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critiques et comptes rendus
Ballet du Bolchoï

26 et 27 octobre 2016 : La Bayadère (Youri Grigorovitch) au Bolchoï  (Moscou)


Svetlana Zakharova (Nikiya)


Difficile d'échapper aux hyperboles, quand ce n'est pas aux formules ampoulées, dès lors qu'il est question du Bolchoï : la tournée estivale à Londres fut évidemment triomphale, enflammant soir après soir critiques et balletomanes, et la rentrée, ouverte sur une série de représentations de Don Quichotte, forcément spectaculaire, avec notamment le retour au répertoire de L'Age d'or  filmé pour l'occasion , prélude à une saison qui doit célébrer, lors d'un festival de près de deux mois (en janvier-février 2017), les 90 ans de la figure tutélaire du théâtre  et son génie résolument imprenable : Youri Grigorovitch. La belle machine donne l'impression de ne jamais vouloir se freiner dans son élan  toujours plus haut, toujours plus fort , et ce n'est certainement pas avec Makhar Vaziev, son nouveau et charismatique patron, que les choses risquent de changer. Le deux soirées de gala des 22 et 23 octobre prenaient ainsi, dans le contexte d'un règne sans nul doute destiné à durer, une dimension programmatique : toutes les forces vives de la troupe – étoiles confirmées et jeunes talents en devenir –, auxquelles s'étaient jointes pour l'occasion ses anciennes égéries, toujours très populaires à Moscou, Natalia Ossipova et Ivan Vassiliev, y étaient réunies autour d'une affiche brillante, éclectique et néanmoins classiquissime.

En cette fin d'octobre, Moscou est déjà entrée dans l'hiver (si la neige n'est pas encore là, elle couve sous le froid sec, et les températures du soir flirtent allègrement avec les 0°). Que faire d'autre sinon aller au Bolchoï, vaisseau mirifique trônant au cœur de Moscou, s'emplir les yeux de lumière et de couleurs, et quoi de mieux qu'une Bayadère pour satisfaire ce besoin? La production de Grigorovitch, rhabillée à l'occasion du transfert du ballet sur la scène historique en 2013, ne possède pas tout à fait l'élégance raffinée de celle de Mariinsky, avec ses toiles peintes imitées des décors du XIXe siècle, et qui profite aujourd'hui, de surcroît, des superbes costumes confectionnés jadis pour la reconstruction de Serguei Vikharev. Si la mise en scène et le visuel en sont moins séduisants pour l'oeil, elle n'en a pas moins une personnalité bien à elle – Bolchoï forcément –, plus sauvage, plus rugueuse, plus orientale peut-être –, et la voir sur cette scène mythique n'est certainement pas de ces expériences qui peuvent laisser indifférent. Le premier tableau, auprès du temple sacré, s'ouvre d'ailleurs sur une danse endiablée, presque héroïque, et très grigorovitchienne, des esclaves, compagnons du Fakir, qu'on ne voit – ni n'entend – nulle part ailleurs.

La Bayadère
Olga Smirnova (Nikiya)

Cette version a d'abord ceci de particulier qu'elle fait danser Gamzatti dès le premier acte. La danseuse y a droit à une variation serpentine, aux inflexions très orientales, destinée à affirmer son pouvoir, et dans la grande scène de l'affrontement avec Nikiya, les séries de grands jetés fougueux remplacent en partie la pantomime traditionnelle. Le personnage y est par ailleurs campé de manière moins caricaturale qu'on ne le voit, aujourd'hui en tout cas, à Paris. L'interprétation souligne son haut rang, sa fierté de princesse amoureuse, trahie et blessée, bien plus qu'une quelconque malice ou perversité. Il en résulte une confrontation dramatique puissante entre deux héroïnes fortes, passionnément amoureuses l'une et l'autre de Solor, plus qu'un duo manichéen, qui opposerait la «douce», voire «fragile» (un contre-sens historique en réalité), Nikiya à la «méchante» Gamzatti. Sans pour autant transformer le texte chorégraphique qui a pris force de tradition, cette version fait par ailleurs de Solor le véritable pivot du ballet – qui s'en étonnera dans cette troupe qui a élevé la danse de bravoure au rang des beaux-arts? Son entrée – imaginez l'effet d'une diagonale de grands jetés sur l'immense scène historique! – est à cet égard particulièrement spectaculaire, plus encore que dans la version Noureev. Le ballet se conclut, du reste, non sur l'image onirique du couple, réuni dans les éthers himalayens au milieu d'un cercle protecteur de bayadères, mais sur celle de Solor, abandonné à sa solitude, s'éveillant de son rêve opiacé. La mise à jour du ballet a toutefois supprimé l'ancien décor, un peu artificiel et carton-pâte, qui donnait à voir le héros dans les ruines du temple, comme un prélude à un quatrième acte qui n'était pas pour autant développé.

