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Tanztheater Wuppertal - Pina Bausch
07 mai 2016 : Agua, de Pina Bausch, au Théâtre de la Ville (Paris)

Reprenant la formule de l'an passé, le Théâtre de
la Ville invite le Tanztheater Wuppertal pour deux séries de
représentations dont l'une délocalisée au Châtelet, avec au programme Água et Auf Dem Gebirge Hat Man Ein Geschrei Gehört
ou, en français, "L'eau" et "Sur la montagne on entendit un hurlement".
La première des deux s'ouvrait le 7 mai au Théâtre de la Ville qu'on
l'on pourrait rebaptiser "Temple de la Ville" tant les spectacles de
Pina Bausch y génèrent toujours une atmosphère particulière. Água
ne déroge pas à la règle, d'autant plus que la scène a été allongée au
maximum vers la salle, et vient se heurter aux gradins supprimant de
fait les trois premières rangées de sièges et obligeant le spectateur à
marcher sur le plateau immaculé pour gagner son escalier, le renvoyant
aussitôt à la vague sensation du touriste déambulant dans un lieu de
culte.
Agua (chor. Pina Bausch)
De tourisme il sera question dans cette œuvre
créée en 2001 qui appartient au cycle des pièces voyageuses de la
chorégraphe, initié dès 1986 et Viktor
sur Rome, qui sera d'ailleurs présenté en septembre au Châtelet pour
l'ouverture de la saison itinérante 16/17 du joliment appelé "Théâtre
dans la Ville", et surtout avec Palermo Palermo
en 1989 sur la Sicile. Au-delà du repère temporel, ces pièces se
caractérisent par une rupture de style et un retour progressif à une
plus grande présence de la danse, mais portée essentiellement par des
solos et non plus les ensembles processionnels souvent accompagnés de
légers mouvements de bras ou de mains, qui seront à l'honneur dans Gebirge, pièce de la pure période Tanztheater (1984).
Dans la continuité de ce proscenium circulaire très avancé, la scène est
totalement blanche et fermée par un mur incurvé quasi continu, pour une
forme d'hémicycle géant support à une projection anamorphique de prises
de vue brésiliennes. Celles-ci sont marquées par un mouvement continu
quasi permanent et une obsession pour la répétitivité (les branches d'un
même palmier en gros plan pendant près de trente minutes, des enfants
dansant une samba inaudible en boucle, des pêcheurs ballottés par les
vagues ou le survol du Mato Grosso et de l'Amazone sans que l'on sache
très bien distinguer s'il s'agit de nouveaux paysages ou d'une boucle
d'images). Elles génèrent d'emblée ce laisser-aller vers le mouvement et
l'attraction de l'élément liquide, qui tranchent si fortement avec les
scénographies aussi figées qu'accessoirisées habituelles dans les décors
de Peter Pabst. Les costumes des interprètes seront eux très conformes
aux productions standard de Marion Cito avec ces robes systématiquement
longues pour les dames, mais en cette latitude les hommes ont eux
délaissés le complet pour la chemisette. L'accompagnement musical sera
composée d'un patchwork de musiques traditionnelles brésiliennes
rythmées ou de mélodies plus populaires, mais aussi d'un jazz équatorial
lancinant jusqu'à un blues obsédant, mais l'originel, celui du delta,
qu'importe qu'il ne soit pas du même fleuve.
Agua (chor. Pina Bausch)
La pièce s'ouvre par un premier solo de danse,
confié à Regina Advento, la brésilienne de la compagnie, qui introduit
la gestuelle connue, buste renversé tête en arrière, mais mâtinée ici
d'une énergie lui conférant un côté très terrestre, qui tranche avec le
thème de l'œuvre. Suivront plusieurs solos intégrant le langage de la
chorégraphe à la gestuelle propre des interprètes et parfois surprenants
de virtuosité, entrecoupés systématiquement par des saynètes théâtrales
mettant en scène les classiques bauschiens par le mime ou la parole :
folie, violence, désir, nostalgie, amour et évidemment humour. A ce jeu
les interprètes historiques s'imposent assez largement comme Julie
Shanahan, impeccable de distinction et d'élégance tout en découpant
rageusement une table en bois à la scie ou Cristiana Morganti, aussi
volubile au théâtre que moelleuse dans sa danse. Quelques scènes dansées
à plusieurs viennent rompre cet agencement cyclique, à deux avec Jorge
Puerta Armenta et Daphnis Kokkinos dont la gestuelle dansée en fait
peut-être l'interprète masculin le plus proche de la source, ou en
groupe pour donner lieu à quelques sauts la tête en bas dans lesquels le
physique atypique d'Anna Wehsarg la distingue tout particulièrement.
Impossible de rendre compte de ces premières scènes sans citer les
interprètes principaux, souvent les plus anciens, car ce sont eux qui
tiennent à flot la première partie. Si tous parviennent à transmettre la
flamme du Tanztheater, dans cette pièce seuls les plus vieux compagnons
parviennent à mettre le feu au plateau. Non pas que cette dernière
manque de talent, mais cette succession de solos dansés et de saynètes
humoristiques semblent couler sans heurt (comme certaines sorties des
danseurs souvent en catimini sans que l'on sache si leur solo est fini
ou non), et sans la magie habituelle de la créatrice. On se prend même à
penser à d'autres références chorégraphiques, les post-modernes
américains, Alvin Ailey... ce qui est très rare dans ses pièces (c'est
plutôt toujours l'inverse). Le clin d'œil à la superficialité du culte
du corps fait sourire lors de la scène de la plage, mais on va à cette
dernière en sofa blanc, sur fond d'images vidéos, ce qui renvoie à la
superficialité du cliché que l'on visionnerait depuis notre vieille
Europe.
Agua (chor. Pina Bausch)
Une scène d'anthologie, où la danse de Cristiana
Morganti est constamment interrompue par Julie Shanahan qui vient nous
confier ses regrets et traumatismes de jeunesse jusqu'à ce qu'une
espiègle Ditta Miranda Jasjfi vienne lui piquer sa musique, marque
l'apogée de cette partie, avec un solo d'Ophelia Young en robe blanche
dans une scène soudainement vierge de toute projection et écarlate de
blancheur, porté par une gestuelle minutieuse des doigts et
d'inhabituelles inclinaisons de buste sur le côté. Mais globalement
l'esprit brésilien ne transpire qu'assez peu dans ces survols des villes
côtières qui restent à l'état de cartes postales. Dont la photo et le
texte serait signés Pina Bausch tout de même, mais il y manque un
surcroît d'âme pour permettre à la pièce d'atteindre le niveau auquel on
est habitué.
Comme si l'insouciance et la légèreté n'était définitivement pas
l'apanage naturel de la chorégraphe qui ne parvient pas vraiment à
laisser sa pièce s'y abandonner. Et c'est lorsqu'elle va reprendre son
travail de fouisseuse de l'âme humaine que l'intensité va faire un bond.
Pour cela retour au terrain connu de la soirée européenne, qui pourrait
avoir lieu n'importe où, pourvu qu'il y ait la misère affective, de
l'alcool et des cigarettes, du rouge à lèvre et des talons aiguilles, et
surtout des glaçons pour éteindre les braises du désir. Mais la toile
de fond brésilien sera bien mise en scène, cette fois par une élévation
des murs et l'abandon de fait de la vidéo pour laisser place à un décor
de palétuviers en plastique pas très éloigné du jardin de Two Cigarettes in the Dark
pour une soirée fustigeant collectivement le néo-colonialisme et se
moquant individuellement de tous nos tics de société et de séduction. La
solitude de la couche, constante chez la créatrice, sera aussi reprise à
deux occasions. Et comme toujours chez l'allemande elle fait mouche en
évoquant dans ce type de scène les failles et les incohérences de nos
existences, ici le spleen qui s'empare systématiquement de l'expatrié
malgré les attraits du "pays de rêve".
Agua (chor. Pina Bausch)
L'entracte coupera un peu cet élan retrouvé, mais
avec une pièce de 2h50 il s'avère indispensable. Si l'on repart comme
initialement avec quelques alternances de scènes de danse et de sketch,
le mouvement entamé se poursuit en même temps que l'on quitte la côte
pour s'enfoncer dans la forêt et remonter à la source du fleuve et en
quête d'un quelconque mystère. Les danses s'enchaînent maintenant sur
des images d'animaux, du vol d'ibis aux chimpanzés, jusqu'au jaguar
projeté sur Helena Pikon, pas la moins féline. L'humour ne s'absente pas
avec un pneu offert en guise de cadeau moquant la matérialité de
l'existence, mis en balance avec le simple plaisir d'atteindre le sommet
d'un mât de cocagne sans autre gain que saluer son voisin. Même si
c'est encore une fois Cristiana Morganti qui emporte tout avec un numéro
de touriste ayant trouvé une clairière idéale pour se reposer mais
rencontrant mille difficultés à trouver le sommeil dans une jungle qui
jacasse plus qu'elle ! Quelques passages moins réussis nous feront
perdre par instant le cours de cette quête, comme l'apparition d'un
Mowgli suspendu à son palmier ou une quotidienneté pas vraiment
transcendée, mais la reprise des danses de groupes du début en
séquencement accéléré autant que le flot des images d'avion remontant
inexorablement le fleuve continuera de nous entraîner vers l'apogée de
la scène finale.
