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Avant toutes disparitions (Thomas Lebrun)
17 mai 2016 : Avant toutes disparitions, de Th. Lebrun au Théâtre de Chaillot (Paris)
Avant toutes dispartitions (chor. Thomas Lebrun)
Le Théâtre de Chaillot accueille pour la
quatrième fois en cinq ans le chorégraphe Thomas Lebrun, qui y présente
une création intitulée Avant toutes disparitions.
Directeur du Centre Chorégraphique National de Tours, celui-ci
enchaîne les créations dans les lieux prestigieux depuis La jeune fille et la mort ici même en 2012, Lied Ballet
remarqué à Avignon en 2014 et qui tourne toujours dans
différents théâtres, et avant de mettre en
scène Les Fêtes d'Hébé
à l'Opéra de Paris la saison prochaine, où il sera le seul chorégraphe
invité à la mise en scène d'un opéra avec Anne Teresa de Keersmaeker.
En attendant c'est un pur ballet de chorégraphe qu'il nous propose, même
s'il se dédouble pour l'occasion car il a choisi de partager la scène
avec ses danseurs, au milieu desquels se dresse Daniel Larrieu, figure
de la nouvelle danse française, ancien directeur du CCNT, et auteur
entre autre de la danse aquatique de Waterproof.
C'est d'ailleurs lui qui ouvre le bal avec son ancienne complice Odile
Azagury sur un rectangle de pelouse occupant la majeure partie du
plateau. Celle-ci quittera la scène régulièrement d'un pas très lent
pour rapporter un petit pot de fleurs qu'elle lui confiera et qu'il ira
disposer à sa guise sur ce pré vert, imperturbable derrière son nœud
papillon et sa barbe blanche. D'une intense tranquillité, cette scène se
reproduira une vingtaine de fois, avec pour guise de rupture un refus
de sa part ou une initiative de la danseuse.
Lente et patiente création d'un jardin à la
française, ou fleurissement d'un cimetière à l'américaine, rapide
raccourci de vies passées et perdues ? Leur pas de deux initial, entamé
dans des tenues de soirées, sur une douce musique, et emprunt d'une
gestuelle contenue, portée par le grâce des danseurs d'un autre âge, fer
pencher pour la première hypothèse. Mais la douceur de la rencontre ou
leurs tendres enlacements laissent déjà affleurer une violence retenue,
celle du rapport à l'autre, symbolisée ici au sein de ce couple, ermite
au beau milieu d'une société qui défile et qui l'ignore encore. Mais ce
défilé des autres danseurs de la pièce tournant inlassablement autour
d'un mur placé dans le lointain, toujours de cour à jardin côté visible,
en une spirale infinie et sans cesse renouvelée par la composition des
interprètes, tant pour leur présence que pour leur gestuelle. En
accélération progressive cette suite d'apparition et de disparitions au
pas, cadencé, saccadé, à la course, en rampant donne l'illusion d'un
livre d'histoire à ciel ouvert, évoquant par ces costumes ternes les
sombres heures d'une famille soudainement en proie à la guerre, et ses
souffrances, la perte de l'être cher et la folie. Corps qui se baissent
sous la mitraille, corps qui tombent et ne se relèvent pas tous, couples
qui se font et se délitent, fratries qui se composent et se perdent,
jusqu'à la tristesse de la nudité de quelques corps fragilement exposés.
Seule interprète à rompre le flot en tentant de rebrousser chemin, une
danseuse ayant perdu un père, un compagnon ou un fils, et le cherchant
dans un désespoir poignant, dont le cri est rendu muet par une main qui
le bâillonne, joli photo de l'affiche du spectacle rappelant celle de Lied Ballet,
où la main était sur l'œil. Cette fugue ininterrompue contraste avec la
sérénité du couple de sages au premier plan, qui continuent leur manège
indifférent à cette vie qui s'écoule derrière eux dans le drame qui
vient effacer le bonheur, tels des ermites au beau milieu de la foule,
protégées par la limite invisible de leur carré de verdure, instituée
par la seule force de leur esprit, et celui du spectateur totalement
inscrit dans cette double vision.
A la première danseuse qui osera prendre pied sur
ce tapis herbu, il en sera fini de leur tranquillité, et sur une une
musique arythmique, ils deviendront à leur tour spectateurs de cette
famille turbulente soudain reconstituée dans l'espace comme dans la
temporalité, dans un agencement structuré de déplacements d'ensemble qui
arpentent en tous sens leur pré. La gestuelle est enlevée et précise,
parfois aérienne, mais la cadence des déplacements est sans cesse
interrompue par un retrait, un pas en arrière, avant de se relancer pour
des rondes souvent carrées. L'image de la danse baroque s'impose pour
cette scène, qui prend autant par l'occupation du plateau travaillée au
cordeau que pour l'impression de montée en puissance de cette ligne
initiale qui se transformer en une deuxième dimension lui conférant sa
portée universelle : ce n'est plus une famille qui défile mais
l'ensemble d'une tribu qui tente d'occuper l'espace pour ne pas se
laisser dissoudre, malgré ses incessants changements de sens.
Le point central du ballet est un nouveau pas de deux, qui reprend la
gestuelle de l'initial, en l'accentuant : les points de rencontre sont
plus intenses, les portés plus tendus, les tenus de la danseuse par la
nuque soumis à des bras plus puissants, mais sans se départir d'une
douceur qui affleure. Incarné par Thomas Lebrun et Anne-Sophie Lancelin,
cette troisième scène n'est pas le point culminant de la pièce, du fait
d'un vague sentiment de redite de la gestuelle, mais fait figure de
respiration et de rebond, d'ouverture vers l'avenir et de
contemporanéité nouvellement identifiée. Le duo laissera place à une
jeunesse exaltée, en tenues évoquant les années glorieuses, plus vives,
colorées, courtes aussi, pour une très longue scène d'agapes et de
festivités, entre transe de festival de techno, coïts simulés sans
séduction, chocs, agressions et brutalités, assumées par des bras qui
scandent l'air par triplés répétés ou le martèlement des pieds. Sur une
musique répétitive et une boucle de chanson au refrain insistant, cet
hymne à la barbarie de la jeunesse abandonne toute tenue, et plonge dans
la jouissance élégiaque d'un monde sorti de la guerre et pas encore
contraint par la maladie. Mais cette scène sensée représenter l'apogée
du plaisir finit par se dilater dans une extase forcée aux traits
grossiers à force d'être soulignés comme pour mieux dénoncer ces
évasions factices, et qui laisse tant le spectateur exsangue que le
plateau dévasté.
Disparu le jardin d'Eden des dieux et déesses antiques et intemporels,
place au champ de guerre au petit matin et son nuage de brume dans
lequel se distinguent ensuite lentement quatre silhouettes. Cette
cinquième et ultime scène est donc un pas de quatre avec les interprètes
des pas de deux réunis. Dans des tenues bouddhistes noires, pieds nus
sur cette étendue mi-marécage mi-nuage, ce pas de grâce marque le retour
à une prenante lenteur et se démarque par sa spiritualité. Si les
couples se reforment par instant pour relancer la sensation de vagues
sur gazon, c'est le pas de deux entre les deux chorégraphes masculins
qui l'élèvera au sommet. Glissant sur les effluves des histoires
passées, roulant au sol en parallèle, s'affrontant par la même poursuite
de légèreté de leurs êtres, ces deux corps atypiques, nous révèlent
dans un parfait unisson la beauté d'un souvenir ou le rêve d'un monde
englouti. Le final à l'avant-scène dans une fumée de plus en plus
épaisse et un éclairage de plus en plus assombri les transformera en
ombres chinoises achevant ainsi leur évanescence.
Clara Furey dans Roméo et Juliette (chor. Catherine Gaudet et Jérémie Niel)
Comme souvent chez Thomas Lebrun, sa chorégraphie
est construite autour de scènes très marquées et donc très contrastées,
entre fluidité et heurts comme c'était déjà le cas dans Lied Ballet,
à ceci près que la danse-théâtre a été totalement abandonnée au profit
du mouvement, malgré un univers global (scénographie, thématiques,
dé-construction des scènes) qui évoque éminemment Pina Bausch. A la
lenteur des scènes initiales et finales, deux réussites intégrales,
s'opposent l'intensité de la deuxième et surtout la frénésie de la
quatrième, sans doute la moins captivante sur la durée. L'ensemble est
brillamment bâti en termes de jeux d'occupation du plateau, de
composition des scènes et d'évolutivité. Comme défauts quelques redites
émaillent les scènes de groupe, en particulier la dernière, et allongent
la durée, assumée, de la pièce (1h30 sans entracte), bien plus que les
lenteurs évoquées auxquelles on s'abandonne avec plaisir. Les
interprètes sont tous à l'unisson, avec outre ceux précités une
préférence pour Anthony Cazaux dont la gravité du danseur de petit
gabarit sied parfaitement au sujet ou Lea Scher et sa théâtralisation de
la folie. L'apport de Thomas Lebrun en scène est indéniable dans les
scènes de groupe et apporte sa puissance aux ensembles, sans qu'il ne
mange trop la scène. En revanche le pas de deux rend plus dubitatif,
comme toujours ou presque dans cette situation, quant au couple entre le
chorégraphe/interprète et la pure danseuse, que l'on ressent parfois
prise entre deux désirs, suivre les pas à la lettre ou s'adapter à la
proposition gestuelle de son "maître de ballet" de l'instant. Le pas de
quatre sera lui bien plus accompli en terme de partenariat et rendra à
Anne-Sophie Lancelin son rôle de pièce maîtresse du ballet.
Au début était un homme, puis une femme, ils devinrent deux, parfois
quatre, ils furent parfois seuls, souvent ensemble, avant que tout ce
songe incarné ne s'évanouisse. Avant toutes disparitions ? la vie tout
simplement.
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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Avant toutes disparitions
Musique : Scanner, David Lang, Julia Wolfe, Michael Gordon, McKinney's Cotton Pickers
Chorégraphie et scénographie : Thomas Lebrun
Costumes : Jeanne Guellaff
Lumières : Jean-Marc Serre
Avec : Odile Azarguy, Maxime Camo, Anthony Cazaux, Raphaël Cottin
Anne-Emmanuelle Deroo, Anne-Sophie Lancellin, Daniel Larrieu, Thomas Lebrun
Matthieu Patarozzi, Léa Scher, Yohann Têté, Julien-Henri Vu Van Dong
Musique enregistrée
Mardi 17 mai 2016 , Théâtre National de Chaillot, Paris
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