Les distributions de cette série de six représentations reflètent parfaitement la politique, largement exposée dans la presse, du nouveau directeur : une alternance habile de représentations étoilées et de représentations «à débuts», confiées, en partie au moins, à de jeunes (ou moins jeunes) solistes, tels Igor Tsvirko et Ksenia Jiganshina, qui devaient y faire chacun leur prise de rôle en Solor et Gamzatti.

La Bayadère
Mikhaïl Kochan (L'Idole dorée)

Le trio de la première (Zakharova / Rodkin / Alexandrova) est évidemment une valeur sûre. Zakharova connaît le rôle de Nikiya par cœur (personnellement, en-dehors des DVD existants, j'ai dû l'y voir au moins quatre fois, avec le Bolchoï ou en invitée avec l'Opéra de Paris) et son être tout entier respire à coup sûr le même air que celui de la danseuse sacrée. Pourtant, aussi curieux que cela puisse paraître, ce qui séduit aujourd'hui chez elle, ce n'est pas tant sa danse, toujours impeccablement millimétrée, mais qui ne réussit plus vraiment à surprendre, que la force de son jeu et sa capacité à porter loin, avec tous leurs contrastes, une histoire et un caractère, entre violence et tendresse, joie et souffrance, humanité et mysticité. Le refus qu'elle marque au Brahmane à l'acte I n'a d'égal que la fougue amoureuse qu'elle témoigne ensuite dans les bras de Solor. On passera ici sur les aléas d'un spectacle de première  le serpent qui refuse obstinément de sortir de sa corbeille ou un pas de deux du voile, à l'acte III, aux tours arabesque légèrement savonnés –, c'est humain et pourtant pas dans les habitudes de la maison. Maria Alexandrova est, en Gamzatti, un parfait contrepoint au lyrisme de Svetlana Zakharova. Ce rôle, qu'elle pratique depuis très longtemps, l'autorise à déployer sa danse puissante et sans afféteries, notamment ses qualités saltatoires, et sa flamboyance légendaire, digne en tous points de la princesse indienne fantasmée par Petipa. Mais à ce stade, il faut bien dire qu'elle en fait au moins autant une représentation d'elle-même en prima ballerina quasi assoluta du Bolchoï qu'un personnage de drame. Dès lors, le partenariat avec le Solor de Denis Rodkin apparaît passablement indifférent, bien moins convaincant en tout cas que celui, impeccable et généreux, qui lie ce dernier à «la Zakh». Denis Rodkin campe pourtant un extraordinaire Solor, dans la grande tradition russe (n'ayons pas peur des mots : c'est l'un des tout meilleurs  sinon le meilleur  que j'ai jamais vus en scène) : une alliance parfaite d'héroïsme moscovite, d'élégance féline et de présence magnétique, dont les variations, puissantes et légères, soulèvent l'enthousiasme du public – et pas besoin d'une claque pour y croire!

La Bayadère
Semyon Chudin (Solor), Olga Smirnova (Nikiya)

La distribution du deuxième soir nous touche toutefois bien davantage. Olga Smirnova et Semyon Chudin, c'est le couple idéal du ballet classique d'aujourd'hui – une virtuosité et une élégance partagées sans doute, mais surtout un mélange unique, et très russe, de pureté classique, de poésie simple et naïve, et de profonde spiritualité. On avait vu Olga, lors d'une tournée du Bolchoï il y a quelques années, dans le rôle de Nikiya, où elle était déjà sublime d'intensité et de lyrisme. Elle en a gommé à présent tous les maniérismes un peu vains (les poignets ne se cassent plus, les bras et le dos ont gagné en fluidité et en contrôle, et aucun excès gymnique ou contorsionnistique n'est à signaler), et l'on sent qu'avec les ans (pensez, elle n'a que 26 ans!) , elle tend de plus en plus vers une épure du rôle – une éloquence qui se moque de l'éloquence et donne simplement vie à un personnage vécu de l'intérieur. Jamais, en tout cas, on a l'impression d'un déjà-vu – une imitation, parfaite mais purement esthétique, des inflexions ou de la manière de telle ou telle grande ballerine. Le Solor de Semyon Chudin est, comme on peut s'en douter, aux antipodes du style rodkinien – très «classique Bolchoï» –, mais ses élans, portés par une saltation superbe, n'en sont pas moins passionnés. Olga Marchenkova ne manque quant à elle ni d'autorité ni de présence ni de charme féminin en Gamzatti, mais il faut avouer que sa danse, assez ostentatoire, fait bien «mastoc» à côté de ce précis d'académisme et de lyrisme conjugués qu'est Olga Smirnova.

