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Le L.A. Dance Project (Benjamin Millepied) au Théâtre des Champs-Élysées
15 septembre 2016 : Forsythe, Graham, Peck, Millepied au TCE
Benjamin Millepied
La première soirée TranscenDanses de la saison au
Théâtre des Champs-Élysées
invitait le L.A. Dance Project pour un programme mixte composé
de trois pièces de chorégraphes américains,
précédant une création de son directeur Benjamin
Millepied. Si la compagnie fondée en 2012 à Los Angeles
se veut un collectif créatif, elle n'en demeure pas moins
centrée sur les pièces de son fondateur et, pour
élargir son répertoire, elle va plutôt puiser dans
l'histoire des États-Unis. Si la dimension de la compagnie,
dans tous les domaines, ne la destine pas à reprendre du
Balanchine, son choix de remonter d'autres chorégraphes, moins
exposés mais toujours majeurs, comme Merce Cunningham
précédemment ou ici Martha Graham, est judicieux. En les
associant à l'incontournable William Forsythe et au
chorégraphe en vogue, le soliste du New York City Ballet, Justin
Peck, elle nous offre un voyage dans l'histoire de l'école
chorégraphique américaine, de la grand-mère de la
danse moderne aux petit-fils du néo-classique, en passant par le
père de la danse mi-académique mi-contemporaine.
La soirée débute par Quintett
de Forsythe, pièce créée en 1993 à
Francfort-sur-le-Main, pour cinq danseurs évidemment, sur la
musique de Gavin Bryars, Jesus' Blood Never Failed Me Yet,
entêtante ritournelle post-minimaliste de 1971, partant d'une
complainte répétée en boucle pendant 25 minutes sur un arrangement
allant crescendo. Le choix de cette ouverture peut surprendre par la
position qui lui est accordée (un Forsythe même pas en vedette
américaine), mais cette pièce particulière dans sa carrière très
européenne renvoie beaucoup au courant minimaliste américain. Ecrite
tandis que son épouse s'éteignait, elle alterne instants suspendus et
immobiles - empreints d'une gravité plus interrogative que triste -,
tourbillons et bondissements, qui s'achèvent inexorablement par la chute
des corps des deux danseuses. Ce besoin d'ivresse de vie est marqué par
les nombreux portés-glissés et les enchaînements incessants de
pirouettes, et est accentué par les couleurs vives des robes
ultracourtes, les rencontres qui défilent, les mouvements presque
sportifs en chaussettes adéquates, comme ces dynamiques équilibres sur
les épaules ou cet enchaînement à genoux tout droit sorti d'une troupe
folklorique de Kabardino-Balkarie. Mais la tension reprend sans cesse le
dessus sur l'espoir, et tous ces effets de fuite, associés à la
légèreté d'un langage académique plus habituel, finissent par évoquer
l'envol et le départ de l'âme, symbolisés par l'activation d'un
projecteur encombrant la scène comme une maladie, qui se met à diffuser
un ciel de nuages filants sur un tout petit coin du mur du fond, ou sur
les danseurs qui passent au travers. L'aide, ou le besoin d'aide, est
également mis à l'honneur par ces mains qui attrapent délicatement les
pieds des danseuses, pour lancer ou prolonger leurs mouvements, comme le
combat, par ces mêmes mains qui parfois frappent les corps en
contrepoint, venant trancher la mélopée religieuse, aussi insoutenable
qu'apaisante, qui ne s'achève que lorsque les danseuses sont toutes deux
allongées au sol, définitivement. L'œuvre est forte, et l'ombre de
Cunningham semble convoquée par la scénographie, les instants
d'immobilisme ou les ensembles disjoints des cinq danseurs dispersés sur
le plateau, encore plus criant de minimalisme qu'un simple solo. Mais
elle déçoit néanmoins dans cette présentation, qui ne parvient pas à
conserver la tension sur la durée, et dont la force du propos peine à
transpercer le geste dansé, pour laisser au final un vague sentiment
d'incompréhension.

Quintett (chor. William Forsythe)
Passé le premier entracte, place aux découvertes, avec d'abord Martha Graham Duets.
