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critiques et comptes rendus
Now (Carolyn Carlson)

23 septembre 2016 : Now, de Carolyn Carlson, au Théâtre de Chaillot (Paris)


Now (chor. Carolyn Carlson)


Des danseurs en costumes sombres, des danseuses en robes imprimées, une porte-fenêtre qui marche toute seule et derrière laquelle une femme parle en italien, un homme qui harangue le public en anglais ou en français à côté d'un couple assis à une petite table ronde : oui, nous sommes bien chez... Carolyn Carlson pour la rentrée de Chaillot.

Pour fêter la fin de sa résidence, le théâtre choisit de lui dire au revoir en lui offrant le spectacle inaugural de la saison, avec une reprise de Now, créé ici même il y a deux ans. Durant cette période, la chorégraphe a créé à Chaillot deux spectacles et offert également quelques solos. Paradoxalement, c'est Pneuma que ses biographes pourraient retenir comme œuvre principale de cette résidence, bien qu'elle ait été créée à l'Opéra de Bordeaux et n'ait par ailleurs pas totalement fait l'unanimité à Chaillot lors de sa présentation début 2016.

Revenons à "Maintenant", et au premier tableau de ce spectacle, qui commence comme chez une certaine Allemande, malgré quelques détails sans équivoque venant rappeler l'inspiration poétique, ancrée dans la nature, de l'Américaine : la clarté du bois de la table, le décor de maison de campagne à la Edgar Poe, humanisé par une simple ampoule, ou encore les prémices d'une danse légère, quand les robes se fendent pour dévoiler les jambes et une gestuelle qui ne devrait guère rester longtemps terrestre. Baptisé "la Maison", ce tableau nous conte - voire nous raconte, car il repose sur de nombreuses séquences théâtrales polyglottes -, la beauté et la nécessité du chez-soi, malgré quelques coups de rabot sur les travers sociaux des Américains et leur culte famille/sécurité/virilité, ou des Françaises et de leur futilité décorative. La maison parfaite serait sans doute Finlandaise, mais peu accéderont à la recette faute de maîtrise suffisante du finnois. Elle se donne encore à voir à travers l'alternance de scènes dansées qui, après un premier solo, naviguent entre danse des cuisinières pour le trio féminin et danse des bricoleurs pour le quatuor des hommes. Hyper-réaliste, drôle et profondément inscrite dans le réel, cette introduction surprend jusqu'au bout - un final à la Steve Paxton qui s'égaye dans la danse du rouleau de chatterton et de la danseuse-portemanteau. Rarement aussi bavarde, matérielle et présente, la chorégraphe utilise ici tous les artifices pour créer la base d'un voyage à suivre, à travers une sorte de cocon originel qui prend valeur universelle. Avec cette porte qui navigue en solitaire, on se doute que le seuil à franchir sera celui du voyage intérieur, car "le poète parle au seuil de l’être" selon Gaston Bachelard, auteur de La Poétique de l'Espace, dont la créatrice fait sienne l'inspiration.

Now
Now (chor. Carolyn Carlson)

Accomplissant la métaphore de la maison-pensée, quelques danseurs décollent le ruban adhésif à divers endroits du plateau pour créer une structure éphémère en filigrane. Au milieu de celle-ci prend place une danseuse en robe unie, figée dans le faisceau d'un projecteur nuageux - signé Patrice Besombes -, perdue dans un décor de sommets enneigés que projette une vidéo. Elle semble avoir perdu sa maison plus qu'en être partie. A la vision de cette "étoile prisonnière prise au gel de l’instant", il se met soudain à faire très froid sur le plateau de Chaillot. "La Montagne" est le thème du deuxième des quatre tableaux, avant "la Forêt" et "l'Immensité", qui nous font parcourir les différentes dimensions du voyage philosophique. Le parcours se veut avant tout élévation mystique : le temps n'a jamais autant de valeur que lorsqu'il se conjugue au présent, car il se pare d'infini. Dans cette proposition ambitieuse, Carolyn Carlson abandonne le verbe pour l'image, la matérialité pour l'abstraction. La démarche est figurée par les costumes des interprètes, aux teintes monochrones et aux coupes androgyne, comme pour accentuer la dilution de l'être dans un tout. Sur la musique de René Aubry, tour à tour nostalgique, claquante, ou ondée, le ballet prend toute sa dimension au gré d'une danse qui donne l'illusion de la facilité - de la légèreté du geste tendu toujours retenu avant de s'achever, jusqu'aux sauts exécutés jambes pliées, qui ne semblent jamais retomber.

"La Forêt" renoue avec les surprises. On assiste ainsi à la projection d'une vidéo des interprètes essaimés dans des feuillages, dont ils finissent par mâcher les pousses. La séquence peut aussi bien évoquer un univers primitif que se faire réminiscence d'une époque plus récente et hallucinogène. Surprise encore que ces arbres morts, squelettes qui semblent contenir les âmes des danseurs cachés derrière eux, et les font glisser en position accroupie sur le tapis, dans une métaphore de l'effort tranchant avec le reste de la gestuelle. Ce passage, plus long et introspectif, finit par renvoyer à l'esprit vacillant du créateur, dont le voyage doit entamer son retour ou tout du moins son réveil. Heureusement, "l’arbre est un nid dès qu’un grand rêveur se cache dans l’arbre" : le rêve s'incarne soudain dans un Japon médiéval, qui vient tout juste d'inventer la roue et l'écriture : un guerrier traditionnel, torse nu, présente au public un dos aux muscles saillants et noueux comme les nœuds du bois - écho masculin de Bella Figura, ou rappel de Burning -, qui subjugue par le retour brutal à une forme d'intimité, malgré la vigueur déployée.

Now
Now (chor. Carolyn Carlson)

Pure allégorie de la danse, ce corps qui parle est rejoint par une partenaire pour un duo sur la planche d'un banc, puis par les cinq autres danseurs de la compagnie de Carolyn Carlson. Ils nous emmènent vers le tableau final, en forme de boucle ou de tout : à la fois immensité, avec la référence au cosmos, et retour au bercail et à la familiarité de la chaumière. Pour la première : bordée de vols de danseurs fuyants, mais aussi danseur allongé sur un banc, pour mieux dépeindre que "l’immensité est le mouvement de l’homme immobile". Pour la seconde : rappel du verbe, mais aussi du couple attablé, dont la fixité de la posture n'est interrompue ni par le retrait de la table ni par celui de la chaise, pour un nouveau jeu de relativité entre éther de l'une et persistance de l'autre, sous le joug d'une pendule fatalement carrollienne.

Si Juha Marsalo, en narrateur soliste, ou Yutaka Nakata se distinguent dans leurs rôles, les quatre interprètes masculins sont dans leur unisson irréprochables dès qu'il s'agit de reprendre la gestuelle statutaire de la danseuse calligraphe. La transmission de ses solos à des hommes est d'ailleurs souvent une réussite, et les ensembles donnent ici l'illusion du quadruplé. Les danseuses sont plus en retrait, et au jeu de la différence, on préfère l'apport - de tous le plus perceptible - d'Isida Micani, dont la personnalité est celle qui s'éloigne le plus du modèle.

A jouer en permanence entre le temps et l'espace, ce Now pourrait se traduire en Ici. En mettant en perspective l''infini à travers l'intime, il réussit à mettre en danse la définition de l'humanité selon Jules Supervielle : "Habitants délicats des forêts de nous-mêmes". Pari réussi pour cette reprise, dont l'émotion est bien plus liée au contenu de l'oeuvre qu'à l'au-revoir d'une maison à Carolyn Carlson.



Xavier Troisille © 2016, Dansomanie

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Now
Musique : René Aubry
Chorégraphie : Carolyn Carlson
Scénographie : Maxime Ruiz, Benoît Simon
Costumes : Chrystel Zingiro
Lumières : Patrice Besombes

Avec :  Constantine Baecher, Juha Marsalo, Riccardo Meneghini
Isida Micani, Yutaka Nakata, Sara Orselli, Sara Simeoni



Musique enregistrée

Vendredi 23 septembre 2016 , Théâtre National de Chaillot, Paris


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