La Bayadère
Olga Smirnova (Nikiya)

Dans les nombreux seconds rôles du ballet, on a notamment applaudi, le soir de la première, l'Idole dorée de Viacheslav Lopatin, qui, aux côtés de Denis Rodkin et Semyon Chudin (parmi bien d'autres), vient consacrer, avec son physique et son style impeccable de danseur de demi-caractère, la suprématie actuelle, assez peu discutable, du Bolchoï en matière de danse masculine. La musicalité impeccable du Fakir de Georgy Gusev (le 27), aussi léger que véloce et souple, mérite aussi une mention particulière, d'autant que ce n'est pas un rôle auquel on prête tellement d'attention d'ordinaire. Viktoria Yakusheva (le 26) et Ksenia Averina (le 27) – des débuts pour cette dernière – campent deux charmantes Manou, à la danse vive et bien rythmée. Le trio des Ombres se révèle plus probant lors de la deuxième soirée, à l'instar du corps de ballet, visiblement encore en répétition à la première (ce n'est pas qu'une image, puisque celui-ci ne répète pas le répertoire comme dans les compagnies où l'on fonctionne sur des saisons  un habitué moscovite me précisant à la sortie du spectacle qu'il est vraiment parfait à la dernière...). Si l'on émet un léger bémol sur Elvina Ibraimova, un peu trop démonstrative dans la troisième variation (les 26 et 27), on salue les très belles prestations, menées à un tempo d'enfer qui plus est, de Darya Bochkova et Angelina Karpova dans les première et seconde variations (le 27).




Bénédicte Jarrasse © 2016, Dansomanie



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La Bayadère
Maria Alexandrova (Gamzatti)



La Bayadère
Musique : Ludwig Minkus
Chorégraphie
: Youri Grigorovitch d'après Marius Petipa, Vakhtang Chabukiani
Nikolaï Zubrovsky  et Konstantin Serguéïev
Argument : Marius Petipa, Sergueï Khudekov
Scénographie et costumes : Nikolaï Sharonov, révisés par Valéry Levental
Lumières : Mikhaïl Sokolov

Nikiya – Svetlana Zakharova (26/10), Olga Smirnova (27/10)
Dugmanta, le Rajah – Alexeï Loparevitch
Gamzatti – Maria Alexandrova (26/10) / Olga Marchenkova (27/10)
SolorDenis Rodkin (26/10) / Semyon Chudin (27/10)
Le Grand Brahmane – Andreï Sitnikov
Toloragva, un guerrier – Youri Baranov (26/10) / Alexandre Voytuk (27/10)
L'Esclave – Egor Khromushin (26/10) / Alexandre Vodopetov (26/10)
Magedaveya, le Fakir – Anton Savichev (26/10) / Georgy Gusev (27/10)
Yea, une Esclave – Kristina Karaseva (26/10) / Irina Semirechenskaïa (27/10)
Gumpé (Djampo) – Elvina Ibraïmova, Viktoriya Litvinova (26/10)
Olga Kalinina, Svetlana Pavlova (27/10)
Danse indienne – Anna Antropova, Vitaly Biktimirov, Alexeï Matrakhov (26/10)
Kristina Karaseva, Denis Medvedev, Denis Savin
(27/10)
L'Idole dorée – Vyacheslav Lopatin (26/10) / Mikhaïl Kochan (27/10)
Danse Manou – Viktoriya Yakusheva, Yana Buravchikova, Ekaterina Makeeva (26/10)
Ksenia Averina,
Yana Buravchikova, Ekaterina Makeeva (27/10)
Première Ombre – Daria Khokhlova (26/10) / Daria Bochkova (27/10)
Deuxième Ombre – Margarita Shrainer (26/10) / Angelina Karpova (27/10)
Troisième Ombre – Elvina Ibraïmova


Ballet du  Bolchoï de Moscou
Orchestre du Bolchoï de Moscou, dir. Pavel Sorokin

Mercredi 26 et jeudi 27 octobre 2016,  Théâtre du Bolchoï, Moscou


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