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critiques et comptes rendus
Théâtre de Cornouaille (Quimper)

31 mai 2016 : Lied Ballet (Thomas Lebrun) à Quimper


Lied Ballet ( chor. Thomas Lebrun)

Après Avant toutes disparitions sa dernière création à Chaillot, replongeons-nous dans le Lied Ballet de Thomas Lebrun, créé au Festival d'Avignon en 2014 et donné en cette fin mai au Théâtre de Cornouaille de Quimper. La pièce prévue à l'origine avec un ténor et un pianiste, un peu à l'image d'une de ses créations précédentes La Jeune Fille et la Mort pour un baryton et un quatuor à cordes, sera donnée ce soir-là pour la première fois en format concert, en raison de l'indisposition du chanteur. S'il est toujours plus appréciable de bénéficier de l'interprétation en direct, le passage à la musique enregistrée permet parfois de redécouvrir une pièce qui laisse ainsi plus d'espace à la danse.

Et d'espace il est fortement question dans le propos de cette pièce, qui s'interroge sur la dualité entre le populaire et l'élitisme, au travers du parcours divergent entre ces deux formes d'art, musical et chorégraphique, leur évolution dans la durée, le temps romantique et le temps actuel, et enfin la place accordée au classicisme dans l'art moderne. A cet effet le chorégraphe ne va pas hésiter à mélanger les genres en multipliant les références académiques ou à l'histoire de la danse, tout en scindant sa pièce en trois actes distincts chacun emprunt d'un époque et d'un style marqué.

L'espace scénique est très classique, où les voûtes en pierres du lieu de sa création laissent places à des tentures noires traditionnelles, mais le plateau central est mis en valeur par de longues colonnes cubiques qui l'entourent et lui redonnent l'aspect du Cloître des Carmes. Ce découpage de l'espace apporte un effet de sas aux entrées et sorties des interprètes parfaitement adapté au propos. Le jeu de lumière est lui aussi standard, avec une boucle de jardin à cour pour rythmer l'évolution du jour et quelques projecteurs verticaux pour figer les mouvements. Le tapis de danse est blanc pour accentuer encore plus le contraste entre clarté et obscurité. 

Théâtre de Cornouaille / Lied Ballet
Lied Ballet ( chor. Thomas Lebrun)

Dans un ballet en trois actes, le premier laisse structurellement la part belle à la pantomime et à la présentation des personnages. Cette pièce reste dans cette veine, même si côté figuratif plus que narratif nous octroie une présentation des sentiments plus que de réels caractères. Sur une musique lancinante de Giacinto Sclesi Chukrum, se déploie une succession de photos de famille victorienne, prise dans des pose figées, en romantiques tenues noire, à dentelles fines et étoffes légères. L'essentiel du mouvement de cette première partie consiste à courir occuper une position sur le plateau et étirer une gestuelle excessivement lente et simpliste : bras qui se lève, corps qui se penche, bouche qui s'ouvre dans un long cri funèbre. Dans cette suite de tableaux picturaux et théâtraux, on décèle les thèmes principaux de l'art romantique tendance nervalienne : souffrance, folie et mort rodent sans cesse autour des membres de cette famille bourgeoise qui perd ses membres, en retrouve d'autres, mais aussi enferme, comme dans cette construction humaine mimant une maison de laquelle est effrayé de sortir une interprète, ou exclue, comme ces regards terribles portés à ceux qui prennent la liberté d'un chemin divergent. 

Le chorégraphe s'inspire d'une époque censément joyeuse, pour en extraire les failles, imperfections et douleurs. Révélées par les visages grimaçants, les corps torturés, mais aussi quelques détails des tenues : le caractère androgyne du short d'un interprète masculin, la dissymétrie des pans arrières de la petite robe noire d'une danseuse, comme si elle s'était trompée en la boutonnant. Ce détail qui cloche, cette noirceur, le caractère primaire de la gestuelle nous renvoie bien plus loin que l'époque victorienne figurée. Plus loin aussi qu'une réinterprétation de la nouvelle danse française, théâtrale et immobile, ou Brumachon pour l'aspect pictural, bien plus loin que certaines réminiscences sombres et strictes à la Cunningham, on pense à une forme de préhistoire, celle de la danse classique, et l'époque où le mouvement bouillonnait dans les corps et les âmes, mais n'avait pas encore été libéré par la codification. Pas l'once d'une virtuosité dans ce premier acte, mis à part dans l'engagement de l'interprétation tendue à l'extrême des danseurs, qui appelle un grand niveau d'écoute, et introduit efficacement l'acte suivant tout en accentuant le déséquilibre de l'essence du romantisme vers la morbidité au détriment du bonheur.

Théâtre de Cornouaille / Lied Ballet

Lied Ballet ( chor. Thomas Lebrun)

Mais après l'obscurantisme, viendra la lumière. Des tenues pour commencer, qui sans se départir de leur élégante légèreté virent au blanc ou au doré. L'homme vêtu en femme et la dissymétrie de la robe sont toujours présents pour rappeler la continuité, mais la transformation est radicale, comme dans cette reprise de la construction humaine du premier acte, de laquelle la danseuse sort cette fois mains tendues paumes ouvertes, vers une lumière profuse qui provient autant de la scénographie que des interprètes eux-mêmes. Radical changement aussi pour l'environnement musical, porté dorénavant par la douce beauté des orchestrations de Gustav Malher ou d'Alban Berg (les lieder du titre). Le passage à l'enregistrement permet de se concentrer sur la danse et sa musicalité et là encore la différence est radicale par rapport à la première partie. Reposant désormais sur des solos ou des pas de deux fondamentalement néo-classiques, le langage incorpore tout à ce qui a trait à l'académisme en danse : les positions, des jetés, des portés, des arabesques jusqu'à d'inattendus entrechats. 

Ces petites pastilles se télescopent avec une gestuelle plus contemporaine, pour un résultat qui fascine et qui enthousiaste évidemment tout amateur de danse. Mais la grande réussite de cette partie est d'avoir su créer une chorégraphie qui se suffit en elle-même, au-delà de ces bonbons sucrés qui finissent par interroger sur notre rapport au ballet classique aujourd'hui, qui se résume parfois à une vaine course à la virtuosité sportive ou à la perfection de lignes inertes. En choisissant d'ailleurs des compositeurs atonaux, comme Arnold Schönberg, Thomas Lebrun brise également la facilité d'un rendu juste joli pour appeler une réflexion sur les sources de plaisir et remettre au centre l'apport de l'individu, ici l'interprète. C'est effectivement en brisant la dés-harmonie familiale, et en choisissant la rupture avec le groupe qu'une danseuse initie cet acte, par un regard d'amour porté sur un danseur fascinant, poète à la tête totalement courbée sous le poids des maux, grande silhouette errante comme un cavalier sans tête et sans cheval, qui parcoure le plateau d'un pas digne de la créature de Frankenstein. Elle ne le rejoindra pas, mais un autre danseur pour un premier pas de deux émouvant, auquel succéderont trois autres couples pour une fluidité digne d'un ballet néo-classique, certes plus proche d'un Kylián pour la gestuelle des bras ou d'une Keersmaeker pour ces chutes à rebonds, quand elle chorégraphie, au hasard, sur Schönberg par exemple. Gracieux, aérien, et envoûtant, ce magnifique acte distille son plaisir intemporel, tout à la fois hors du temps et profondément en phase avec l'immédiateté du présent.

Théâtre de Cornouaille / Lied Ballet

Lied Ballet ( chor. Thomas Lebrun)

Las, notre marcheur noir aura beau écarter les bras et sourire à sa belle, elle se dérobera à lui, nous replongeant dans le noir absolu et le silence glacé. Une alcôve apparaîtra entre deux piliers du cloître, dans laquelle une danseuse abandonnera sa robe noire pour un surprenant justaucorps bleu canard. Puis rejointe par la meute des autres danseurs dans le même appareil, y compris les hommes pour imposer une vision d'uniformité absolue, ce groupe ordonné débutera une marche martiale et robotisée doublement tournante (l'ensemble et les danseurs sur eux-mêmes) assez hypnotique. Sur une composition musicale vrombissante de David François Moreau, très éloigné du lied romantique, cette scène finale offre un curieux mélange de vision futuriste et de pas ancestraux plus proches de la danse baroque électrifiée que des chorégraphies actuelles. En apparence répétitive la gestuelle et la progression évolue sans cesse, en accélération progressive, en dislocation pour essaimer sur tout le plateau ou en ruptures de direction. La couleur vive renvoie à notre société actuelle, portée par la publicité incitant au zapping incessant et de plus en plus rapide ne laissant plus le temps à l'art de s'inscrire dans la durée, pour finir par tourner en rond et n'aller nulle part. Référence assumée à Lucinda Childs, cet acte clôt brillamment ce parcours croisé dans le temps par une évocation d'une antique post-moderne qui n'a eu de cesse de dénoncer la société de consumérisme, qui altère les différences et nous enferme à nouveau dans de nouvelles prisons sociales.

L'interprétation des neufs danseurs est sans faille dans l'engagement et la précision. Même si leurs propositions gestuelles sont parfois très divergentes, elles oscillent toujours entre préservation de l'individualité et soin apporter à la transmission du langage originel du chorégraphe. L'interprétation du poète solitaire maudit de Matthieu Patarozzi est inoubliable, et on remarque également Maxime Camo ou Anne-Sophie Lancelin (la petite robe noire...), mais c'est Léa Scher qui symbolise le mieux ce ballet et en constitue le fil conducteur, en tant qu'interprète de la bascule entre les deux premiers actes, du premier solo et pas de deux du deuxième acte, du retour vers la noirceur en prenant la pose figée main sur l'œil (la photo de l'affiche du ballet) et enfin de la conduite du corps de ballet bleu électrique du troisième.

S'emparant de thèmes ambitieux, tant dans la forme que dans le fond, osant et harmonisant tous les mélanges, cette œuvre de Thomas Lebrun mérite amplement son succès avignonnais et de poursuivre depuis sa tournée. Plus qu'une pièce de danse moderne, un vrai ballet contemporain.




Xavier Troisille © 2016, Dansomanie

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Théâtre de Cornouaille / Lied Ballet

Lied Ballet ( chor. Thomas Lebrun)




Lied Ballet
Musique : Alban Berg, Gustav Mahler, Giacinto Scelsi, Arnold Schönberg, David François Moreau
Chorégraphie : Thomas Lebrun
Costumes : Jeanne Guellaff
Lumières : Jean-Marc Serre
Son : Mélodie Souquet


Avec :  Maxime Camo, Anthony Cazaux, Raphaël Cottin, Anne- Emmanuelle Deroo
Yohann Têté, Anne Sophie Lancelin, Matthieu Patarozzi, Léa Scher


Musique enregistrée

Mardi 31 mai 2016, Théâtre de Cornouaille, Quimper


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