Celle-ci débute par des jeux d'arrosage à partir de bouteilles
renversées ou projetées les uns sur les autres, y compris par des
projections buccales jusqu'à ce que la troupe de plus en plus joyeuse ne
construise avec des gouttières en bois une cataracte limpide. Ces
gosses, innocents et radieux, verront leurs jeux interrompus une
première fois par un Michael Carter en costume, sombre pion figure
d'autorité, mais probablement aussi du surmoi de Pina, qui ne se laisse
pas aussi facilement aller au simple plaisir. Mais il quittera le
plateau et avec lui toute réticence à la joie, pour une réouverture de
cette source de vie, étape ultime du voyage, en forme d'exutoire
atteignant enfin le mysticisme de cette contrée. Sur un plateau inondé,
dans des tenues trempées et transparentes, les 25 interprètes se
poseront enfin sur des tables de jardin petites et circulaires, comme
autant de scènes réduites à l'échelle individuelle, et sur un blues
profond et entraînant, pour une dernière danse "des pieds de table",
ondoyante, jubilatoire et, à l'image de l'eau, purificatrice.
Cette pièce parvient dans sa deuxième partie à
éviter l'écueil de l'écriture parfois automatique et au propos
simplement esquissé des premiers enchaînements. Comme si Pina Bausch
avait essentiellement retenu de la culture brésilienne le charme du
plaisir immédiat, du renoncement et d'une grande absence de complexe.
Alors pourquoi attaquer au scalpel de son écriture les défauts des
hommes, universels, mais qui s'exposent ici avec sourire, innocence et
gourmandise ? De par son univers, son thème sa danse profuse et son
contenu touffu, Água, œuvre la
plus accessible de son répertoire hors purs ballets, constitue une
parenthèse heureuse et une parfaite introduction au travail de Pina
Bausch. Contemplative sans virulence, plaisante mais pas bouleversante
elle sera d'ailleurs le parfait contrepoint de Gebirge,
deuxième partie du diptyque présenté par le Tanztheater Wuppertal qui,
même soutenu par une composition moins puissante qu'à l'accoutumé, reste
un régal pour tout amateur de théâtre vivant.
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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intellectuelle.
Agua
Musique : musique brésilienne, Baden Powell, Caetano Veloso, David Byrne, Gilberto Gil
Bebel Gilberto, Nana Vasconcelos, Antonio Carlos Jobim, Luiz Bonfa, Bob Brookmeyer, Tom Ze
Grupo Batuque, Carlinhos Brown et Rosanna & ZeIia, Susana Barca, Amon Tobin
Bugge Wesseltoft, Sidsel Endresen, Julien Jacob, Mickey Hart, Tom Waits, Lura, The Tiger Lillies
St Germain, Leftfield, Troublemakers, PJ Harvey, Kenny Burrell and Ike Quebee, Chi-Ling Lui
Mise en scène et chorégraphie : Pina Bausch
Décors : Peter Pabst
Costumes : Marion Cito
Avec : Regina Advento, Pablo Aran Gimeno, Andrey Berezin, Damiano Ottavio Bigi
Michael Carter, Çağdaş Ermis, Silvia Farias Heredia, Jonathan Fredrickson
Ditta Miranda Jasjfi, Nayoung Kim, Daphnis Kokkinos, Cristiana Morganti
Blanca Noguerol Ramírez, Helena Pikon,Jorge Puerta Armenta, Franko Schmidt
Azusa Seyama, Julie Shanahan, Julie Anne Stanzak, Julian Stierle, Michael Strecker
Fernando Suels Mendoza, Anna Wehsarg, Paul White, Ophelia Young
Tanztheater Wuppertal
Musique enregistrée
Samedi 07 mai 2016 , Théâtre de la Ville, Paris
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