle un champ de bataille sur lequel le vent a
depuis longtemps soufflé, et les restes des armes et des morts
d'une bataille antique. Dans cette veine qui évoque la
circularité du temps, les quatre musiciens - dont une chanteuse
et le compositeur de la partition musicale, Vincenzo Lamagna -
s'installent en contrebas de la scène, chacun à un
pôle, et entonnent les rythmes et mélopées qui
accompagnent l'action : souvent tribales, violentes, simplement
percussives par la frappe de bâtons-claves à même la
scène, parfois entrecoupées de quelques passages plus
légers, notamment avec la procession autour de la scène
qui confère à la représentation un
côté spectacle total, malgré le très faible
nombre d'interprètes.
Au premier rang d'entre eux, Akram Khan, qui n'interprète pas ici les personnages féminins comme dans Desh, campe
un Bhishma mâle, triomphant, sans aucune ambiguïté,
comme lors de son entrée en scène tonitruante, qui le
montre portant sur le dos la frêle Amba, qui se débat en
pure perte. Cette scène de l'enlèvement annonce la
violence de la danse, qui ne s'arrêtera jamais. Les
péripéties d'Amba et de Bhishma sont
représentées de manière très figurée
et servent surtout de prétexte à des solos d'influence
kathak : ceux de la princesse, torturés, exaltés, les
doigts et les orteils écartelés, ou celui de son
ravisseur, qui se lance dans des tourbillons rotatifs, martelant le
rythme de ses pieds de façon virile et de plus en plus rapidement.
Until the Lions (chor. Akram Khan)
Si Shikandi continue
d'errer, rampante et distanciée, les deux personnages centraux
s'affrontent à deux reprises. Le premier duo, très
physique, est une scène de séduction, où la femme
déploie ses atours et agrippe avec une fougue de
contorsionniste son partenaire sans jamais le maîtriser
malgré quelques postures sauvages. Le deuxième duo est le
plus douloureux : l'homme y répudie la femme avec une
violence physique rarement montrée. Après l'avoir
arrêtée, main sur le crâne, yeux dans les yeux, celui-ci
projette la danseuse en contrebas du plateau avec une brutalité
inouïe. Le caractère explicite de l'affrontement peut surprendre
les habitués des scènes françaises, alors qu'il est plus
habituel outre-Manche. Ce qui surprend est aussi le creuset des
influences chorégraphiques : à partir d'un kathak qui agace
sûrement les puristes, mélangé avec une danse moderne,
pulsatoire et imagée, le créateur montre sa
capacité à introduire dans un langage accessible à tous des
éléments venus d'horizons apparemment
irréconciliables. Il en fait de même du reste dans sa Giselle, construite à l'inverse sur une gestuelle néo-classique, dans laquelle il
insère ses nouvelles références pour transformer la danse de caractère
exotique et ornementale en un melting-pot caractéristique. Il garde de
même la référence iconique des pointes pour les Wilis, s'amusant à
apprendre à Giselle à s'en servir, pour figurer le corps de la danseuse
qui s'affranchit de la pesanteur pour devenir un esprit.
Une femme, un homme,
un amour brisé, et, pour finir l'acte I, la scène de la
mise à mort : Amba rumine son désir de vengeance et
parcourt, ivre, la scène, que l'on imaginerait volontiers
saccagée si elle n'était déjà vide, ce
qui engendre la perturbation de l'équilibres des forces de
la nature et force Shiva à intervenir. Celle-ci n'est pas
incarnée, mais soudain, la scène rougeoie, la
fumée sourd des anfractuosités du bois, et la
colère de Shiva monte, tandis qu'Amba s'élève,
telle une datura blanche, aussi attirante que vénéneuse.
Le feu qui la consume est celui qui l'anime - tout du moins sa
vengeance -, car elle s'écroule morte pour se réincarner
en Shikandi, lequel reprend possession de la scène pour l'acte
II, cette fois debout, tout aussi androgyne, mais
portée par une puissance nouvelle. Présence mortelle et
cependant colorée, incarnée, à l'opposé des
jeunes filles vampires en robes vaporeuses et aux cheveux
dénoués, comme sa tenue, pantalon et tunique
rituelle de coton blanc, dont on touche presque la résistance.
