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Théâtre de la Ville (Paris) - Programmation délocalisée
03 septembre 2016 : Viktor, de Pina Bausch, au Théâtre du Châtelet
Viktor (chor. Pina Bausch)
Rentrée
en fanfare au Théâtre du Châtelet pour l'ouverture
de la saison du Théâtre de la Ville, avec Viktor,
de Pina Bausch, présenté par le Tanztheater Wuppertal. Cette
délocalisation était habituelle ces dernières saisons, mais deux pièces
étaient alors présentées, plutôt en clôture d'ailleurs, l'une provenant
de la période phare du Tanztheater, l'autre plus récente, issue du cycle
des pièces dites "voyageuses". En cette saison itinérante, pour cause
de travaux entraînant la proche fermeture de la Ville, puis celle du
Châtelet, une seule pièce est au programme, la première,
chronologiquement, des créations hors les murs de Wuppertal, mais,
cohérence du choix, cette œuvre fait surtout figure d'intermédiaire
entre les deux périodes stylistiques et permet à elle seule d'en aborder
les différents thèmes.
Le rapport au temps est d'ailleurs l'axe d'intérêt majeur de cette
reprise, qui se décline autant autour de son positionnement charnière
dans la carrière de la chorégraphe qu'en lien avec le regard que l'on
porte sur la capacité de la troupe à se renouveler - quarante ans après
sa constitution, trente après la première de la pièce du soir, et sept
après la disparition de sa créatrice. Quelques années après avoir tourné
sous la direction de Federico Fellini dans E La Nave Va,
croisière opératique absurde et tragique, Pina Bausch en adopte le
principe de l'unité de lieu, et embarque sa troupe à Rome pour une
résidence de plusieurs semaines qui donnera ainsi naissance à Viktor,
créé en 1986 à ...Wuppertal. Elle
réitérera et systématisera ce principe
après 1989 et Palermo Palermo,
mais pour cette première, l'immersion locale n'est pas aussi
immédiatement présente qu'elle pourra l'être dans ses dernières œuvres.
Si la convergence avec le style de Fellini par l'habituelle
fragmentation des scènes ou l'absence de frontière entre fantasmes et
réalité est évidente, l'aspect visuel, confié comme toujours au couple
Peter Pabst/Marion Cito, ne surprendra pas les habitués du Tanztheater
originel, pas plus que la dramaturgie : utilisation intensive de la
terre en guise de décor, robes des années 30 ou costumes noirs, tables
et chaises usuelles, cigarettes et rouges à lèvres, joueuse d'accordéon
ou figurants septuagénaires, apostrophe violente du public avant de lui
beurrer des tartines... les ingrédients des pièces antérieures sont
toujours présents. Le découpage des séquences, leur répétition ou leur
alternance, épousent également toujours une composition musicale
hétéroclite, qui navigue souvent loin de l'Italie, de Mascarade
de Khatchatourian à la sixième symphonie de Tchaïkovski en passant par
Irving Berlin, Dietrich Buxtehude ou du folklore bolivien.
Viktor (chor. Pina Bausch)
Et pourtant ce nouveau moteur d'inspiration fonctionne parfaitement,
introduisant un renouvellement de l'approche, un réagencement des
composantes, et surtout une immense ouverture de références utilisables.
Cette patine surgit naturellement, avant le patchwork de chants et
mélodies sardes ou lombardes. Avant même la première scène et
l'apparition de Julie Shanahan en vamp surréaliste : chignon impeccable
dans une robe écarlate, sourire énigmatique et muet, juste figée, mais
ondulant déjà dans notre esprit, incapable de résister à la tension de
ce corps immobile malgré l'invitation de la valse, et ...manchote.
