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Ballets de Monte-Carlo
28 juillet 2016 : Roméo et Juliette (Jean-Christophe Maillot)
Roméo et Juliette (chor. Jean-Christophe Maillot)
Deuxième partie du diptyque "L'été danse" aux Ballets de Monte-Carlo, avec la reprise de Roméo et Juliette
de Jean-Christophe Maillot pour finir la saison par un double
anniversaire : celui des trente ans de la compagnie et celui des vingt ans de
la pièce. Et la célébration aurait même pu être
triple si les danseurs de la compagnie étaient organisés en
grades, car la représentation du 28 juillet aurait certainement
été une soirée à nomination pour l'anglaise
Anna Blackwell dans le rôle-titre.
Déjà remarquée dans la reprise de LAC
passée en région parisienne au début de
l'année, dans laquelle elle incarnait l'une des
prétendantes - "la dévorante" - et où elle
était encore plus incandescente que sa robe écarlate, elle a livré une prestation profonde et
aboutie. Bénéficiant de la transmission du rôle par
Bernice Coppieters, la Juliette originelle du chorégraphe, elle
se permet, en plus d'une parfaite assimilation de l'esprit du
personnage, de sa maturité et de sa foi en l'amour, d'y
insuffler une touchante note de légèreté et
d'innocence. Elle parvient de surcroît à la conserver tout
au long du premier acte, sans jamais se laisser atteindre par les
prémices du drame à venir, qu'elle laisse aux autres
rôles, et accentue ainsi son caractère aérien et
lumineux, quasi iconique. Elle magnifie ainsi parfaitement les deux
contrastes qui animent la relecture de cette œuvre, l'un au
niveau des plans d'interprétation en partageant la même
scène avec un bien sombre Frère Laurent dans un
rôle de quasi narrateur, l'autre au niveau de l'évolution,
par sa transformation en femme mature, physique et transfigurée,
quasi animale dans les deux derniers actes, à mesure qu'elle
abandonne ses chaussons de pointes pour danser pieds nus.

Roméo et Juliette (chor. Jean-Christophe Maillot)
Dès 1986, Jean-Christophe Maillot s'était confronté
à l'œuvre de Shakespeare pour une pièce moderne
rebaptisée Juliette et Roméo et centrée autour
des rôles féminins. Mais c'est en 1996 qu'il a
créé la version actuelle dansée par les Ballets de
Monte-Carlo, avec le rôle principal créé par et
pour Bernice Coppieters. Revenant à la partition de Sergueï
Prokofiev et à un découpage classique, malgré
quelques libertés, nécessaire pour recentrer son ballet
sur l'universalité du thème de l'amour, il laisse de
côté toute considération sociétale, et
inscrit sa pièce dans une démarche et une
scénographie inspirées du cinéma.
Le ballet commence ainsi par un "générique" avec
projection sur un écran noir du casting des rôles et des
interprètes. L'occupation de la scène illustre ce
propos avec quelques scènes d'ensemble mimant un jeu sur les
focales avec le partage en différentes zones du plateau, mais
aussi des différences de rythme jusqu'à l'utilisation de
mouvements au ralenti, comme lors de la mort de Mercutio,
générant une impression de flou/mise au point entre deux
scènes contiguës. C'est particulièrement vrai
pour les scènes de Frère Laurent, qui semble errer lors
du premier acte entre différents tableaux subjectifs, lui
étant rendu particulièrement présent et objectif
par la scénographie ou les lumières, qui soulignent ainsi
son rôle de "voix off" du ballet. Véritable pivot du
ballet, l'histoire est vécue à travers son regard, et
renvoie à sa volonté ambiguë de sauver le couple
d'amoureux des rues dont il finira cependant par précipiter la
perte. A cet égard, on ne sait si son premier solo, qui introduit
le ballet et où il apparaît déjà
torturé, voire perturbé, toujours encadré par deux
fidèles pour figurer une trinité déchue, est une
sorte de prolepse chorégraphique ou la simple annonce du drame
à venir.

Roméo et Juliette (chor. Jean-Christophe Maillot)
Toujours
est-il qu'il parcourt ensuite les rues d'une Vérone
intemporelle,
rendue futuriste par une scénographie blanche, faite de murs
incurvés qui se déplacent pour créer les espaces
des dix scènes du ballet. Un long et étroit plan
incliné fait office de ruelle coupe-gorge, il
s'élève pour devenir le balcon attendu, et finit par
être utilisé comme un toboggan par une Juliette bien
espiègle. Les costumes ont un goût similaire, alliant
modernité pour les coupes et naturel soyeux pour les
tissus, alternant les teintes foncées pour les Capulet, le noir
de
Lady Capulet se mordorant pour son entourage jusqu'au pur doré
pour Juliette, les nuances de gris pour les Montaigu, et
jusqu'à
l'immaculé pour Roméo. Les étoffes sont aussi les
seuls accessoires, tour à tour
joyeux, comme cet immense ruban de Moebius symbolisant l'union parfaite
du couple au moment du mariage, ou bien funeste, comme instrument de
vengeance de Roméo sur Tybalt, ou linge souillé du sang
de ce
dernier rappelant à Juliette l'acte de son amant. Quant aux
chaussons, ou plutôt leur absence, ils symbolisent deux moments
poignants de la pièce, le premier pour Lady Capulet, figure
d'autorité monoparentale, castratrice et volage, incestueuse
aussi, qui, découvrant le corps inanimé de son fils, se
départit de sa froideur et se lance dans un solo bauschien,
cheveux dénoués, longue robe noire fendue, gestuelle de
moulinets de bras vers le ventre. Le deuxième, plus long et
définitif, est pour Juliette, qui, après
avoir survolé sur pointes le premier acte et offert à
son Roméo son coup de pied (quel symbole!) après le pas
de deux du balcon, finira le ballet pieds nus, pour une sensuelle et
troublante célébration de l'amour éperdu.
Roméo et Juliette (chor. Jean-Christophe Maillot)
Du solo de Frère Laurent jusqu'à l'acmé du solo
final de Juliette, le chorégraphe suit le fil établi de
l'histoire, avec ses bagarres de rues, rappelant plus l'affrontement
des mods et des rockers de Brighton qu'un conflit social armé. A
ce joyeux brouhaha, s'oppose l'ordre du bal, sans doute le moment le
plus classiquement ordonné du ballet, même si
l'écriture de Jean-Christophe Maillot déstructure
à loisir tous les ensembles comme pour mieux souligner chaque
individualité, Rosalinde en tête. A la joie et à
l'humour apportés tour à tour, puis ensemble, par la
Nourrice et un Mercutio très "madrigal", s'ajoute la
virtuosité d'un Benvolio aérien, qui surpasse celle du
clan Capulet au grand complet (Lady, Tybalt et Pâris). Quant
à Roméo, il est bien malmené durant tout le ballet,
entre une destinée préétablie dont Frère
Laurent tire les ficelles, des compagnons bien envahissants, et sa
Juliette du soir, aussi électrique qu'étouffante. Son
interprétation un peu sage lui donne d'ailleurs l'image d'un
"Siegfried de Vérone" (le personnage éponyme du Prince
étant omis par le chorégraphe), qui tranche avec
l'idée du rôle, et il ne prend sa pleine mesure que dans
la scène finale, où il reprend enfin en main sa
destinée en étirant au maximum sa réflexion avant
son choix du sacrifice ultime.

Roméo et Juliette (chor. Jean-Christophe Maillot)
Un
des partis pris notables de la pièce est celui de l'abstraction
: une scénographie qui privilégie les courbes lisses, des
costumes simples et anonymes, peu d'accessoires - on l'aura noté -,
et un abandon du dilemme entre le poison et le poignard, qui laisse
place à un long pas de deux dans lequel Juliette s'abandonne
à l'emprise de Frère Laurent. Toutefois, entre une
scène de marionnettes, un précepteur de noir vêtu,
des mains qui serpentent, des pointes et des bras qui s'envolent, les
références classiques ne sont jamais loin. Mais avec
autant de personnages ciselés, une épure de la
scénographie, quasi néo-classique, et un moderne
parti-pris de relecture, le chorégraphe posait ainsi les bases
de son style. Un style qui évolue, à l'image de cette reprise,
vers une composition structurellement classique de plus en plus
assumée, tout en conservant une sémantique originale,
moderne dans l'esprit et le ton, mais tout aussi académique dans
les formes, au fur et à mesure qu'il sculpte sa compagnie vers
cette taille.
Roméo et Juliette (chor. Jean-Christophe Maillot)
Ni sacralisation d'une version, ni bouleversement radical, cette
reprise s'inscrit dans cette démarche d'évolution
naturelle, en forme de parcours d'ouest en est de l'histoire de la
danse, et de volonté de retour aux sources, tant au niveau de
l'esprit des œuvres que de la gestuelle. Cela sans renier
l'écriture d'origine, avec ses exubérances, ses
coexistences stylistiques ou ses décalages, laissant
exister ses défauts premiers - longueurs du premier acte ou
imprécisions du tableau de la mort -, car porteurs de la
pâte de ce ballet. L'interprétation est portée par les
personnalités phares de la compagnie, Alexis Oliveira en
Frère Laurent, George Oliveira en Mercutio ou Mimoza Koike en
Lady Capulet, bien soutenus par le Benvolio de Daniele Delvecchio,
assurément en grande forme, ou la nourrice de Gaëlle Riou,
toujours drôle sans jamais surjouer le burlesque.
Donnant l'impression d'une musicalité encore accrue, emmenée par une troupe épanouie, cette reprise de Roméo et Juliette
distille son lot de redécouvertes, de plaisirs et de sourires,
et passionne par sa révélation, Anna Blackwell, la
ballerine anglaise qui mériterait bien cinquante articles pour cette
grande prestation..
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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Roméo et Juliette (chor. Jean-Christophe Maillot)
Roméo et Juliettre
Musique : Serge Prokofiev
Chorégraphie : Jean-Christophe Maillot
Scénographie : Ernest Pignon-Ernest
Costumes : Jérôme Kaplan
Lumières : Dominique Drillot
Juliette – Anna Blackwell
Roméo – Lucien Postlewaite
Frère Laurent – Alexis Oliveira
Les Deux acolytes – Asier Edeso, Bruno Roque
Lady Capulet – Mimoza Koike
La Nourrice – Gaëlle Riou
Tybalt – Gabriele Corrado
Mercutio – George Oliveira
Benvolio – Daniele Delvecchio
Pâris – Edgar Castillo
Rosaline – Liisa Hämäläinen
Ballets de Monte-Carlo
Musique enregistrée
Jeudi 28 juillet 2016 , Opéra Garnier, Monaco
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