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Théâtre de la Ville (Paris) - Programmation délocalisée
04 octobre 2016 : Available Light, de Lucinda Childs, au Théâtre du Châtelet
Available Light (chor. Lucinda Childs)
L'automne
prend à Paris les nuances de la danse de Lucinda Childs,
à qui le Festival d'Automne consacre un portrait au travers
de cinq programmes et d'une exposition. Trois d'entre eux font partie
de la saison du Théâtre de la Ville : après la
présentation de la recréation de Dance
par le Ballet de l'Opéra de Lyon, c'est au tour de la Lucinda
Childs Dance Company de proposer une deuxième oeuvre phare de la
chorégraphe américaine, Available Light.
Loin des expérimentations des débuts, que l'on pouvait découvrir dans le cadre des Early Works
au CND, dont une surprenante incursion dans le "Tanztheater à
objets", transmis par sa nièce Ruth Childs, ce ballet,
créé en 1983 dans une usine désaffectée de
Los Angeles, fait écho à Dance
et au courant minimaliste géométrique,
conceptualisé par ses collaborations avec Philip Glass et qui
lui a apporté la reconnaissance. Par souci de renouvellement, le
choix musical s'est porté sur Light Over Water
de John Adams, moins purement minimaliste dans ses
répétitions, et jouant bien plus sur les alternances
entre orchestrations grandioses et longs passages de très faible
intensité. La scénographie confiée à Frank
Gehry est l'attente majeure de la pièce après la
réussite des inserts filmés de Sol Lewitt projetés
en surimpression des danseurs, pour un résultat qui faisait
prendre corps à des images. La tentative de renouveler cette
hypnose tridimensionnelle repose ici sur l'architecture et le
dédoublement du plateau pour recréer deux scènes
superposées.

Available Light (chor. Lucinda Childs)
La
«lumière disponible» a trois tons - blanc, rouge et
noir, tant pour les éclairages que pour les costumes -,
chargés de représenter un cycle naturel du jour à
la nuit, en passant par le crépuscule. L'utilisation du
contre-jour au début de chacune des deux parties de la
pièce accentue le caractère métallique des cages,
hérissées de pics agressifs, supportant le plateau
surélevé. Si cette ambiance se voulait authentique
à la création par son utilisation d'une scène
naturelle ou pour la réappropriation d'un espace urbain
désaffecté, sa reconstitution dans un
théâtre lui confère aujourd'hui une ambiance club
qui nuit au réalisme de l'ensemble.
L'autre écueil est le minimalisme de l'occupation du
deuxième plateau : au maximum trois danseurs y évoluent
sur les onze que compte la pièce. Les effets de profondeur de
champ n'ont pas la richesse escomptée, et apparaissent
même bien piètres par rapport aux plans de Sol LeWitt qui
inventait la réalité augmentée bien avant que le
concept n'en prenne le nom. Si la collaboration avec un architecte rend
bien hommage à la création pluridisciplinaire
chère à l'ancienne pensionnaire de la Judson Church,
force est de constater que le minimalisme de l'écriture
apparaît perdu dans le gigantisme structurel de Gehry, qui
l'écrase, là où LeWitt le servait.
La pièce d'une heure est divisée en deux parties, de
longueur et de contenu assez semblables. La différence majeure
est dans la structure des ensembles, symétrique au début
avec ses dix danseurs, et qui se résout dans les
décalages par l'adjonction d'un onzième danseur pour la
deuxième partie. L'introduction, en clair-obscur, donne à
voir des danseurs semblant sortir d'une cage, comme créés
par une machine infernale, qui investissent un, puis deux horizons
ouverts. L'écriture symptomatique de Lucinda Childs prend
ensuite ses droits. Les interprètes, disposés à
différents points du plateau, nous offrent une suite
ininterrompue de ritournelles gestuelles, entre déplacements
millimétrés - très souvent marquées par un
retour en arrière immédiat ou différé - et
mouvements simples et fluides, que l'on pourrait croire issus de
positions académiques passées au filtre de la
simplicité, alors qu'il s'agit d'un vocabulaire
transcendé à partir de gestes usuels et quotidiens.