Après le retour de Bhishma et quelques violentes esquisses de combat,
l'affrontement final voit Shikandi brandir un
bâton sacrificiel, conjointement tenu par Amba, destiné à percer le flanc du
guerrier normalement invincible. Cette scène de mise à mort est
reproduite quasiment à l'identique dans Giselle,
où les Wilis, armées des mêmes bâtons
rituels, terrassent Hilarion, figure du mâle incarné.
Une continuité se fait du rameau au bambou - celui que jettent
les danseuses et les musiciens sur la scène qui s'embrase tandis
que l'obscurité se fait, et luit, à la façon
d'un bûcher, dans une pénombre traversée
d'incantations tribales, qui rendent l'atmosphère ocre et
âcre au possible.
Until the Lions (chor. Akram Khan)
L'interprétation
des trois danseurs est fascinante, mais on marquera une
préférence pour les deux danseuses :
Ching-Ying Chien, virtuose gracile dans le rôle d'Amba, et Christine Joy Ritter, irréel(le) en Shikandi, dans un rôle de guerrier femme, par ailleurs
bien plus difficile à rendre que celui interprété
par le
danseur-phare. Comme souvent dans ce genre de proposition, Khan se
heurte à l'écueil du chorégraphe-directeur de
compagnie qui se retrouve face à ses danseurs -
élèment de trouble pour le spectateur. C'est notamment le
cas lors de son affrontement avec Mademoiselle Chien, qui lui tient
tête sans peine. Cette dernière - c'est le cas aussi de
l'ensemble de la pièce -,
ne donne sa pleine mesure que lorsqu'elle est seule en scène
pour la scène d'immolation. Voir Akram Khan danser reste une
expérience réjouissante, mais peut-être lui
eût-il fallu trouver une personnalité à sa mesure
comme Tamara Rojo, à l'image de son dialogue avec Israel
Galván.
Reste sa capacité à s'entourer d'artistes qui portent
haut son travail créatif et augurent d'une transition
réussie.
Le visuel est
ébouriffant, la furia constante et la puissance
dégagée par cette poignée d'interprètes
frappante. Le féminisme revendiqué n'atteint toutefois pas pleinement
son objectif. La faute en incombe à la mise au premier plan d'un «vieux lion», mais aussi à quelques
déclarations inélégantes sur la place à donner aux chorégraphes
femmes. La pièce est même paradoxalement moins féministe que sa Giselle, où le personnage d'Albrecht, réduit à un rôle comparable à celui de Marie dans le Casse-Noisette classique, traverse le ballet en proie à des fantasmes incarnés par les
fauves Myrtha et Giselle. Ici, il
n'est nul besoin de connaître ses classiques (hindouistes) pour être
pris par l'intensité de l'œuvre. Dans Giselle,
le spectacle est plus imposant, du fait des costumes, de la
scénographie, de l'utilisation des pointes et de tout ce qui
peut susciter la magie d'un ballet. Dans Until The Lions, Akram Khan
réussit à délivrer grâce à une proposition restreinte, recentrée, épurée et d'une
violence à couper le souffle l'essence de son art. Brut.
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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Until the Lions (chor. Akram Khan)
Until the Lions
Musique : Beautiful Noise / Vincenzo Lamagna
Chorégraphie : Akram Khan
Scénario, livret : Karthika Naïr
Scénographie, conception visuelle : Tim Yip
Lumières : Michael Hulls
Avec : Akram Khan, Ching-Ying Chien, Christine Joy Ritter
Akram Khan Company
Musiciens : Sohini Alam, David Azurza, Yaron Engler, Vincenzo Lamagna
Kathryn Hunter, voix off
Lundi 05 décembre 2016, Grande Halle de la Villette (programmation du Théâtre de la Ville), Paris
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