L'image imprègne, et le ton aurait pu être donné, mais il revêt une tout
autre interprétation dans le décor constitué de hautes parois abruptes
de terre sombre, dont quelques échelles de bois permettent d'atteindre
les sommets et quelques passerelles de bois de passer des unes aux
autres. Nous étions habitués à la fouille des âmes, leur mise à nu ou
leur taille à la serpe : plus que les sept collines de Rome taillées en
falaises, c'est ici un décor de chantier archéologique qui va servir de
scène, avec sa connotation historique, son lien à l'Antiquité, sa
symbolique de la pierre (de vrais pavés tiennent une place récurrente
dans différentes saynètes), et, évidemment, son arrière-goût de tombeau.
L'idée de la mort est omniprésente dans la pièce, et le personnage
quasi permanent est un fossoyeur qui s'évertue pendant les trois heures
de la soirée à jeter du haut des parois des pelletées de terre en
contrebas, dans un ruissellement qui devient cataracte pendant les longs
silences, juste là où un prêtre célèbre un mariage post-mortem, allant
jusqu'à manipuler les deux corps inertes pour obtenir le baiser
traditionnel. Mais la mort, c'est aussi chez Pina Bausch le corollaire
de la solitude, comme celle du seigneur du lieu, Dominique Mercy
évidemment, qui alterne tantôt en Don fatigué, attablé autant
qu'accablé, tantôt travesti, en maîtresse de ballet fantomatique,
arthritique et irascible, armée d'un bâton semblant réclamer toujours
plus de danse mais n'en être jamais satisfaite, figure troublante plus
morte que vivante sous ses haillons noirs.
En contrepoint de la mort, des scènes de vie, cocasses, absurdes,
hilarantes et grouillantes, aussi bauschiennes que purement romaines!
Cela commence par une vente aux enchères, conduite avec autant de
sérieux que de volubilité par Cristiana Morganti, qui nous vendra tout
le contenu du grenier de sa grand-mère, avec en sus quelques chèvres et
chiens de compagnie, pour figurer l'Italie des champs et celle des
villes bourgeoises et élégantes. Cela se poursuit par un chantier
urbain, aussi bruyant et inefficace que poétique. Pour finir par la
scène de la trattoria dans laquelle échoue un touriste égaré, attiré par
les charmes torrides d'une Sirène de Trevi, où trois marâtres hostiles
lui serviront un repas qu'on ne lui souhaite pas être le dernier. Cette
séquence apparaît d'ailleurs comme le meilleur raccourci entre ce qui
sera désormais les deux sources d'inspiration de Pina Bausch : les
fantasmes, l'inconscient, la quête de l'amour, de la femme qui n'a pas
oublié le café familial de son enfance, pour l'extrapolation de
l'intime, et, ici, l'Italie, ses coutumes, son langage, ses relations
homme/femme, qui lui offre un laboratoire d'observation d'une société
différente, pour aller y identifier les fragments qui nous relient les
uns les autres. Evidemment, elle ne peut pas s'empêcher d'égratigner au
passage quelques travers de la société romaine ou italienne, mais avec
ce menuisier en queue de pie ou sa comparse femme de ménage en robe de
soirée, on se demande s'il s'agit de se moquer de la propension
italienne à sur-vendre son activité professionnelle (le laborantin y est
à minima docteur-ingénieur chimiste) ou rendre hommage à leur élégance
naturelle en toutes circonstances.

Viktor (chor. Pina Bausch)
La morbidité est sous-jacente, mais elle est ainsi contrebalancée par
une sur-utilisation des répétitions, pour distiller la vision du cycle
du renouveau de la vie, et la succession des saynètes habituelles se
voit ici comme une fouille qui exhumerait strate par strate les
civilisations, avec son lot de trésors mais aussi de déceptions. Et en
abandonnant sa traditionnelle tendre férocité pour la distanciation de
l'observation, c'est la légèreté de traitement qui s'impose comme la
vraie nouveauté de ce format de pièce. Les couleurs des robes prennent
un autre éclat et l'espoir semble aller de pair avec le plaisir de
l'abandon, et de l'acceptation des travers des hommes. Il y a
paradoxalement peu de violence ou d'affrontements dans cette pièce : à
peine un homme étouffé dans son sommeil, image qui passe
presqu'inaperçue, comme la réminiscence d'une pulsion qui viendrait
juste zébrer d'une fulgurance de noirceur un ensemble en quête
d'apaisement.