Toujours en phase avec les évolutions de la partition, les
phrases chorégraphiques partent de la plus simple - un geste, un
déplacement - vers plus de complexité, en
déclinant les combinaisons de chacun des éléments
de base. Au jeu du calcul exponentiel, avec dix ou onze danseurs -
trois couleurs, deux plateaux, quatre angles, deux types de
déplacement (droit/courbe) et quatre types de mouvements (pas,
course, tour, saut) -, le nombre de combinatoires tendrait rapidement
vers l'infini s'il n'était pas rapidement limité à
ces basiques, d'autant que la chorégraphe s'en remet au
"non-choix", dans un souci d'objectivité maximal, et
délaye donc une à une toutes les variantes possibles de
ses éléments de base. La subjectivité d'un propos
quelconque laisse ici place au hasard pour déterminer le
judicieux ou le plaisant, le "geste bleu", ou plutôt ici rouge,
tant cette couleur, dominante, contraste avec le souci
de pureté binaire du reste.

Available Light (chor. Lucinda Childs)
Si Dance était
marqué par le mouvement horizontal, c'est son contraire qui
est ici mis en exergue. Au-delà d'un travail sur les mouvements
du haut du corps, censés donner du volume et de la
verticalité aux ensembles, le temps de présence des
danseurs sur le plateau est utilisée, dans son immense
majorité, par l'immobilité. A un niveau tel que ces
points noirs, rouges et blancs finissent par rappeler les atomes de nos
cours de chimie et leurs interactions, évoquant le vide
absolu qui règne entre chacun d'entre eux. A l'opposé de
la démultiplication des corps à l'infini de la
création précédente, c'est vers l'infini du
vide que nous entraîne la chorégraphe par son
écriture, qui transforme l'art de la danse en matière
scientifique.
L'interprétation des danseurs de la compagnie fera débat,
entre leurs morphologies disparates et le manque de précision de
leur gestuelle. Mais leur "normalité" convient bien au propos et
accentue la banalité de la gestuelle répétitive.
Leurs failles, leurs oscillations, leurs décalages, en
particulier entre les mouvements, permet d'humaniser l'ensemble, et de
lui conférer une rondeur que des danseurs mieux armés
n'apporteraient pas et ce, au risque d'un parti-pris jusqu'au-boutiste
et robotique. Ils sont par ailleurs irréprochables dans le
synchronisme du déclenchement des mouvements sur une partition
dont la musicalité n'est pas absolument évidente. Matt
Pardo, qui ouvre le bal, ou Sharon Milanese, la plus "ballerine", se
distinguent légèrement, mais le minimalisme de
l'interprétation commue la troupe en un ensemble informel, qui
puise sa force dans l'effacement mis au service de l'écriture.
Tenant autant du mythe de Sisyphe que de celui de Serendipe, ce ballet
se retrouve pris à son propre piège en atteignant le
paroxysme du minimalisme dansé. Sa qualité majeure
réside dans le niveau et la précision de son
écriture mathématique, mais c'est aussi son défaut
majeur, car la lecture de la partition apparaît
malheureusement aussi intéressante que son exécution
par des danseurs. Le site http://danceworkbook.pcah.us/
permet d'en faire l'expérience par soi-même. Certains
dessins de partitions, colorées par les mouvements, rappellent
d'ailleurs les hypotrochoïdes ou épitrochoïdes
popularisées dans les années 1970 par le jeu du
spirographe. En parvenant au seuil de la vacuité à force
d'épure, l'écriture de Lucinda Childs permet de
matérialiser le vide, à un point tel que si l'on parvient
à faire abstraction du côté lassant de la
proposition visuelle et de l'absence glaciale de toute émotion,
elle en devient, ne serait-ce que par sa dominante rouge, diabolique.
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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Available Light (chor. Lucinda Childs)
Available Light
Musique : John Adams
Chorégraphie : Lucinda Childs
Scénographie : Frank Gehry
Costumes : Kasia Walicka Maimon // Son, Mark Grey
Lumières : Beverly Emmons, John Torres
Avec : Katie Dorn, Kate Fischer, Sarah Hilmon, Anne Lewis, Vincent McCloskey, Sharon Milanese
Nenny Olk, Patrick John O'Neill, Matt Pardo, Lonnie Poupard Jr., Caitlin Scranton, Shakirah Stewart
The Lucinda Childs Dance Company
Musique enregistrée
Mardi 04 octobre 2016, Théâtre du Châtelet (programmation du Théâtre de la Ville), Paris
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