Après Avant toutes disparitions sa dernière création à Chaillot, replongeons-nous dans le Lied Ballet
de Thomas Lebrun, créé au Festival d'Avignon en 2014 et donné en cette
fin mai au Théâtre de Cornouaille de Quimper. La pièce prévue à
l'origine avec un ténor et un pianiste, un peu à l'image d'une de ses
créations précédentes La Jeune Fille et la Mort
pour un baryton et un quatuor à cordes, sera donnée ce soir-là pour la
première fois en format concert, en raison de l'indisposition du
chanteur. S'il est toujours plus appréciable de bénéficier de
l'interprétation en direct, le passage à la musique enregistrée permet
parfois de redécouvrir une pièce qui laisse ainsi plus d'espace à la
danse.
Et d'espace il est fortement question dans le propos de cette pièce, qui
s'interroge sur la dualité entre le populaire et l'élitisme, au travers
du parcours divergent entre ces deux formes d'art, musical et
chorégraphique, leur évolution dans la durée, le temps romantique et le
temps actuel, et enfin la place accordée au classicisme dans l'art
moderne. A cet effet le chorégraphe ne va pas hésiter à mélanger les
genres en multipliant les références académiques ou à l'histoire de la
danse, tout en scindant sa pièce en trois actes distincts chacun emprunt
d'un époque et d'un style marqué.
L'espace scénique est très classique, où les voûtes en pierres du lieu
de sa création laissent places à des tentures noires traditionnelles,
mais le plateau central est mis en valeur par de longues colonnes
cubiques qui l'entourent et lui redonnent l'aspect du Cloître des
Carmes. Ce découpage de l'espace apporte un effet de sas aux entrées et
sorties des interprètes parfaitement adapté au propos. Le jeu de lumière
est lui aussi standard, avec une boucle de jardin à cour pour rythmer
l'évolution du jour et quelques projecteurs verticaux pour figer les
mouvements. Le tapis de danse est blanc pour accentuer encore plus le
contraste entre clarté et obscurité.
Lied Ballet ( chor. Thomas Lebrun)
Dans un ballet en trois actes, le premier laisse
structurellement la part belle à la pantomime et à la présentation des
personnages. Cette pièce reste dans cette veine, même si côté figuratif
plus que narratif nous octroie une présentation des sentiments plus que
de réels caractères. Sur une musique lancinante de Giacinto Sclesi Chukrum,
se déploie une succession de photos de famille victorienne, prise dans
des pose figées, en romantiques tenues noire, à dentelles fines et
étoffes légères. L'essentiel du mouvement de cette première partie
consiste à courir occuper une position sur le plateau et étirer une
gestuelle excessivement lente et simpliste : bras qui se lève, corps qui
se penche, bouche qui s'ouvre dans un long cri funèbre. Dans cette
suite de tableaux picturaux et théâtraux, on décèle les thèmes
principaux de l'art romantique tendance nervalienne : souffrance, folie
et mort rodent sans cesse autour des membres de cette famille bourgeoise
qui perd ses membres, en retrouve d'autres, mais aussi enferme, comme
dans cette construction humaine mimant une maison de laquelle est
effrayé de sortir une interprète, ou exclue, comme ces regards terribles
portés à ceux qui prennent la liberté d'un chemin divergent.
Le
chorégraphe s'inspire d'une époque censément joyeuse, pour en extraire
les failles, imperfections et douleurs. Révélées par les visages
grimaçants, les corps torturés, mais aussi quelques détails des tenues :
le caractère androgyne du short d'un interprète masculin, la
dissymétrie des pans arrières de la petite robe noire d'une danseuse,
comme si elle s'était trompée en la boutonnant. Ce détail qui cloche,
cette noirceur, le caractère primaire de la gestuelle nous renvoie bien
plus loin que l'époque victorienne figurée. Plus loin aussi qu'une
réinterprétation de la nouvelle danse française, théâtrale et immobile,
ou Brumachon pour l'aspect pictural, bien plus loin que certaines
réminiscences sombres et strictes à la Cunningham, on pense à une forme
de préhistoire, celle de la danse classique, et l'époque où le mouvement
bouillonnait dans les corps et les âmes, mais n'avait pas encore été
libéré par la codification. Pas l'once d'une virtuosité dans ce premier
acte, mis à part dans l'engagement de l'interprétation tendue à
l'extrême des danseurs, qui appelle un grand niveau d'écoute, et
introduit efficacement l'acte suivant tout en accentuant le déséquilibre
de l'essence du romantisme vers la morbidité au détriment du bonheur.
Lied Ballet ( chor. Thomas Lebrun)
Mais après l'obscurantisme, viendra la lumière.