L'abondance des répétitions est encore plus marquée dans les passages
dansés qui constituent l'autre versant de l'évolution vers les pièces
voyageuses. Ceux-ci sont déjà plus conséquents en nombre, mais tournent
autour d'une même figure déclinée à l'envi. Il subsiste seulement
quelques réminiscences des ensembles marque de fabrique, comme cette
chaîne de valse qui descend jusque dans la salle, mais les mouvements se
raréfient dans les scènes de théâtre pour s'épanouir dans les pures
scènes de danse. La chorégraphe nous propose quelques moments de
légèreté comme ces improbables secondes offertes par une danseuse
chaussée de pointes gainées de viande des grisons, ou ces danseuses
suspendues à des anneaux qui se balancent à tour de rôle à plusieurs
mètres d'altitude, souriant tranquillement dans leurs robes de soirée,
mais c'est plutôt du côté du Sacre ou d'Orphée qu'il faut y trouver la
majeure partie des similitudes.
Viktor (chor. Pina Bausch)
Si la première apparition n'a pas de bras, la première danse n'aura pas
de jambes. Annonciatrice du retour des solos dans les pièces suivantes,
celle-ci est portée par une Breanna O'Mara saisissante, ne serait-ce que
pour la ressemblance avec Helena Pikon dont elle reprend le rôle. Vêtue
d'une robe noire, assise jambes tendues et jointes face au public, elle
avance inexorablement vers lui, emportée par ses balancements de torse
et de tête, magnifiés par l'amplitude des bras et de ses cheveux roux
dénoués. Validant à elles seules le choix d'accorder plus d'espace à la
danse dans ses spectacles, même si la chorégraphe ne refera jamais de
pur ballet, la grâce qui émane de ces quelques minutes ne quittera plus
le spectateur à chacune des cinq nouvelles exécutions de ce mouvement.
Les trois premières seront cette fois debout, interprétées par
l'ensemble des danseuses de la troupe, organisées en triangle,
s'avançant vers la figure évoquée de la maîtresse de ballet
mort-vivante, qui les repousse à l'arrière et organise ainsi un cycle
dont on se prend à rêver qu'il n'ait pas de fin. Même gestuelle
sophistiquée et ample, mêmes balanciers des corps, des bras et des
cheveux libérés, son découpage reste malgré tout organisé en trois
motifs de mouvements qui se succèdent toujours dans le même ordre. Le
désordre lui viendra de la quatrième reprise, incarnée par les hommes
cette fois, qui reprennent les figures, les positions, et le caractère
cyclique de la vague, mais cette fois-ci en canon pour la gestuelle,
comme pour en accentuer la violence par le manque apparent d'harmonie.
Jusqu'à la reprise du solo initial en guise de final, au cours duquel la
danseuse est accompagnée par l'ensemble des interprètes assis en
triangle derrière elle, même s'ils se contenteront de l'accompagner par
un simple balancement du torse, comme pour la porter vers quelque
intense sacrifice, dont la douloureuse beauté doit aussi beaucoup à son
interprétation convaincante.
Et c'est sûrement ce dernier point qui constitue la plus grande surprise
de ce spectacle. Si le renouvellement était déjà en marche, les rôles
centraux étaient jusqu'à présent restés l'apanage des glorieux anciens
toujours présents, de ceux qui ne sont plus censés l'être mais le sont
tout de même comme Jean-Laurent Sasportes, ou des interprètes adoubés de
son vivant par Pina Bausch et assimilés "anciens", comme Franko Schmidt
ou Ditta Miranda Jasjfi. Et pour cette première, entre la mégère
Nazareth Panadero et le camelot Michael Strecker, c'est à une jeune
recrue de 2014 qu'est confié l'autre premier personnage de cette pièce,
avec celui de Dominique Mercy, "personnage" car dans la mythologie des
œuvres du Tanztheater, la confusion était telle entre le rôle et
l'interprète qu'ils n'étaient pas nommés autrement que par leurs propres
prénoms. Les deux ballets avaient déjà pu s'émanciper de la tutelle de
Wuppertal, mais cela restait marginal, même en tenant compte de la
prochaine entrée au répertoire de l'English National Ballet de The Rite Of Spring.
Si la question de l'après restait non résolue, malgré la capacité de la
troupe a avoir surmonté le deuil de sa fondatrice, cette reprise de Viktor
nous offre une réponse cinglante, sur le potentiel des pièces de Pina
Bausch à exister, non seulement sans elle, mais sans sa famille
originelle, même si la présence d'Helena Pikon ou de Daphnis Kokkinos en
répétiteurs relativise le phénomène, tout comme la conduite des
danseurs par Dominique Mercy, travesti et funèbre, en lequel on ne peut
s'empêcher de voir le troublant spectre de Pina.

Viktor (chor. Pina Bausch)
Ce Viktor, dont on ne saura
jamais qui il est, devenu a posteriori la première des pièces voyageuses
de Pina Bausch, s'impose comme une œuvre transitoire beaucoup plus que
de transition. On s'y délecte à deviner le cheminement de sa méthode
créative, représentée avant tout par les répétitions, bien plus
nombreuses que l'habituelle reprise du début dans le final de ses
soirées en deux actes. Celles-ci sont les signes d'un nouvel axe de
recherche, qui part moins de l'intime pour atteindre l'universel, que de
l'observation de l'autre pour trouver la part commune, et dont
certaines étirées jusqu'à l'absurde démontraient sans doute le risque
d'essoufflement de l'ancien modèle créatif. On se plait aussi à trouver
une nouvelle forme de plaisir de spectateur, moins mis sur le grill, et,
inversion des rôles du fait de la fuite du temps, observateur comblé de
l'évolution du Wuppertal. On peut toutefois regretter ici une moindre
cohérence de lien entre les scènes théâtrales, de tension d'ensemble, ou
de propos directeur, même si la convergence du thème du trépas avec sa
légèreté de traitement nous laisse avec le sentiment que la mort serait
bienveillante. On trouvera aussi que cette pièce est bien plus allemande
qu'italienne, qu'elle tient aussi peu de Fellini que de Stendhal et sa Promenade dans Rome,
mais c'est aussi le signe que le futur tour du monde de la chorégraphe a
été entamé incidemment et dans un pays à l'histoire récente guère
étrangère à la sienne. Mais le retour en force de la danse dès 1986
compensait largement ces réticences, et l'interprétation en 2016 de
cette pièce de voyage démontre que l'histoire du Tanztheater est tout
simplement loin d'être arrivée à destination.
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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Viktor (chor. Pina Bausch)
Viktor
Musique : Matthias Burkert (arrangements)
Chorégraphie et mise en scène : Pina Bausch
Dramaturgie : Raimund Hoge
Décor : Peter Pabst
Costumes : Marion Cito
Lumières : Fernando Jacon
Avec : Emma Barrowman, Andrey Berezin, Michael Carter, Çağdaş Ermis, Silvia Farias Heredia,
Jonathan Fredrickson, Ditta Miranda Jasjfi, Nayoung Kim, Scott Jennings, Barbara Kaufmann
Eddie Martinez, Dominique Mercy, Cristiana Morganti, Blanca Noguerol Ramírez, Breanna O´Mara
Nazareth Panadero, Jean-Laurent Sasportes, Franko Schmidt, Julie Shanahan, Clémentine Deluy
Julie Anne Stanzak, Julian Stierle, Michael Strecker, Fernando Suels Mendoza, Tsai-Wei Tien
Aida Vainieri, Paul White, Ophelia Young, Tsai-Chin Yu
Tanztheater Wuppertal
Musique enregistrée
Samedi 03 septembre 2016, Théâtre du Châtelet (programmation du Théâtre de la Ville), Paris
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