Nom étrange pour un ballet, qui est en réalité une
recomposition de trois duos, sortis d'un documentaire de 1957, A Dancer's World
de Nathan Kroll pour la Metropolitan Pittsburgh Educational Television
Station (!). C'est donc une création posthume de 2016, basée sur des
éléments ayant plus de soixante ans d'âge, et issue d'une bobine en noir
en blanc. La scénographie s'en inspire, avec des lumières de côté
tamisées et granuleuses, ou les costumes noirs et blancs, légers et
flottants, presque fantomatiques. L'illustration musicale originale de
Cameron McCosh est reprise telle quelle, pour un accompagnement piano
traditionnel d'une classe de ballet. Le documentaire évoluait entre
classe de ballet, interviews de la chorégraphe filmée dans son miroir et
scènes de danses en studio arrangées pour la caméra à partir d'éléments
chorégraphiques existants, dont Canticle for Innocent Comedians de 1952. Il en résulte trois duos intitulés White, Stars et Moon,
construits sur un plan similaire, entre pas de deux fuyants et postures
surprenantes de dynamisme et de liberté, comme ces équilibres penchés
sur une jambe bras tendus au maximum, ces bonds regroupés, ou ces corps
ployés, dont les jambes se croisent et se tordent pour mieux s'ouvrir
ensuite. Chaque duo se conclut par un porté alambiqué et novateur -
encore aujourd'hui -, dont le dernier symbolise à lui seul l'élément de
style central de la créatrice, avec une danseuse portée sous les
aisselles, bras écartés et tombant, dont le bassin ondule sur celui de
son partenaire en osmose avec sa respiration. La gestuelle est précise,
tranchante et pourtant toujours douce et donne une impression constante
de retenue. Elle n'est jamais forcée ni contrainte, et chaque
accélération fait place à sa respiration et à sa libération. C'est le
petit bijou de la soirée. L'idée est bonne, la qualité et la richesse du
travail original fournissent bien assez de matière à la pièce, et
l'atmosphère de ces images du passé s'épanouit avec beaucoup de grâce
sur scène, d'autant plus que les danseurs réussissent à trouver le bon
équilibre, et surtout la bonne vitesse d'exécution, entre modernité des
corps actuels et nostalgie de l'élégance accélérée des images
d'archives. A l'image du reste du duo final de Stephanie Amurao/Aaron
Carr, qui révèle bien le contraste entre énergie masculine et passion
féminine, si cher à l'artiste. On regrettera cependant que le format
(huit minutes) ne permette que d'effleurer le langage de la chorégraphe,
que l'ensemble dansé du documentaire ait été délaissé, ou que le propos
soit globalement absent pour rendre hommage à une créatrice aussi
révolutionnaire.
Brutal changement d'époque pour la suite, avec Helix
de Justin Peck, qui présente pour l'occasion sa quatrième pièce en
autant de mois à Paris. Le duo Janie Taylor/Brandon Baker se voit
confier la charge d'assurer la transition par les costumes et les
lumières. Si ces dernières sont similaires dans leur côté sombre, les
premiers se modernisent grandement et prennent la forme de combinaisons
intégrales, uniformément grises, aux petites ceintures chic, enduites
d'un bleu au niveau des mollets qui devient canard pour les pieds. Il en
émane une nouvelle impression d'irréel, mais cette fois avec projection
dans le futur et la science fiction, avec ces corps glissant sur un
affleurement gazeux - effet plutôt réussi. Le titre de la pièce (spirale
en grec, qui donne hélice) est éponyme de la composition musicale de
Esa-Pekka Salonen, compositeur et chef finlandais, éphémère titulaire de
l'ONP. Cette oeuvre de 2005 est un unique accelerando de neuf minutes
construit sur des phrases basiques qui s'allongent en parallèle, pour
finir par une résolution finale en forme de cul-de-sac. Tendu sans
relâche, cet accompagnement offre un terrain idéal pour l'écriture
nerveuse et géométrique du jeune Américain. Assumant pleinement son côté
sombre et inquiétant - comme dans ces courses poursuite hitchcockiennes
- pour un ballet à bout de souffle, il dessine ses lignes et ses
courbes avec une tension nouvelle, comme pour contrebalancer l'esprit
circulaire la pièce. Ses ensembles structurés accentuent les effets
magnétiques d'attraction/répulsion des danseurs, et ses traversées de
plateau toujours aussi dépouillées deviennent porteuses d'une énergie
accrue, comme ces suites de tours assemblés pour les filles ou en
ciseaux pour les hommes. Il s'autorise quelques postures figées pendant
le diminuendo de la musique, pour mieux emporter le final en vagues de
plus en plus rapprochées, dans son flux néoclassique mais asymétrique.
Porté par des interprètes, Lilja Rúriksdóttir en tête, parfaitement en
phase avec ce style limpide mais fouillé et accrocheur, ce ballet
électrique et charmant, riche malgré sa courte durée, sera le plus
acclamé de la soirée. A juste "titre" dans tous les sens du terme.

Morgan Lugo et Adrien Dantou dans On the Other Side (chor. Benjamin Millepied)
Après le
deuxième entracte, place au ballet le plus copieux de la
soirée (quarante-cinq minutes), dernière partie du
tryptique Gems, commandé par un joaillier : On The Other Side de Benjamin Millepied. Quatre couples de danseurs dansent sur des musiques pour piano de Philip Glass, principalement des Etudes ou des extraits d'Orphée Suite.
Ils portent des tuniques androgynes, en coton léger et coloré, à
l'exception d'un des couples, en gris bien sombre. S'ensuit un
abécédaire de la danse néo-classique, fluide, soyeuse et maîtrisée,
découpé en ensemble, solo, pas de deux, de trois, de quatre, de sept,
d'un nouveau pas de deux et d'un ensemble à huit pour finir. Les
mouvements suggèrent beaucoup d'échanges entre les danseurs, très
concernés par leurs partenaires, comme pour évoquer la nécessité du
groupe et le besoin d'implication dans les relations. Malgré un premier
solo convaincant, parfois très lent, parfois intense, interprété par la
danseuse en gris, Lilja Rúriksdóttir, dans lequel l'humain prend le
dessus sur le pas, ces lignes de pleins et de (beaucoup de) déliés,
joliment superficielles, semblent prédestinées à lasser très vite. Mais
soudain, sur l'élégiaque Knee play 4 d'Einstein On The Beach,
l'ensemble devient groupe et le solo performance, à contre-pied du
lyrisme musical. C'est léger, mais cette touche de hip-hop surprend et
intrigue. C'est le moment où les éclairages viennent justifier l'immense
mur du fond à la Jackson Pollock, blanc aux innombrables projections
colorées : par l'application de filtres, ils se parent d'une unique
teinte primaire (rouge, puis bleu ou vert) et baignent la scène d'un
visuel intéressant. Dans la continuité de ces surprises, les pas de deux
deviennent des pas de deux homme/homme et femme/femme. Si le premier
reste beaucoup trop sage pour convaincre, le deuxième s'agite, sans
toutefois atteindre un niveau saphique, et s'autorise quelques esquisses
d'une agressivité contenue. Quelques mouvements de déhanchés
forsythiens (à la Blake Works...)
mettent en valeur les qualités pluri-stylistiques des danseuses de la
compagnie, dans un creuset typiquement américain. Moins guindée que les
créations du chorégraphe pour l'Opéra National de Paris, mais nettement plus maniérée que
celle de Peck, cette pièce reste bien trop longue (plus que les trois
précédentes réunies, aux qualités autres), malgré quelques aventures
stylistiques surprenantes et quelques passages réussis. Cela n'enlève
rien à la joliesse du trait habituel, mais l'ensemble ne s'avère guère
plus que confortable.

Stephanie Amurao dans On the Other Side (chor. Benjamin Millepied)
Quatre pièces au programme, dont une demi-déception, deux découvertes en
forme de réussites, qui se permettent même de mettre en résonance la
pionnière de la danse moderne et l'un des derniers rejetons du
néo-classicisme, et, pour finir, une création de Millepied qui se permet
quelques surprises et démontre crûment son affiliation purement
américaine. La L.A. Dance Company offrait un voyage, à 100% donc, dans
l'école chorégraphique américaine, et, si les bijoux étaient à chercher
au-delà des gemmes, la soirée restera jolie, en se permettant même d'en
réhabiliter le terme.
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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Quintett
Musique : Gavin Bryars
Chorégraphie : William Forsythe
Scénographie et lumières : William Forsythe
Costumes : Stephen Galloway
Avec : Aaron Carr, Julia Eichten, Morgan Lugo
Nathan Makolandra, Rachelle Rafailedes
Martha Graham Duets (White, Stars, Moon)
Musique : Cameron McCosh
Chorégraphie : Martha Graham
Costumes : Janie Taylor
Lumières : Brandon Stirling Baker
White : Julia Eichten, Morgan Lugo
Stars : Rachelle Rafailedes, Nathan Makolandra
Moon : Stephanie Amurao, Aaron Carr
Helix
Musique : Esa-Pekka Salonen
Chorégraphie : Justin Peck
Costumes : Janie Taylor
Lumières : Brandon Stirling Baker
Avec : Stephanie Amurao, Morgan Lugo, Nathan Makolandra
Robbie Moore, Rachelle Rafailedes, Lilja Rúriksdóttir
On The Other Side
Musique : Philip Glass
Chorégraphie : Benjamin Millepied
Décors : Mark Bradford
Costumes : Alessandro Sartori
Lumières : Lucy Carter
Avec : Stephanie Amurao, Aaron Carr, Adrien Dantou
Julia Eichten, David Freeland, Morgan Lugo
Rachelle Rafailedes, Lilja Rúriksdóttir
Musique enregistrée
Jeudi 15 septembre 2016, Théâtre des Champs-Élysées, Paris
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