Des tenues pour commencer, qui sans se départir de leur élégante
légèreté virent au blanc ou au doré. L'homme vêtu en femme et la
dissymétrie de la robe sont toujours présents pour rappeler la
continuité, mais la transformation est radicale, comme dans cette
reprise de la construction humaine du premier acte, de laquelle la
danseuse sort cette fois mains tendues paumes ouvertes, vers une lumière
profuse qui provient autant de la scénographie que des interprètes
eux-mêmes. Radical changement aussi pour l'environnement musical, porté
dorénavant par la douce beauté des orchestrations de Gustav Malher ou
d'Alban Berg (les lieder du titre). Le passage à l'enregistrement permet
de se concentrer sur la danse et sa musicalité et là encore la
différence est radicale par rapport à la première partie. Reposant
désormais sur des solos ou des pas de deux fondamentalement
néo-classiques, le langage incorpore tout à ce qui a trait à
l'académisme en danse : les positions, des jetés, des portés, des
arabesques jusqu'à d'inattendus entrechats.
Ces petites pastilles se
télescopent avec une gestuelle plus contemporaine, pour un résultat qui
fascine et qui enthousiaste évidemment tout amateur de danse. Mais la
grande réussite de cette partie est d'avoir su créer une chorégraphie
qui se suffit en elle-même, au-delà de ces bonbons sucrés qui finissent
par interroger sur notre rapport au ballet classique aujourd'hui, qui se
résume parfois à une vaine course à la virtuosité sportive ou à la
perfection de lignes inertes. En choisissant d'ailleurs des compositeurs
atonaux, comme Arnold Schönberg, Thomas Lebrun brise également la
facilité d'un rendu juste joli pour appeler une réflexion sur les
sources de plaisir et remettre au centre l'apport de l'individu, ici
l'interprète. C'est effectivement en brisant la dés-harmonie familiale,
et en choisissant la rupture avec le groupe qu'une danseuse initie cet
acte, par un regard d'amour porté sur un danseur fascinant, poète à la
tête totalement courbée sous le poids des maux, grande silhouette
errante comme un cavalier sans tête et sans cheval, qui parcoure le
plateau d'un pas digne de la créature de Frankenstein. Elle ne le
rejoindra pas, mais un autre danseur pour un premier pas de deux
émouvant, auquel succéderont trois autres couples pour une fluidité
digne d'un ballet néo-classique, certes plus proche d'un Kylián pour la
gestuelle des bras ou d'une Keersmaeker pour ces chutes à rebonds, quand
elle chorégraphie, au hasard, sur Schönberg par exemple. Gracieux,
aérien, et envoûtant, ce magnifique acte distille son plaisir
intemporel, tout à la fois hors du temps et profondément en phase avec
l'immédiateté du présent.
Lied Ballet ( chor. Thomas Lebrun)
Las, notre marcheur noir aura beau écarter les
bras et sourire à sa belle, elle se dérobera à lui, nous replongeant
dans le noir absolu et le silence glacé. Une alcôve apparaîtra entre
deux piliers du cloître, dans laquelle une danseuse abandonnera sa robe
noire pour un surprenant justaucorps bleu canard. Puis rejointe par la
meute des autres danseurs dans le même appareil, y compris les hommes
pour imposer une vision d'uniformité absolue, ce groupe ordonné débutera
une marche martiale et robotisée doublement tournante (l'ensemble et
les danseurs sur eux-mêmes) assez hypnotique. Sur une composition
musicale vrombissante de David François Moreau, très éloigné du lied
romantique, cette scène finale offre un curieux mélange de vision
futuriste et de pas ancestraux plus proches de la danse baroque
électrifiée que des chorégraphies actuelles. En apparence répétitive la
gestuelle et la progression évolue sans cesse, en accélération
progressive, en dislocation pour essaimer sur tout le plateau ou en
ruptures de direction. La couleur vive renvoie à notre société actuelle,
portée par la publicité incitant au zapping incessant et de plus en
plus rapide ne laissant plus le temps à l'art de s'inscrire dans la
durée, pour finir par tourner en rond et n'aller nulle part. Référence
assumée à Lucinda Childs, cet acte clôt brillamment ce parcours croisé
dans le temps par une évocation d'une antique post-moderne qui n'a eu de
cesse de dénoncer la société de consumérisme, qui altère les
différences et nous enferme à nouveau dans de nouvelles prisons
sociales.
L'interprétation des neufs danseurs est sans faille dans l'engagement et
la précision. Même si leurs propositions gestuelles sont parfois très
divergentes, elles oscillent toujours entre préservation de
l'individualité et soin apporter à la transmission du langage originel
du chorégraphe. L'interprétation du poète solitaire maudit de Matthieu
Patarozzi est inoubliable, et on remarque également Maxime Camo ou
Anne-Sophie Lancelin (la petite robe noire...), mais c'est Léa Scher qui
symbolise le mieux ce ballet et en constitue le fil conducteur, en tant
qu'interprète de la bascule entre les deux premiers actes, du premier
solo et pas de deux du deuxième acte, du retour vers la noirceur en
prenant la pose figée main sur l'œil (la photo de l'affiche du ballet)
et enfin de la conduite du corps de ballet bleu électrique du troisième.
S'emparant de thèmes ambitieux, tant dans la forme que dans le fond,
osant et harmonisant tous les mélanges, cette œuvre de Thomas Lebrun
mérite amplement son succès avignonnais et de poursuivre depuis sa
tournée. Plus qu'une pièce de danse moderne, un vrai ballet
contemporain.
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie